Des utilisateurs de sites de rencontre en pilotage automatique Normes et ressources réflexives

Des utilisateurs de sites de rencontre en pilotage automatique Normes et ressources réflexives

Comme en témoignent les mots glissés par Søren Kierkegaard dans son Journal d’un séducteur, le fait de chercher à plaire peut réclamer de la méthode. Pourtant, l’apparition des sites de rencontre au milieu des années quatre-vingt dix, et l’augmentation de leurs usages dans les années deux mille173 paraissent témoigner d’un changement radical, symptôme de la modernité occidentale. La séduction, qui passait hier pour de l’artisanat – voire de l’art lorsqu’elle était mise en œuvre par les charmeurs les plus accomplis – paraît, sur le web, se soumettre à des normes et à des méthodes presque industrielles. En décuplant les possibilités de séduire, en proposant aux hommes et aux femmes de plaire à autrui au moyen de méthodes et d’outils numériques standardisés, les sites de rencontre semblent réadapter des techniques de séduction éprouvées. Cependant, cette réadaptation ne se ferait pas sans les dénaturer au passage ou les adapter aux enjeux des relations de couples modernes, selon que l’on adopte un point de vue pessimiste ou optimiste sur la question. De fait, lorsqu’ils sont étudiés, les sites de rencontre le sont fréquemment en vertu de leurs potentialités entropiques. Manifestations d’une « société de consommation »174 ils exploiteraient, en les perfectionnant, les recettes utilisées par les agences matrimoniales (composition du portrait type de la personne utilisatrice et de celle recherchée, réduction à un ensemble de critères et de catégories, sélection des partenaires potentiels au moyen de fiches, puis mise en relation des partenaires). Signe du progrès accompli par rapport à ces agences matrimoniales, les sites de rencontre permettraient à leurs utilisateurs en quête d’un partenaire amoureux d’aller à l’essentiel sans s’embarrasser de la présence d’un tiers entremetteur. Plus directes et rapides que les petites annonces, ces procédures auraient également le mérite d’autoriser, en quelque sorte, un « retour sur investissement » bien supérieur (le nombre de rencontres potentielles autorisées excédant de loin ce qu’il était possible d’envisager jusqu’alors en ayant recours à une agence ou aux petites annonces). Comme dans le cas des applications numériques liées à la lecture, les spécificités techniques des sites de rencontre appellent d’abord des analyses ou des commentaires s’inscrivant dans un registre anomique. Rejoignant les constats pessimistes que Søren Kierkegaard adresse aux progrès des communications, certaines des théories qui seront évoquées dans les pages qui suivent en viennent ainsi à lire, dans l’accélération et la multiplication des échanges possibles, le signe d’une dégradation des rapports interpersonnels :

« C’est ainsi que bruit ou bouillonne la vie de la génération ; bien que tout ne soit qu’un tourbillon, l’on entend sans cesse coups de semonce et tocsin exhortant l’individu à se dépêcher, vite, à la seconde même, à tout jeter par-dessus bord : méditation, silencieuse réflexion, pensée apaisante de l’éternité, sinon il sera trop tard pour faire partie de l’expédition de la génération qui se met à l’instant en route – et alors, c’est affreux. Hélas oui : c’est affreux. Et pourtant, tout, tout vise à nourrir cette confusion, la hâte insensée de cette poursuite infernale. Les moyens de communication se perfectionnent sans cesse ; l’on arrive à imprimer de plus en plus, à une vitesse incroyable ; mais la vitesse augmentant, les communications deviennent de plus en plus hâtives, de plus en plus confuses. […] Comme l’individu est pris dans le tourbillon de l’impatience pour se faire tout de suite comprendre, ainsi la génération émet la tyrannique exigence de comprendre l’individu sur le champ. »175  Impatience, cynisme, égarement ou même addiction (dans le cadre des approches d’inspiration psychosociale176) sont autant de comportements que les utilisateurs « réguliers » du numérique sont censés présenter dans le cadre de leurs usages de l’informatique (voir sections 2.1.2 et 2.1.3 notamment). On suppose, en effet, que les caractéristiques des objets manipulés altèrent les valeurs voire les personnalités de ceux qui en usent. De la même façon que l’usage du numérique est censé conduire les étudiants à papillonner d’un ouvrage à un autre, sans grand respect pour les traditions lettrées, les utilisateurs des sites de rencontre sont alors décrits comme des « zappeurs » affectifs ou sexuels. Abandonnant les attitudes romantiques des flirts d’antan, ces internautes multiplieraient les échanges sans chercher à approfondir une relation : la superficialité, le divertissement et la consommation – prétendus symptômes de la modernité occidentale – trouveraient, ici encore, un domaine dans lequel s’exprimer sans limites. Mais, en dehors de ces approches anomiques, les sites de rencontre, parce qu’ils sont d’un usage répandu, forment pour les approches technicistes et déterministes une image saisissante des transformations sociales censées être engendrées par le numérique. Ils doivent en effet provoquer des changements excédant largement les cercles intellectuels concernés par les métamorphoses du livre ou les « sous cultures » caractérisant, par exemple, les adeptes du jeu vidéo. Etudier les « amours numériques » ou le « sexe virtuel » permet alors de réactualiser des théories holistes portant sur la domination (section 2.1.1), la légitimité culturelle (2.1.2), la subordination (2.1.3) ou bien encore la marchandisation des sentiments (2.1.4), cela d’autant plus aisément que l’introduction des technologies numériques passe pour être un phénomène affectant soit l’ensemble de la société, soit des groupes parmi les plus philonéistes et les plus influents. Avatar moderne de l’industrialisme commenté par les pères fondateurs de la sociologie que sont Emile

 

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