Des « musiques traditionnelles » aux instrumentistes « traditionnel.le.s » : enjeux de définition
Les musiques grecques et la « grécité » des musiques sont depuis l’établissement de l’État grec en 1830 (et même avant, pendant la construction des discours et des luttes pour la création d’un État grec indépendant) objets de controverses incessantes. Si les questions de la langue, de la religion et l’élaboration de la continuité du récit historique national ont été les piliers de la construction de l’État-nation, la musique mais aussi les danses et les coutumes ont été partie prenantes de ces débats. La question de la définition de la nation grecque est l’objet de tensions dans les discours intellectuels et politiques. Sans revenir sur la socio-histoire de ces débats et leur confrontation aux pratiques, il est important de noter que ceux-ci sont traversés par une tension constante autour de la définition de l’identité grecque et de ses expressions culturelles, tiraillées entre Occident et Orient, entre orientalisme3 et occidentalisme et entre balkanisme4 et occidentalisme. Cette tension est réactualisée et revisitée à nouveaux frais régulièrement pendant toute l’histoire de l’État grec moderne tant par le « regard extérieur », c’est-à-dire des grandes puissances occidentales, que par les élites politiques et culturelles locales qui la coproduisent5. Parmi les discours savants qui contribuent depuis l’intérieur comme depuis l’étranger à ces débats, on trouve principalement ceux des historien.ne.s et ceux des études folkloriques, laografia en grec, devenus par la suite la discipline anthropologique1.
Poser rapidement ce contexte permet de comprendre comment la musique se trouve également prise dans ces controverses, tant en termes de discours que de pratiques. Dans le cadre de cette thèse, l’étude de la féminisation du jeu d’instruments traditionnels appelle une définition préalable des « instruments traditionnels » et du contexte historique, social et musical dans lesquels elle s’inscrit.
Quelle(s) musique(s) grecque(s) ?
La présente recherche, conduite de la fin des années 2000 à aujourd’hui, concerne des femmes joueuses d’une variété d’instruments qui sont couramment désignés comme traditionnels » par les instrumentistes eux-mêmes et elles-mêmes. Le terme « traditionnel » devient une catégorie musicale à partir des années 1980 à l’occasion d’un mouvement de renouveau. Pour en saisir les frontières, il convient donc de replacer les « musiques traditionnelles » dans le paysage musical grec.
L’ethnomusicologue Eleni Kallimopoulou a cartographié le marché grec contemporain de la musique, en dehors des musiques traditionnelles, comme suit : « une grande part est occupée par la musique pop grecque, une forme hybride alliant des paroles grecques avec des influences pop-rock occidentales et/ou des éléments orientaux – principalement égyptiens et arabesques turques2. La musique populaire (laïko) occupe une place centrale également, cette musique occupant un espace allant de ce qui est considéré comme un style plus authentique et en quelque sorte une suite du rempetiko, jusqu’à une version plutôt proche de la pop grecque décrite ci-dessus. La pop grecque et le laïko ont leur propre star-system ainsi qu’une industrie florissante de divertissement en nightclubs. Entehno1 (signifiant littéralement ‘artistique’) est un genre de musique d’auteur qui combine des éléments de musique savante occidentale avec de formes musicales grecques et de la poésie. Les exemples les plus représentatifs de cette musique sont des compositeurs ayant suivi une formation de musique classique comme Mikis Theodorakis et Manos Hatzidakis. L’héritier de ce style est la ‘chanson grecque de qualité’ (poiotiko tragoudi), par opposition à ‘chanson commerciale’ (emporiko tragoudi) – même si ces frontières peuvent s’avérer relativement floues – et connait également un succès considérable, surtout auprès d’un public de milieu urbain ayant un goût musical cultivé. On peut également ajouter à ces styles une variété de styles musicaux étrangers, notamment anglais et américains (rock, pop, jazz et plus récemment les musiques du monde dit ethnik) ainsi que, pour un public beaucoup plus restreint, la musique classique européenne »2. Ce cadrage lui permet de poursuivre sur la place des musiques traditionnelles dans le marché grec de la musique comme étant « relativement restreinte mais solide »3.
Les contours de la catégorie « musiques traditionnelles » en Grèce autour des années 2010 peuvent être définis par les styles musicaux qui la composent, les lieux et pratiques de leur production et les instruments de musique. Le terme « musiques traditionnelles » est utilisé au pluriel ici dans son acception française comme catégorie utilisée pour classer les styles4 musicaux5. Ce terme utilisé à partir des années 1980 en France comme en Grèce connait néanmoins des dénominations plus ou moins strictes ou élargies et évoluant avec le temps telles que « musiques de traditions orales », « musiques du peuple » rurales ou urbaines, « musiques folkloriques », « musiques extra-européennes », « musiques de traditions locales », etc. Les « musiques traditionnelles » grecques comprennent un large spectre d’influences de styles musicaux anciens ainsi que de leurs revisites ou renouveaux depuis les années 1970. Leur classification établie ici reprend des catégories co-construites historiquement par des spécialistes de la musique et/ou des intermédiaires culturels du monde de la musique. Ces catégories portent les traces de débats et d’enjeux idéologiques et politiques autour de la construction de l’identité nationale grecque, mais aussi de la définition de « peuple » et de « populaire » vues par les élites intellectuelles et politiques, oscillant entre les « pièges » du populisme et du misérabilisme1.
Le style des paradosiaka et ses musiciennes
Selon Eleni Kallimopoulou, le mouvement de renouveau des musiques traditionnelles qui émerge à partir des années 1980, appelé paradosiaka, « incarne un style musical urbain qui a émergé dans la Grèce post-dictatoriale en raison de l’intérêt renouvelé qu’une partie de la jeunesse athénienne trouvait à explorer et à mettre en valeur diverses traditions musicales de la Grèce et de l’Asie Mineure. L’importation et l’appropriation de nombreux instruments ‘orientaux’ que l’on trouvait à l’époque principalement en Turquie furent un élément central de ce style. Ceci a entraîné la formation d’un style musical syncrétique fondé sur une variété de styles et de répertoires urbains et ruraux de Grèce et de Turquie. Il incorpore également des compositions nouvelles, de l’improvisation et des expérimentations avec les techniques de jeu des instruments orientaux »2.
Ce renouveau de la musique traditionnelle en Grèce émerge dans les années 1980 à Athènes. Pendant la dictature des Colonels (1967-1974), des musicien.ne.s proches de la gauche grecque commencent à utiliser des instruments, des rythmes ou des mélodies traditionnelles et populaires. La jeunesse qui se mobilise contre la dictature compose un répertoire associé à cette résistance fait de chansons de Mikis Theodorakis, utilisant le mpouzouki dans ses compositions, de chansons de rempetiko et des chansons traditionnelles, notamment crétoises, chantées par Nikos Xylouris, par exemple. Après la chute de la dictature en 1974 puis avec l’arrivée au pouvoir du parti socialiste en 1981, les musiques populaires et le dimotiko connaissent une diffusion large avec des concerts, des enregistrements ou des rééditions discographiques et une réinterprétation par des mouvements de renouveaux : d’un côté, un renouveau du rempetiko1 dès les années 1970 ; et de l’autre le renouveau de la musique traditionnelle, ou paradosiaka, au milieu des années 1980. Ce second renouveau se constitue par l’hybridation de certains répertoires et instruments de trois univers musicaux préexistants : le dimotiko de certaines régions, le smyrnaiiko et la musique savante ottomane.
Le dimotiko2 [tragoudi], qui signifie « chanson populaire », renvoie à l’ensemble des musiques rurales de tradition orale. Ce terme regroupe toutes les traditions musicales des régions de la Grèce et des régions où des populations grecques ont vécu jusqu’aux premières décennies du 20ème siècle3. Les chansons et musiques de dimotiko, ainsi que les danses qui leurs sont associées, sont celles jouées dans les contextes et occasions formelles de la vie rurale, telles que les fêtes religieuses et les fêtes des saint.e.s patron.ne.s des églises, les rituels associés au cycle de la vie (naissance, baptême, mariage, décès), ou dans les contextes informels tels que la vie du kafeneio [cafés]4 ou des activités de travail. Le dimotiko est encore présent en Grèce aujourd’hui sous différentes formes. Parmi ses fonctions premières, on le retrouve encore dans les fêtes-bals de villages appelées panigyria ainsi que dans les fêtes de mariage célébrés en milieu rural et en milieu urbain. De plus, suivant le mouvement de l’exode rural, des musiciens de dimotiko se sont installés dans les grandes villes et jouent dans des nightclubs, qui ressemblent à ceux où l’on peut écouter du laïko ou de la pop grecque, s’adressant à un public populaire issu de la ruralité. Ainsi à Athènes ces musiciens sont notamment dans des clubs de neo-dimotiko reprenant des musiques de la Grèce continentale ou spécialisés dans la musique crétoise. Les collections d’enregistrements de chansons traditionnelles par des folkloristes puis des ethnomusicologues ont également transformé le dimotiko en objet d’étude. Ces enregistrements ont donné lieu à des éditions discographiques et à des reproductions lors de concerts ou d’enregistrements de disques.
Les paradosiaka s’inspirent également du smyrnaiiko, inscrit dans les traditions de musiques populaires urbaines. Elles comprennent le smyrnaiiko1, le rempetiko2 et le laïko3. Smyrnaiiko fait référence aux musiques et chansons populaires associées à la communauté grecque orthodoxe des grandes villes de l’Empire ottoman, telles que Smyrne4, Constantinople5 ou Thessalonique6. Ce style s’est développé entre le milieu du 19ème siècle et jusqu’en 1923 dans ces villes, puis en Grèce à Athènes et Thessalonique jusqu’au milieu du 20ème siècle. L’émergence et le développement de ce style musical tient à la constitution d’un milieu du divertissement dans ces trois grandes villes et a profité également du développement de l’industrie discographique. Les instruments centraux de ce style sont le violon, le santouri, le mantolino et la guitare, mais d’autres instruments sont également présents. Le rempetiko émerge dans les milieux marginaux des grands ports de Grèce, et notamment Le Pirée et Thessalonique à la toute fin du 19ème siècle et jusque dans les années 1950. Souvent comparé dans la littérature internationale au blues ou au fado, il a comme principale caractéristique musicale la centralité du mpouzouki comme instrument mélodique accompagnant le chant. Ce style musical se développe au cours du 20ème siècle et se « normalise » après avoir été stigmatisé, voire interdit, pendant les premières décennies du siècle dernier. Il laisse néanmoins sa place dans les années 1950-1960 au laïko, style de chansons également centrées autour du mpouzouki, bénéficiant d’un large succès commercial et d’une forte promotion par les industries de la musique et du cinéma. Enfin, le renouveau de la musique traditionnelle intègre le répertoire et les instruments d’une partie de la musique ottomane savante, ou musique classique turque. Celle-ci était la musique de la cour du Sultan de l’Empire ottoman et des élites urbaines7. Cette tradition savante, entretenue par un milieu de la musique classique en Turquie, n’était ni pratiquée ni écoutée en Grèce au moment de l’émergence des paradosiaka.
Les paradosiaka se forment initialement autour de trois projets musicaux : le groupe Dynameis tou Aigaiou, et leur disque éponyme de chansons de traditions urbaines et rurales d’Asie Mineure et de la mer Égée ; le musicien irlandais installé en Grèce joueur de kritiki lyra Ross Daly ; le groupe Bosphore qui joue et enregistre sous la direction artistique du grec Nikiforos Metaxas des compositions musicales savantes de musique ottomane, écrites par des compositeurs grecs orthodoxes d’Istanbul. Ils se forment donc initialement autour de l’introduction dans la scène musicale grecque d’instruments dits « orientaux »1, originaires et importés de Turquie et presque pas, ou plus, présents dans les traditions locales de Grèce. Cette tradition « inventée », pour reprendre la formule d’Eric Hobsbawm2, construit un répertoire autour de chansons dimotika principalement des îles grecques de la mer Égée, de la Crète, de la Thrace et d’Asie Mineure ainsi que de musiques populaires comme le smyrnaiiko ou savantes comme la musique savante ottomane. Au fur et à mesure que ce milieu s’élargit, une controverse émerge quant au système théorique à utiliser afin de comprendre et transmettre cette musique. La théorie de la musique des chants ecclésiastiques (ou musique byzantine) est alors introduite comme référence théorique principale. Très rapidement, ce renouveau musical trouve un relais de diffusion dans la création des Écoles secondaires de musique (ESM), à partir des années 19803, écoles secondaires spécialisées en musique dans lesquelles est enseignée la « musique traditionnelle », aux côtés de la musique classique occidentale. Son répertoire s’est progressivement élargi et, depuis les années 2000, ce milieu des paradosiaka intègre de plus en plus de traditions musicales revisitées (dimotiko) et d’instruments de musique joués en son sein.
Ce mouvement de renouveau (ré)introduit et développe le jeu d’un ensemble d’instruments en Grèce parmi la jeunesse urbaine. Ces instrumentistes de musique traditionnelle, souvent formés dans les ESM depuis les années 1990, élargissent progressivement leur répertoire à d’autres styles musicaux. Aujourd’hui, ils et elles jouent également avec des musiciens de dimotiko, de laïko ou dans les ensembles formés par les collectionneurs et collectionneuses de chansons traditionnelles comme Domna Samiou ou Hronis Aïdonidis. De plus, elles et ils jouent aussi dans certains enregistrements de chansons de styles plus commerciaux comme le entehno ou la pop grecque. Enfin, certain.e.s musicien.ne.s de paradosiaka expérimentent l’utilisation de leurs instruments dans le jazz ou d’autres formes de musiques improvisées. Cette hybridation des pratiques musicales permet ainsi aux musicien.ne.s de s’insérer dans différents marchés musicaux afin de vivre de leur pratique. On observe également, comme en France1 et dans des renouveaux de musiques traditionnelles observables dans d’autres contextes nationaux2, un développement de festivals et de stages de musique qui s’organisent autour des musiques traditionnelles en Grèce. Cette thèse porte donc sur la présence de femmes instrumentistes dans ce milieu du renouveau de la musique traditionnelle en Grèce. Elle part de deux constats : d’une part, cette présence est récente, les femmes musiciennes étant, jusqu’aux années 1980, exclusivement chanteuses ; d’autre part, les femmes restent minoritaires parmi les instrumentistes. Pour comprendre les ressorts de cette entrée récente et de cette position minoritaire et pour en saisir les effets sur les trajectoires des femmes instrumentistes et sur le milieu de la musique traditionnelle, cette thèse fait dialoguer la sociologie du genre, la sociologie des professions et du travail, la sociologie de la musique et la sociologie de l’éducation.
La dynamique de féminisation des professions
La démarche s’appuie d’abord sur les acquis des travaux en histoire et sociologie du travail et des professions. Depuis les années 1980, et plus encore les années 1990, la question du travail et de l’emploi des femmes a cessé d’être un point aveugle1 des analyses du travail, en France comme en Grèce, grâce aux travaux de nombreuses chercheuses en sociologie et en histoire sociale. Les recherches sur les inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail ont notamment montré l’existence et la persistance (malgré des évolutions) d’une ségrégation horizontale, c’est-à-dire d’une division entre métiers masculins et féminins (les seconds étant moins nombreux et défavorisés en termes de statuts et de rémunérations2), et d’une ségrégation verticale, l’accès des femmes aux positions supérieures des hiérarchies professionnelles étant entravé par un « plafond de verre »1. Si l’assignation des femmes aux tâches domestiques et familiales contribue à éclairer ces inégalités, ces analyses ont surtout montré qu’elles se construisaient d’abord à l’intérieur des organisations professionnelles, traversées par des normes de genre favorisant les hommes et défavorisant les femmes2. Ces travaux invitent alors à être attentif.ve aux « régimes de genre »3 ou « régimes d’inégalités »4, c’est-à-dire aux configurations organisationnelles spécifiques des rapports inégalitaires de genre, mais aussi de classe et de race5, pour saisir les conditions différenciées des hommes et des femmes dans les univers professionnels.
Cette attention renforcée aux dynamiques de genre sur le marché du travail a par ailleurs permis l’émergence de nouveaux questionnements sur l’entrée des femmes dans des professions qualifiées et prestigieuses historiquement réservées aux hommes et récemment féminisées. Cette féminisation des professions supérieures s’inscrit dans un temps long allant du milieu du 19ème siècle (pour la France) ou du début du 20ème (pour la Grèce) jusque dans les années 1970 ou 1980, période durant laquelle les femmes ont progressivement conquis le droit d’accéder à des positions dont elles étaient auparavant exclues. Des travaux en sociologie et en histoire sur les pionnières dans des « métiers d’hommes »6, comme les femmes scientifiques, ingénieures, policières, avocates, politiques, médecins ou architectes, se sont en particulier attachés à saisir les conditions d’ouverture aux femmes de ces professions1, les résistances que cette mixité a suscitées2, les caractéristiques sociales des femmes qui accèdent à ces métiers masculins et les obstacles auxquels elles ont fait face3. Cette riche littérature attire ainsi l’attention sur le fait que la féminisation des professions supérieures n’est pas le fruit d’un progrès historique linéaire vers l’égalité des sexes mais un « processus remarquable, inachevé et réversible »4 qu’il s’agit d’analyser.
Les travaux sur la féminisation des professions ont enfin mis en lumière le rôle essentiel de l’école. Si la sociologie de l’école et les sciences de l’éducation ont tardé à introduire la perspective de genre5, la « découverte » au début des années 1990 de la meilleure réussite scolaire des filles en France6 a suscité de nombreux développements sur le genre à l’école. Ils ont notamment montré qu’en dépit de ce succès, des inégalités sexuées demeurent, notamment en termes d’orientation7, et sont sources d’inégalités sur le marché du travail. L’essor des scolarités féminines et la généralisation de la mixité scolaire8 ont néanmoins constitué des leviers majeurs pour l’accès des femmes aux professions masculines9. C’est bien par le diplôme que les femmes ont conquis des « bastions » masculins, leur permettant même parfois d’être plus nombreuses aux échelons supérieurs10. Ces recherches démontrent ainsi que l’analyse des mécanismes de production de la féminisation d’une profession ne peut faire l’économie d’une sociologie des lieux de formation donnant accès à cette profession.
Ces travaux offrent un ensemble de perspectives de recherche qui seront placées au cœur de l’analyse. À l’instar de ce que propose Florence Launay sur les « autres métiers de la musique »1 que celui de chanteuse dans la musique classique, l’accès à la pratique instrumentale est ici envisagé dans la lignée des travaux sociologiques sur la féminisation de domaines, ou « bastions », masculins. Néanmoins, l’accès des femmes dans une pratique puis un métier artistique est-il comparable aux professions supérieures qualifiées ? Pour certains métiers artistiques, les conditions d’entrée dans le métier et le statut social et économique obtenu sont très proches des professions supérieures. C’est en particulier le cas des musicien.ne.s d’orchestres permanents, dont l’accès est régulé par un modèle scolaire validé par des examens et diplômes, et qui est le seul métier dans l’interprétation musicale pour lequel le recrutement se fait par concours et permet un emploi fixe bien rémunéré2. Mais dans la plupart des professions artistiques, et en particulier chez les instrumentistes de musiques populaires et traditionnelles, les parcours de formations ne sont pas standardisés, le « droit d’entrée » au métier est implicite3 et les statuts socio-professionnels sont variables et incertains4. Par conséquent, si la littérature sur la féminisation des professions supérieures est un précieux appui pour une sociologie de l’accès des femmes au jeu d’instruments, elle doit être discutée à partir des apports de la sociologie de la musique.
Une approche genrée de la musique
Depuis les années 1980, la développements5. Concernant le jeu statistiques ont contribué à mieux
sociologie de la musique a connu de riches d’instruments, des enquêtes monographiques ou connaître à la fois les pratiques, amateures et professionnelles, et les trajectoires des musicien.ne.s1. Dans ce contexte, des recherches ont interrogé les mondes de l’art, et notamment de la musique, à partir du genre2.
La mobilisation de la théorie féministe et de la sociologie du genre dans l’analyse du monde de la musique a permis de mettre au jour les « régimes d’inégalités » qui y prévalent. La sociologue Lucy Green a notamment construit le concept de « patriarcat musical » pour montrer comment la musique est traversée par le genre comme rapport de pouvoir : « La connaissance de l’histoire des pratiques musicales féminines est facilitée par un concept que je vais appeler ‘patriarcat musical’. La division du travail musical entre une sphère publique largement masculine et une sphère privée largement féminine est un trait de l’histoire de la musique occidentale ainsi que de nombre de cultures musicales du monde entier. De même que pour la définition plus générale du patriarcat […], la division entre deux sphères musicales n’est en aucun cas claire ou absolue. Bien au contraire, les femmes en Occident et ailleurs ont été très actives dans l’espace rémunéré et public du travail musical, où elles ont été tolérées et même, dans certains cas, encouragées. Mais, de la même manière que pour le patriarcat en général, le travail musical public des femmes s’est beaucoup inspiré du travail musical privé féminin. De plus, les femmes ont principalement participé à des activités musicales qui d’une manière ou d’une autre permettaient une expression symbolique de caractéristiques ‘féminines’. Si l’on devait voir le pouvoir patriarcal sur les pratiques musicales des femmes uniquement dans sa dimension répressive, nous éliminerions la possibilité de comprendre comment et pourquoi on a pu permettre aux femmes d’être actives dans la musique. En fait, […] c’est une combinaison de tolérance et de répression, de connivence et de résistance, qui approfondit systématiquement les divisions genrées qui produisent le patriarcat musical »3. À partir de cette définition, Lucy Green propose un continuum des activités musicales par rapport au genre. Ce continuum va du chant à la composition/improvisation en passant par le jeu d’instrument et renvoie à des rapports différenciés aux normes sociales du genre, et plus spécifiquement de la féminité.
