Du fandom aux œuvres. L’invention d’une science-fiction féministe dans les pages du fanzine états-unien Janus/Aurora

Du fandom aux œuvres. L’invention d’une science-fiction féministe dans les pages du fanzine
états-unien Janus/Aurora

Le fandom de SF à la croisée des féminismes

Le fanzine est l’aboutissement d’une certaine organisation de la production et de la vie sociale, politique et intellectuelle. Pour analyser son contenu, nous devons décrire son contexte politique, le reflux de la seconde vague féministe dans les sphères politiques et médiatiques et son institutionnalisation académique, son milieu social, le fandom comme réseau de distribution et espace de circulation des fans, et le groupe qui l’édite, dont il reflète les trajectoires et les ruptures. 

Arrière-plans : féminismes, SF, fandom

Nous considérons dans notre étude deux dimensions du contexte états-uniens des années 1970. D’une part, il s’agit de la conquête de l’espace public par les thèmes féministes radicaux. Ce renouveau s’appuie sur de grandes organisations préexistantes, et son influence persiste à travers les presses indépendantes. De l’autre, l’histoire de la SF est marquée par une nouvelle vague qui étend la gamme des sujets acceptés. Ce récit de transformation s’appuie sur une trame initiée dans le fandom, inscrite dans des phénomènes sociaux plus larges, et aboutit au changement de la présence perçue des femmes et à l’institutionnalisation d’une critique féministe.

 Féminismes états-uniens : points de repère

La pensée féministe sous-tend un vaste réseau d’organisations, de pratiques et de postures, dont le plus petit dénominateur commun serait « la conviction que les femmes subissent une injustice spécifique et systématique en tant que femmes et qu’il est possible et nécessaire de redresser cette injustice » 84. Même minimaliste, cette définition filtre déjà les diverses expressions de la cause et exclut des factions pourtant susceptibles, selon la conjoncture, de se joindre à de larges coalitions85. Notre objectif est de donner un aperçu des 84 Laure Bereni et al., Introduction aux études sur le genre, op. cit., p. 18. 85 Laure Bereni, « Penser la transversalité des mobilisations féministes », op. cit., pp. 27-33. 22 discours féministes aux États-Unis, afin de situer les clivages historiques dans lesquels s’inscrivent les catégories de féminisme libéral, radical, séparatiste et lesbien .

Deuxième vague ou résurgence d’une lame de fond (1966-1972)

L’histoire de la fiction spéculative d’orientation féministe reprend une lecture de l’histoire féministe en décennies de vagues et de creux87. L’expression « deuxième vague » est utilisée par certaines activistes aux États-Unis à la fin des années 1960, pour attester un changement de période et se dissocier d’un passé de grandes formations d’ampleur nationale orientées vers l’obtention de l’égalité en droit (comme le suffrage universel ou les opportunités d’emploi) et mettre l’accent sur la sortie de la société patriarcale et le corps comme site de luttes88 . Ce tableau exige quelques raffinements pour comprendre les continuités dans le mouvement. Par exemple, la persistance de structures dormantes89 pendant les années 1930-1950 perpétue le répertoire d’action dans l’après-guerre – une période de répression maccarthyste90 dominée par l’idéologie de la mystique féminine91 – principalement autour du National Woman’s Party. Après l’obtention du suffrage universel en 1920, ce dernier milite pour l’ERA afin d’inscrire l’égalité dans la constitution. Cette ligne est reprise par la National Organization of Women (NOW) fondée en 1966. Son héritage représente autant une ressource qu’un poids, au vu du clivage historique qui l’oppose au mouvement syndical favorable à des lois spécifiques pour la protection des travailleuses92. Incarnée par la figure de Betty Friedan, NOW représente la branche mainstream du mouvement et entretient un réseau peu centralisé de groupes affiliés et mobilisables à l’échelle nationale93. L’image de rupture provient davantage d’activistes qui s’éloignent de la New Left à la fin des années 1960. Contre certaines militantes qui font dériver l’oppression des femmes du capitalisme, ces féministes s’opposent à la suprématie masculine et font des rapports entre les sexes la contradiction principale. Si la plupart restent 86 Les catégories omises sont aussi importantes que celles que nous élaborons. L’absence de mention du Black Feminism par exemple, en dit autant sur le groupe social étudié que la présence indirecte du féminisme socialiste, surtout présente à l’université dans un premier temps adhérentes aux organisations de gauche comme la Students for a Democratic Society (SDS), l’émergence du Black Power les persuade de l’efficacité des stratégies autonomistes. Le féminisme radical, incarné par des figures comme Kate Millett (auteure de Sexual Politics) ou Shulamith Firestone (auteure de The Dialectic of Sex), se distingue par ses idées, sa forme (une diversité de groupes indépendants) et ses pratiques. Il est crédité de l’invention du « speak-out », la diffusion du « consciousness-raising » (réinterprétation politique de la vie d’une personne via le partage d’expériences au sein de cercles de discussion) et la diffusion du mot d’ordre « le privé est politique » 

Féminisme culturel, théories séparatistes (de 1973 aux années 1980)

Selon Alice Echols, le féminisme radical est progressivement éclipsé par un féminisme culturel, qui laisse dès 1973 l’espace médiatique aux composantes libérales (comme le magazine Ms dirigé par Gloria Steinem). En particulier, la notion radicale de classe de sexe montre rapidement ses limites dans le cas du lesbianisme96. À l’origine utilisé contre la cause pour disqualifier les solidarités entre femmes – les lesbiennes sont exclues de NOW où Friedan parle de « lavender menace » –, le lesbianisme est d’abord interprété comme un repli97. C’est pourtant dans la continuité des stratégies séparatistes déjà appliquées par les radicales (des groupes non-mixtes et indépendants des organisations de gauche) que des formations comme Radicalesbians en font une composante nécessaire de l’autonomie. Ses militantes le redéfinissent comme un choix politique étendu à toutes les formes de relation entre femmes, jusqu’à faire des lesbiennes l’avant-garde de la cause98,99. L’afflux de lesbiennes qui n’ont pas connu une politisation initiale à gauche s’accompagne d’un abandon des stratégies révolutionnaires et de la critique de l’État. Le tournant culturel change la priorité qui n’est plus l’abolition des classes de sexes mais la construction d’une culture orientée autour de la réévaluation des valeurs féminines et d’institutions alternatives. Echols 95 Ibid., pp. 73 et 290 96 La notion paraît d’autant plus réductrice que nous ne rendons pas compte de son histoire, particulièrement la variation de son contenu avec l’émergence du mouvement homophile. Le terme, connoté, peut caractériser à la fois des actes sexuels, des rapports érotiques ou sensuels, des relations sociales entre femmes, etc. Une diversité de pratiques qui ne sont pas, à cette période, publiquement identifiées comme alternative normalisée au modèle standard de la relation hétérosexuelle mentionne des revues comme Quest: A Feminist Quarterly qui encourage le développement d’entreprises féministes, l’anthologie Sisterhood Is Powerful de Robin Morgan, l’ouvrage Gyn/Ecology de Mary Daly, et des tendances spiritualistes opposant des valeurs féminines essentialisées au patriarcat. Ces dernières s’expriment dans la presse indépendante, les revues de poésies et de fictions, comme Amazon Quarterly, 13th Moon, Chrysalis, etc. Le récit de Echols est un produit des « sex wars » des années 1980. Le « féminisme culturel » sert alors de qualificatif critique pour désigner une mouvance anti-pornographie dans le mouvement, accusée de s’aligner avec le conservatisme. Son utilisation est à l’origine de plusieurs confusions. Il désigne une tendance intrinsèque aux communautés culturelles lesbiennes, or ces dernières sont loin d’être homogènes : des débats sur l’expression sexuelle ou la stratégie séparatiste s’y tiennent, le spiritualisme rencontre des résistances et l’activité politique s’y maintient d’autant plus grâce aux liens sociaux qui soutiennent la continuité pendant les périodes de répression. Ensuite, ces groupes ne sont pas une simple progéniture du féminisme radical, des organisations lesbiennes existaient déjà dans les années 1950, comme The Daughters of Bilitis et son magazine The Ladder . Enfin, les stratégies séparatistes ne se réduisent pas aux féminismes culturel ou lesbien. Elles sont d’une part critiquées de façon générale pour leur essentialisme latent. En posant le sexisme comme seule contradiction et en postulant l’alliance automatique entre les femmes, elles tendent à ignorer les problématiques de race et de classe – considérées comme des artefacts patriarcaux, une vision illustrée par l’ouvrage The Wanderground de Sally Miller Gearhart. Cependant, les considérer sous le seul angle des idées amène à négliger leur fonction de cohésion dans la pratique communautaire et leur influence sur la pensée du mouvement103. Utilisées de façon pragmatique, elles n’impliquent pas nécessairement l’adhésion des militantes à la différence de nature entre hommes et femmes.

 Institutionnalisation, post-féminisme médiatique, anti-féminisme (1977 et après)

Pour finir ce tableau, nous allons caractériser trois tendances particulières relatives aux féminismes dans la société américaine de la fin des années 1970. L’émergence d’une 100 Ibid., pp. 272-281 101 Verta Taylor et Leila J. Rupp, « Women’s Culture and Lesbian Feminist Activism: A Reconsideration of Cultural Feminism », Signs: Journal of Women in Culture and Society, 19 (1), 1993, pp. 32-33 et 47-52. 102Sara M. Evans, op. cit., p. 258. 103 Dana R. Shugar, Separatism and Women’s Community, Lincoln: University of Nebraska Press, 1995, pp. 2-3 et 41-45. 25 opposition anti-féministe conduit à une période de repli et l’institutionnalisation des women’s studies s’accompagne d’une professionnalisation universitaire de certaines activistes. Les factions anti-féministes ou « Pro-family » constituent le second mouvement de femmes qui occupe cette période aux États-Unis. 1977 représente un tournant avec la National Women’s Conference de Houston organisée sous l’égide d’une commission mandatée par le président Républicain Gerald Ford et actée par le congrès en 1975. L’évènement bénéficie initialement d’un support bipartisan mais les mobilisations réactives aux gains féministes et homophiles changent le rapport de force. On peut évoquer la campagne homophobe « Save the Children » menée par Anita Bryant en Floride ou celle contre l’ERA de la militante Phyllis Schlafly, la seconde parvenant à rassembler une large coalition de groupes religieux (mormons, évangélistes…), suprémacistes blancs et conservateurs. Cette formation « profamily » remporte un succès médiatique suffisant pour défaire la façade de consensus sur les droits des femmes et réaligner le parti Républicain autour des valeurs familiales en soutenant la New Right (Moral Majority dans les années 1980) et son candidat Ronald Reagan104 . La défaite de l’ERA (qui n’obtient pas un nombre suffisant de ratifications d’États) et la dynamique réactive refoulent les féminismes des sphères politique et médiatique. Le thème dominant des années 1980 est celui du post-féminisme et les grandes organisations comme NOW voient leur nombre de militantes décliner alors même que les modèles culturels promeuvent une féminité traditionnelle renouvelée. L’activité féministe ne cesse pas même si les institutions mises en place (les revues, « rape crisis centers », abris pour les femmes battues, etc) sont fragilisées par la fin des subventions105. De l’autre côté, l’institutionnalisation des women’s studies se poursuit – ses principales revues sont fondées dans les années 1970 : Feminist Studies (1972), Women’s Studies (1972) et Signs (1975) – incarnée par des figures comme bell hooks, Gloria Anzaldua ou Barbara Smith. Ce contexte favorise l’émergence d’un clivage sur le thème de la déconnexion, où les universitaires sont accusées de déconstruire la catégorie de genre à rebours des objectifs à court-terme des mobilisations. 

Table des matières

Introduction
I. Le fandom de SF à la croisée des féminismes
1. Arrière-plans : féminismes, SF, fandom
2. Le groupe de Madison
II. Raconter la SF féministe dans Janus et Aurora
1976 : parler du genre, les différentes partitions de la SF
1974-1982 : l’interface et ses limites
1984 : repenser l’état des savoirs
1986 : l’histoire de la SF est un champ de bataille
III. Revendiquer la SF féministe
1. Saisie éclectique : la théorie par les lectrices
2. La partition de genre : une lunette de ralliement
Conclusion
Bibliographie
Annexes
1. Déclaration sur l’honneur contre le plagiat
2. Données statistiques et format du fanzine
3. Points de repère (rédacteur·es et auteur·es cité·es)
4. Extraits cités et traductions
5. Réponses aux questionnaires

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