LEOPOLD SEDAR SENGHOR ET LE SOCIALISME AFRICAIN

LEOPOLD SEDAR SENGHOR ET LE SOCIALISME AFRICAIN

De la négritude au socialisme africain

La négritude est une réaction des intellectuels noirs contre les tenants de l’idéologie de la « tabula rasa » qui postulait que les Africains n’avaient rien créé, rien sculpté, rien écrit. Pour les tenants de cette pseudo-idéologie, l’Afrique était une terre vierge qui n’avait pas connu la civilisation, un peuple qui n’était pas encore entré dans l’histoire. L’Afrique noire était considérée par de nombreux ethnologues ou philosophes comme un continent en dehors de l’histoire. L’on se souvient encore des thèses de Hegel développées dans La raison dans l’histoire. L’homme noir se trouvait ainsi dénié de toute humanité, de toute civilisation, de toute histoire. Léopold Sédar Senghor décrit la situation dans laquelle se trouvait l’homme noir : « Le Nègre était bafoué en tant que tel, relégué. On le contait en tant qu’homme d’une couleur déterminée. On lui déniait toute valeur de civilisation. » 78 Avant les indépendances africaines, les élites africaines s’engageaient dans la lutte de l’émancipation culturelle de leurs peuples. Elles revendiquèrent la dignité de la race noire. Leur combat était surtout un combat culturel, une lutte pour le relèvement de l’homme noir. Il s’agissait de montrer que l’homme noir avait la même dignité que l’homme blanc ; il avait une civilisation ; il avait une histoire. L’homme noir n’est en rien inférieur à l’homme blanc. Les élites négro-africaines se mobilisaient pour la défense et pour l’illustration des cultures et civilisations africaines. C’est pourquoi Simon Njami, analysant l’histoire de la négritude, écrit : « L’histoire de la Négritude est celle d’un silence millénaire. C’est l’envie d’exister et de s’aimer, envers et contre tout. C’est un cri de désespoir dans la nuit de la colonisation. Des enfants qui, tirant leurs parents par la marche, réclamant un peu d’attention, d’affection et de respect. Elle est fille de l’histoire. » 79 La négritude est née du mépris culturel dont étaient victimes les peuples noirs ; elle est née de la domination et de la colonisation. La négritude est une révolte pour sauver la dignité des peuples noirs. Sa naissance est simplement une volonté des élites négro-africaines de restaurer les cultures et les civilisations noires. Pour les élites négro-africaines, il fallait « voler les armes des conquérants » pour sonner la libération du peuple noir. La négritude est donc un mouvement de révolte mené par les intellectuels noirs afin de permettre aux peuples de couleur de reprendre leur véritable place dans l’histoire de l’humanité. Le peuple noir doit être, et pour être il faut sauver les cultures et les civilisations noires. Il faut revendiquer la dignité du peuple noir, sinon il continuera de subir l’histoire. C’est ce que comprirent les élites noires. Elles s’engagèrent dans la lutte de l’émancipation des cultures et civilisations africaines. « Les élites négro-africaines de langue française ont toutes été formées, entre les deux guerres mondiales, au moule du même esprit français : rationaliste, avec des relents de positivisme. Que nous fussions lycéens ou normaliens, nous avons reçu le même enseignement. Et nous acceptions, docilement, les valeurs de l’Occident : sa raison discursive et ses techniques. Pour émerger, ou seulement survivre comme race, pensionsnous, il n’était d’autre issue que de voler les armes des conquérants, qu’ils nous offraient, au demeurant, sûrs qu’ils étaient de ne pas les voir retournées contre eux. Notre ambition était de devenir des négatifs des colonisateurs : des « Français à peau noire ». Cela allait plus loin encore, puisque nous avions rougi, si nous avions pu rougir, de notre peau noire, de nos cheveux crépus, de notre nez camus, surtout des valeurs de notre civilisation traditionnelle, dont les langues négro-africaines étaient l’expression vivante et combien vigoureux. Je provoquai un scandale, à Dakar, en préconisant, en 1937, « le retour aux sources », aux langues vernaculaires. Tel était l’abaissement où se trouvait alors l’âme noire que nous acceptions d’être une « table rase » : une race, presque un continent, qui pendant 30.000 ans, n’avait rien pensé, rien senti, rien écrit, rien peint ni sculpté, rien chanté ni dansé. Un néant au fond de l’abîme, qui ne savait qu’implorer et recevoir : une cire molle dans les mains du Dieu blanc aux doigts de rose, aux yeux de ciel bleu. » 80 La révolte était le seul moyen pour l’homme noir de recouvrer sa dignité et sa personnalité. Il fallait secouer des habitudes, de vieilles idées pour rappeler au monde entier que les Noirs ne sont pas des « mendiants culturels ». Ils ont la civilisation jusqu’à la moelle des os. Leur culture est florissante. Seule la révolte pouvait permettre de faire face à l’idée de « table rase ». Choisir une autre issue serait choisir la soumission éternelle. La négritude est une négation de la colonisation et de toutes les idées horribles qui l’accompagnent. La négritude est une rupture et une réconciliation à la fois ; rupture avec 80 L.S. Senghor, Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, p. 17. 48 toute une conception occidentale qui réduisait le Nègre au néant, réconciliation des peuples africains avec leurs propres civilisations qui fleurissent depuis des millénaires. Les élites européennes donnèrent aux élites négro-africaines les armes de leur combat. La négritude, combat de réhabilitation des peuples noirs, puise les instruments intellectuels de son combat dans le discours des ethnologues et philosophes européens qui avaient découvert les limites et les dérives du positivisme et du scientisme de la culture occidentale. La réhabilitation de la raison intuitive ouvre la voie à la réhabilitation des cultures et civilisations noires. Les élites négro-africaines sont allées à l’école du Blanc pour chercher les armes les plus efficaces pour faire face à la domination coloniale. « Je le répète, c’est l’Europe, c’est la France qui nous sauva. En développant, chez nous, une réflexion appuyée sur les faits et leur com-préhension, une autocritique, et, par-dessus tout, en nous enseignant les valeurs de l’Afrique noire. On se le rappelle, la Première Guerre mondiale avait marqué, aux yeux des Européens les plus lucides, par son absurdité comme par ses ruines –morales et matérielles-, une certaine faillite de la Civilisation : de leur civilisation. Comment, s’interrogeaient-ils, dégrisés, c’est ça la Raison, la Science, la Morale chrétienne ? Et les philosophes, les écrivains, les artistes, voire les savants de reprendre, contre elles, le réquisitoire dressé par leurs devanciers à la fin du « stupide XIXe siècle ». Mais, cette fois, ils allaient jusqu’au fond des choses. La critique se faisait radicale. Et de prôner la réhabilitation de la raison intuitive et de l’âme collective, des images-archétypes, surgies des profondeurs abyssales du cœur, des régions obscures de l’aine et de la matrice, la réhabilitation, enfin, des rythmes primordiaux, accordés aux battements mêmes du cosmos. On adopte le vocabulaire des ethnologues, qui commencent à décrypter l’Afrique noire : on parle comme eux, des forces vitales tandis que les savants font surgir le discontinu et l’indéterminé du cœur même de la matière. » 81 La négritude est une entreprise de défense des cultures et civilisations noires. Elle accomplit cette tâche en exploitant l’art et la contribution immense des Noirs aux valeurs esthétiques. Il existe une esthétique nègre. L’art nègre a contribué considérablement à enrichir l’esthétique du XIXe siècle. Et cela, depuis le cri de Rimbaud (« J’entre au vrai royaume des enfants de Cham ») et aussi depuis l‘étonnement de Picasso devant un 81 L.S.Senghor, Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, p.19. 49 masque noir. Léopold Sédar Senghor écrit : « Non seulement est beauté l’art des hommes noirs, mais encore toute leur personne : leurs corps, leurs vêtements, leurs gestes. » 82 Selon le philosophe Souleymane Bachir Diagne, pour comprendre un penseur, il faut remonter jusqu’aux sources de sa pensée, voire étudier ceux qui l’ont influencé pour découvrir l’« intuition première » que déploie sa doctrine. « Henri Bergson nous enseigne comment il faut lire les philosophes. Il faut se placer d’abord en face de leur pensée pour en remonter les sources, peser les influences qui se sont exercées, repérer d’un mot quelles idées la doctrine est une synthèse. Mais le véritable fruit de ce premier effort, indique Bergson, se cueille au moment où on accède à l’intuition première dont la doctrine est un déploiement, où on voit les parties qui la composent « entrer les unes dans les autres » où « tout se ramasse en un point unique »… De thèse en thèse, il n’aura jamais cessé de chercher à exprimer cette intuition première. » 83 L’intuition première de Léopold Sédar Senghor est qu’il y a une vérité dans l’art africain qui est philosophie. « Léopold S. Senghor est un philosophe nietzschéen : comme l’auteur de Zarathoustra il déclare, et c’est toute la matrice de sa pensée, que nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. Plus précisément : nous avons la vérité de l’art africain, de ce que l’on a appelé « l’art nègre », pour ne pas mourir d’un rationalisme étroit et réducteur. Mais d’abord pour ne pas mourir de la négation coloniale. Que ce fût là le commencement de la philosophie senghorienne est normal lorsqu’on y réfléchit. Car qu’est-ce qui, dès le début du vingtième siècle, chez les grands artistes et poètes et même chez un penseur raciste comme Gobineau, a été reconnu comme une contribution essentielle du monde noir à la civilisation mondiale ? L’art nègre. Il était donc naturel qu’un sujet colonial comme l’était Senghor, qui refusait dés son jeune âge, lorsqu’il tenait tête à ses maîtres de l’école missionnaire affirmant le contraire, que l’Afrique fût une table rase culturelle, s’engagea dans ses premières réflexions sur l’Africanité en faisant fond sur l’art du continent. » 

 Indépendances africaines et socialisme

Les élites africaines et la question des indépendances

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Léopold S. Senghor fait partie des intellectuels noirs les plus indulgents à l’égard du colonialisme. Même s’il l’a combattu, il lui trouve des vertus. Ceci témoigne pour nous de la complexité de la pensée de Senghor. Léopold S. Senghor récuse les extrêmes, il se situe souvent au milieu. Car l’essentiel pour lui c’est de percer les choses en toute objectivité et avec froideur. L’essentiel est de comprendre et non de juger. Une telle attitude lui a valu une avalanche de critiques sarcastiques venant de ses adversaires qui ne le jugent pas assez révolutionnaire. Cela ne change rien. Léopold S. Senghor soutient comprendre la colonisation même s’il ne la justifie pas. La France n’a pas à justifier ses conquêtes coloniales. « Sans doute la colonisation peut-elle et doit-elle être un bien pour les indigènes ; mais la justifier par ses bienfaits, c’est prendre le résultat pour le but. » 4 Et Léopold S. Senghor de poursuivre : « Il n’y a aucun français qui ne pense qu’en définitive la conquête romaine fût un bien pour la Gaule. Vercingétorix est pourtant un héros national, et rien ne peut légitimer des carnages tels que celui d’Avaricum où, sur 40.000 habitants, 39.000 périrent. Non, le mal ne peut justifier le bien. Historiquement, d’ailleurs, César, comme les colonisateurs modernes, donna comme raison, à ses expéditions, la défense de « frontières », de « comptoirs », d’« intérêts ». Voilà le mot. On ne demande pas à des conquérants d’être des saints. La France n’a pas à justifier ses conquêtes coloniales, pas plus que l’annexion de la Bretagne ou du Pays Basque. Elle doit seulement concilier ses intérêts et ceux des autochtones. » 5 Pour Léopold S. Senghor, il ya une forme de colonisation qui pourrait être acceptable, celle qui réconcilie les intérêts du pays colonisateur à ceux du pays colonisé. Si une colonisation remplit cette condition, cette colonisation peut être considérée comme acceptable, voire souhaitable. Léopold S. Senghor tenterait de placer la colonisation française dans le tableau des colonisations productrices de bienfaits pour les pays d’outremer.  Le problème colonial est un « problème humain ». Pour Léopold S. Senghor, le fait colonial est « un contact de civilisations » 6. Il est par conséquent un dialogue fécond où chaque peuple peut tirer un profit. Il n’est pas possible de nier les apports positifs de l’Islamisme et du Christianisme à la civilisation négro-africaine. La colonisation est donc la pratique d’une greffe entre civilisations différentes. Léopold S. Senghor écrit : « Il n’est pas niable que l’Arabo-berbère et l’Islam aient apporté un levain au sang noir : à la civilisation négro-africaine. Ils nous ont apporté une ferveur guerrière et une inquiétude intellectuelle, une religion et une morale plus fondée en raison ; et l’idée de Dieu s’est épurée en se précisant. » 7 Les deux doctrines de la colonisation sont : l’Assimilation et l’Association. Pour Léopold S. Senghor, il faut transcender la fausse antinomie « association ou assimilation » pour soutenir « assimilation et association ». La fausse assimilation qui n’est qu’identification n’est pas la solution, elle est improductive. Léopold S. Senghor est pour une « assimilation active », une assimilation dynamique. C’est pourquoi il écrit : « On peut transporter, telle quelle, chez nous, l’organisation politique et sociale de la Métropole, avec départements et députés, prolétariat et partis, syndicats et enseignement laïque. On peut nous faire perdre nos qualités, peut-être nos défauts. On nous inoculera les défauts des Métropolitains ; je doute qu’on puisse, de cette manière, nous donner leurs qualités. On risque seulement de faire, de nous, de pâles copies françaises, des consommateurs, non des producteurs de culture. Car la vigne, c’est un exemple entre mille, ne peut s’acclimater en Afrique noire ; elle y pousse, mais les raisins n’arrivent pas à maturité. C’est que le sol est autre, et autre le climat. » 8 Pour une association, il faut qu’on ait deux personnes au sens moral et juridique du mot. Parce qu’elles doivent travailler dans une communauté de vues et d’intérêts. Elles doivent s’assimiler réciproquement leurs idées, chacune devant en même temps s’adapter à la nature et aux habitudes de l’autre. Léopold S. Senghor de préciser : « Il n’est pas question, pour la Métropole, d’adopter les coutumes et les institutions indigènes. Elle doit néanmoins, en comprendre l’esprit : et peut-être (…) en pourra-t-elle tirer profit au moment qu’il est question de revenir à la vieille tradition française. Il est surtout question, pour la colonie, de s’assimiler l’esprit de la civilisation française. Il s’agit d’une  assimilation active et judicieuse, qui féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence. Il s’agit d’une assimilation qui permette l’association. C’est cette seule condition qu’il y aura « un idéal commun » et « une commune raison de vivre », à cette seule condition un Empire français. » 9 Les Nègres ont assimilé l’Islam à leurs propres réalités négro-africaines. C’est ce qui a donné l’Islam ouest-africain, un islam qui s’enracine dans les valeurs des peuples sahéliens. Le catholicisme doit suivre le même chemin, s’il veut avoir un avenir rayonnant au niveau de ces populations. La colonisation en sa mission « civilisatrice » ne peut ignorer la civilisation négro-africaine. Le Catholicisme ne peut ignorer l’Animisme des peuples négro-africains. Léopold S. Senghor écrit : « Dans ces pays de plaines sablonneuses, il ne pourra rien bâtir de solide, de durable, que sur les assises de pierre de l’Animisme. Le Père Libermann, fondateur de la Congrégation des Pères du Saint-Esprit, en avait déjà le pressentiment, qui écrivait à ses missionnaires : « Soyez nègres avec les Nègres afin de les gagner à Jésus-Christ. » 0Et Léopold S. Senghor de poursuivre pour dire que la Colonisation est « une fécondation intellectuelle, une greffe spirituelle. En d’autres termes (…) : une assimilation qui permette l’association ; mais une assimilation par l’indigène. » 1 L’indigène garde toute sa capacité d’adaptation, d’imagination et d’invention pour domestiquer à son propre compte les cultures étrangères qui viennent jusqu’à lui. Les bienfaits de la Colonisation sont évidents pour Léopold S. Senghor. Au contact de l’Europe, les cultures africaines se sont beaucoup enrichies. La Colonisation nous a même apporté la civilisation. « Et, si nous convenons que la civilisation est enrichissement, nous reconnaîtrons que l’Afrique noire, au contact de l’Europe, s’est civilisée, plus exactement qu’elle opère une renaissance. » 2 L’Europe a enrichi les Africains avec ses machines, elle les a enrichis de ses techniques. La Colonisation a apporté : recule de grandes endémies tropicales, construction d’infrastructures, l’instruction, le développement de l’agriculture. 

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE :CONTEXTE DE NAISSANCE DU SOCIALISME AFRICAIN
Chapitre A/ Les sources de la pensée de L.S. Senghor
Chapitre B / Indépendances africaines et socialisme
DEUXIÈME PARTIE :LA THÉORIE DU SOCIALISME AFRICAIN
Chapitre A/ Repenser le socialisme à la lumière des réalités africaines
Chapitre B/ Les lignes de force du socialisme africain
TROISIÈME PARTIE :DE LA PRATIQUE AUX PERSPECTIVES DU SOCIALISME AFRICAIN
Chapitre A/ La pratique du socialisme africain
Chapitre B/ L’avenir du socialisme africain
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE

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