DU VŒU DE MORT À LA CHUTE DU CORPS LA MISE EN SCÈNE DE L’AGONIE

 DU VŒU DE MORT À LA CHUTE DU CORPS LA MISE EN SCÈNE DE L’AGONIE

Les tragédies d’Antoine et de Cléopâtre mettent en scène des corps souffrants, sur le modèle sénéquien . Soit les héros sont déterminés à mourir dès l’ouverture de la pièce, qui donne dès lors à voir un lent déclin, soit le corps frappé à mort exhale sur scène ses dernières paroles. L’agonie est ainsi un thème central dans les pièces de ce corpus et contribue à la définition de la tragédie, qui est la représentation d’une fin doublement annoncée : elle est rendue nécessaire et elle est connue du public. De ce point de vue, on peut s’accorder avec Marc Fumaroli lorsqu’il définit la tragédie classique comme « le spectacle d’une agonie qui est aussi une seconde naissance.3 » La représentation du corps agonisant est donc un motif présent dans les œuvres du dix-septième siècle4 , dans les tragi-comédies, les romans de bergers5 et les romans sentimentaux qui offrent des récits de fausses morts. Néanmoins, Antoine n’est pas un gentilhomme de roman sentimental : il meurt d’amour pour Cléopâtre mais ne ressuscitera pas. Il convient donc de s’interroger sur les modalités et les enjeux de cette mise en scène du corps agonisant ; si la représentation du corps torturé d’Antoine est évidente dans les pièces du « Grand Siècle », il faut souligner que cette agonie permet ou a permis la réunion des amants dans le mausolée et qu’elle semble être une trace de la tragédie à dénouement étendu, qui se définit comme les derniers sursauts des héros condamnés . 

Le corps supplicié, du coup fatal aux ultima verba

 La mise en scène du corps agonisant d’Antoine ne concerne donc que les tragédies du dix-septième siècle. Révélateur est le nombre de vers qui séparent le geste suicidaire du personnage et son expiration réelle, ainsi que le nombre de vers qu’il parvient à prononcer dans cet intervalle Si la pièce de La Chapelle cherche davantage de vraisemblance et tend vers la retenue en faisant expirer Antoine hors de la scène, il faut insister sur la longue agonie du général romain, dans les tragédies de Benserade et de Mairet, qui dure environ un acte et pendant lequel le personnage a le temps de prononcer une cinquantaine de vers : Mairet pratique l’hyperbolisation du dénouement malheureux et spectaculaire, avec lecture morale à la clef, dans son Marc Antoine1 Mairet est le seul dramaturge qui met également en scène l’agonie de l’héroïne : dans la sixième scène du cinquième acte, le serpent figure sur le théâtre et Cléopâtre prononce ses stances. Elle se fait volontairement piquer au vers 1604 et expire au vers 1700 : dans l’intervalle, elle prononce trente-trois vers en plus des quarantedeux vers de stances. Son agonie répond ainsi à celle de son amant. Le coup d’épée qu’Antoine se donne témoigne du goût des auteurs – et surtout du public – pour le macabre ; ainsi, dans la pièce de Benserade : Mon cœur, suy Cleopatre, & force ta demeure, Fay couler tout mon sang, cest comme Antoine pleure. O mort qu’heureusement tu me viens secourir, Il se donne un coup & regarde son sang. Et qu’il est malheureux qui ne sçait pas mourir ! Si tu m’eusses plus jeune obligé de la sorte, La gloire de mes jours ne fut pas si tost morte, L’on ne m’eût veu jamais amoureux, ny vaincu, Et j’aurois vescu plus, si j’eusse moins vescu.2 Il tombe. L’apostrophe au cœur (une métonymie funèbre) rend hommage à la reine, qu’Antoine croit morte. Le développement des didascalies – absentes dans la dramaturgie humaniste – permet de mettre en valeur la précision des gestes et la dimension pathétique de la chute temporaire du corps, touché à mort3 . Dans la pièce de Mairet, l’apostrophe est dirigée vers l’épée, instrument du suicide :Chère et fidèle épée, enfonce mes entrailles1 Il se frappe. Si la même didascalie est reprise par La Chapelle, le vers est sensiblement différent puisqu’Antoine s’encourage et s’exhorte à mourir, à la quatrième personne : Mourons donc, sur ses pas hastons-nous de courir.2 Antoine se frappe. Ses derniers soupirs auront lieu hors scène, à un moment indéterminé puisque Cléopâtre fera croire aux Romains qu’Antoine a survécu à sa blessure, avant de reconnaître, une fois elle-même empoisonnée, qu’il a expiré. Camille pourtant raconte son agonie dans les bras de la reine : Ils ont appris qu’Antoine, au desespoir, mourant, Ecoute son amour encor en expirant3 La tragédie de Mairet mettait en scène cette dernière entrevue des amants, cette réconciliation d’Antoine expirant près de sa maîtresse : Penchez-vous sur mon lit, approchez-vous de moi, Afin que mon esprit, plein d’amour et de foi, Vous passe dans la bouche, au sortir de la mienne, Et de là dans le cœur, où je veux qu’il se tienne.4 Il expire C’est dans la pièce de Benserade que le registre pathétique est le plus développé, grâce aux didascalies et au tableau larmoyant d’ « Antoine mourant ayant la teste sur les genoux de Cleopatre. Le tombeau paroist.5 » : Puis que le Ciel veut que je t’abandonne, Cheris Antoine, & suy les avis qu’il te donne, Ne plains point mon desastre, & conserve tes jours Pour les vivans effets de nos tristes amours. Toutefois si Cesar usant de sa victoire Se soulevant un peu. Les veut faire servir d’ornemens à sa gloire, Qu’ils soient lors genereux, qu’ils marchent sur mes pas, Qu’ils imitent leur pere, & n’en rougissent pas. C’en est fait, je me sens reduit au dernier terme, L’amour m’ouvre les yeux, mais la mort les referme.6 Il meurt. L’agonie du personnage occupe ainsi une partie de la tragédie et participe de son déroulement. C’est donc une dramaturgie du corps supplicié, torturé et mourant qui se met en place, à la suite des pièces humanistes, qui évoquaient la présence d’une Ombre1 . Le spectre qui figure dans le théâtre renaissant trouverait ainsi son équivalent dans l’agonisant de la tragédie « classique ». Dans les deux cas, la mort est momentanément niée et permet au personnage de demeurer sur la scène alors qu’il est en train de quitter le monde des vivants. C’est aussi une mise en scène de la souffrance physique qui est réalisée et qui concourt à l’éloge des personnages, devenus martyrs. Dans le cadre de cette tragédie amoureuse, l’agonie d’Antoine permet une dernière réunion des amants, réconciliés après la fausse annonce de la mort de Cléopâtre : elle voulait éprouver son amour, il veut la retrouver avant d’expirer. L’agonie permet cette scène de retrouvailles, émouvante et nécessaire à la réhabilitation de la reine. 

L’agonie, un thème de la tragédie amoureuse ?

La scène de retrouvailles des amants trouve son origine dans un passage de Plutarque2 , celui du corps d’Antoine agonisant tiré grâce à une corde par Cléopâtre3 , qui veut le faire pénétrer dans son mausolée sans ouvrir la porte pour échapper ainsi à ses ennemis romains. Cet épisode hautement pathétique, et peu vraisemblable s’il n’eût été historique4 , est repris par les six dramaturges français. Jodelle place ce récit dans le monologue protatique de l’Ombre d’Antoine : Un tel dominateur, un Empereur Antoine, Que ja frapé à mort sa miserable Roine De deux femmes aidee angoisseusement palle Tiroit par la fenestre en sa chambre royale.1 L’accent est mis sur le contraste entre l’héroïsme impérialiste du général et sa triste fin, puisqu’il est tiré par trois femmes et attaché à une corde. Garnier au contraire place ce récit à la fin de sa tragédie, quand Dircet vient faire part des circonstances de la mort d’Antoine : Car la Roine, craignant d’estre faitte captive, Et à Romme menee en un trionfe vive, N’ouvrit la porte, ainçois une corde jetta D’une haute fenestre, où l’on l’empaqueta : Puis ses femmes et elle à mont le souleverent, Et à force de bras jusqu’en haut l’attirerent. Jamais rien si piteux au monde ne fut veu : L’on montoit d’une corde Antoine peu à peu, Que l’ame alloit laissant, sa barbe mal peignee, Sa face et sa poitrine estoit de sang baignee […] Courageuse attiroit cet homme demy mort2 Le général est comme réifié, il est descendu au rang d’objet sanglant et piteux. Cléopâtre au contraire est magnifiée par cet épisode : son obstination est à l’image de la force de son amour. Montreux semble pour sa part condenser ce double héritage. La première évocation de cet épisode est confiée à Cléopâtre, qui rend hommage à son amant : Demy mort et sanglant, vomissant les esprits, Las tu te fis monter jadis puissant Monarque, En ces tombeaux voultez où je cherche la Parque3 Vers la fin de la pièce, c’est le témoin Epaphroditus qui en fait le récit pour mettre en avant la valeur de Cléopâtre, à la fois pitoyable et courageuse : Lors on vit par les mains de ceste pauvre Dame Monter ce pauvre corps desja despouillé d’ame, Qui vomissoit le sang, et se sentant monter, Endurant un travail qu’on ne peut raconter4 Dans les tragédies de Benserade et de Mairet, l’éloge de la reine se poursuit ; le premier met en valeur ses qualités viriles : Non, du haut du tombeau Ses filles d’une corde astiroient ce fardeau, La Reine mesme aidoit en ce vil exercice, Ses delicates mains y faisoient leur office, Ses efforts estoient grands, on n’eut pas tiré mieux, Et son front paroissoit moüillé comme ses yeux. Antoine suspendant la douleur qui le blesse Pour y contribuer avecque sa foiblesse Tendoit ses bras mourans, les roidissoit expres, Se souslevoit un peu, mais retomboit apres.1 tandis que le second dramaturge, plus discrètement, rappelle la sincérité de l’amour de Cléopâtre : Elle est avecque lui dedans son monument, Et l’on dit qu’elle-même en pleurs se consumant, Par une longue corde, à dessein dévalée, L’a tiré du Palais dedans le mausolée, Où la plupart du monde assure qu’il est mort.2 La Chapelle, coutumier des atténuations, développe contre toute attente cet épisode, probablement en raison du texte de Plutarque qui en atteste la vérité. Agrippa en fait un récit très détaillé : Je l’ay veu dépoüillé des marques de son rang, Pasle, défiguré, tout couvert de son sang. Quatre Esclaves, honteux, dans leur douleur profonde, De voir entre leurs mains, un des Maîtres du monde, Sur leurs bras tous soüillez, le portoient en tremblant, Et détournoient leurs yeux de cet Objet sanglant. […] Déjà par Charmion les tissus préparez, Estoient de mille nœuds autour de luy serrez. Déjà la Reyne mesme attachée au cordage, prétoit ses belles mains à ce pénible ouvrage, Un Maistre, un Empereur du Monde, & des Romains, Elevé lentement par de si foibles mains, Paroissoit comme en butte avec ignominie Aux insolens regards d’une Armée ennemie, Chacun l’encourageoit, & luy-mesme animé Par les tendres regards d’un Objet trop aimé, Tâchoit de ramasser ses forces languissantes, Et vers la Reyne encor tendoit ses mains sanglantes

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