Dynamiques de l’occupation du sol et mutations des usages dans les zones humides urbaines

Objets complexes, à la croisée des systèmes urbains et ruraux, terrestres et aquatiques, hortillonnages et chinampas désignent, tous deux, des terrains aménagés pour l’agriculture dans un milieu humide. Rattachés au départ à une région spécifique (Picardie pour les uns et bassin de Mexico pour les autres), les termes sont aujourd’hui couramment utilisés pour qualifier, parfois à tort, différents milieux à travers le monde. Pour clarifier ces dénominations, il faut s’intéresser au préalable à leurs origines, les zones humides.

Milieux d’interface et de transition, ces dernières sont caractérisées par une variabilité spatiale et temporelle qui complexifie les tentatives de définition et de délimitation. Cette confusion se retrouve également dans les relations ambiguës qui unissent les sociétés à ce type de milieu particulier. Longtemps dévalorisées, les zones humides ont vécu une histoire mouvementée marquée par des assèchements systématiques. Si diverses raisons se sont succédé au fil des siècles, l’extension des surfaces agricoles et l’urbanisation sont les deux principaux facteurs de leur disparition.

En contradiction complète avec ces évolutions, certaines sociétés en Europe, en Asie ou en Amérique centrale se sont adaptées à la présence permanente de l’eau en développant des techniques agricoles spécifiques : ainsi sont nés, dès l’époque médiévale, hortillonnages et autres « jardins flottants », dont certains sont encore fonctionnels aujourd’hui. Pourquoi, alors que les politiques prônaient la suprématie des hommes sur la nature, des peuples se sont-ils, à l’inverse, adaptés à leur milieu? Comment peut-on expliquer que, parallèlement à la régression générale des zones humides, certaines d’entre elles sont encore présentes et ce, malgré l’extension croissante de l’urbanisation ?

La ville, au cœur des problématiques 

Notre postulat de recherche accorde à la ville un rôle central dans ces interrogations. Si des zones humides localisées à proximité de centres urbains ont été maintenues jusqu’au XXIe siècle, c’est qu’elles entretenaient – et entretiennent toujours – des relations privilégiées avec eux. Aménagées pour l’agriculture, leur fonction traditionnelle était l’approvisionnement des habitants. En dépit de multiples contraintes (transport par barques, faible superficie des parcelles, etc.), l’agriculture « sur l’eau » reste une activité très productive grâce à l’humidité constante et aux apports réguliers de vase qui fertilisent les sols. L’augmentation croissante de la population, dans des villes aussi diverses que Bourges, Amiens (France), Srinagar (Inde) ou Mexico (Mexique), a permis l’essor puis le maintien de ces systèmes agricoles particuliers. Cette relation d’interdépendance est néanmoins remise en cause au début du XXe siècle avec le développement des transports et la concurrence des exploitations de pleins champs. L’agriculture déclinant, ces zones humides furent progressivement abandonnées et vouées à l’urbanisation. Elles auraient pu complètement disparaître si de nouvelles activités n’avaient pas pris le relais du maraîchage à partir des années 1970.

Cette période correspond à la montée en puissance des questions environnementales où la préservation des zones humides tient une place importante. En 1971, la convention de Ramsar est d’ailleurs adoptée dans un objectif de conservation et d’utilisation rationnelle des zones humides. Ce traité international vise à enrayer la dégradation de ces milieux en reconnaissant leurs « fonctions écologiques ainsi que leurs valeurs économiques, culturelles, scientifiques et récréatives ». Les jardins flottants vont, sans conteste, bénéficier de cet engouement. Après une réduction importante de leur superficie, leurs limites tendent à se stabiliser à la fin du XXe siècle. Mais là encore, la présence d’un centre urbain a engendré des dynamiques particulières. Aujourd’hui insérés au cœur des villes, les sites sont devenus des espaces urbains aux multiples enjeux : réserves naturelles et foncières, sources d’approvisionnement (eau, pêche, agriculture), zones de loisirs, lieux de résidence ou encore pôles touristiques. Leur localisation les place ainsi dans une position paradoxale, à la fois sites stratégiques pour la gestion de la ville et obstacles à l’extension urbaine. Cette évolution, d’une fonction unique d’approvisionnement à une multifonctionnalité, est-elle généralisée à l’ensemble des zones humides urbaines ? Existe-t-il des spécificités locales en fonction des contextes environnementaux et/ou socioculturels ? La diversité des fonctions et des usages, qui sont parfois contradictoires, ne peut-elle pas devenir une contrainte pour des espaces restreints ?

La problématique de cette recherche vise à comprendre les mutations récentes des zones humides urbaines et à s’interroger sur leur avenir face aux multiples enjeux qu’elles représentent. L’objectif est de recentrer l’analyse sur la seconde moitié du XXe siècle, période qui a connu de profonds bouleversements dans leurs utilisations. Pour répondre aux nombreuses interrogations soulevées, cette étude s’appuie sur deux zones humides urbaines aux contextes très contrastés : les hortillonnages d’Amiens (France) et les chinampas de Xochimilco (Mexique).

Hortillonnages d’Amiens et chinampas de Xochimilco : des terrains d’étude pertinents 

Malgré leur superficie inégale (300 ha pour les hortillonnages ; 4 000 ha pour les chinampas) et leur centre urbain disproportionné (170 000 habitants pour 49,5 km² à Amiens contre plus de 18 millions pour 1 540 km² à Mexico), les deux sites ont évolué vers une même convergence morphologique et fonctionnelle. Celle-ci témoigne de relations étroites et similaires entre la ville, le monde rural et l’eau et ce, « au-delà des frontières culturelles et des modèles économiques » (Musset, 2003, p. 326). Aztèques et Amiénois ont en effet, chacun de leur côté, développé des techniques originales d’agriculture pour s’adapter à la présence permanente de l’eau. S’affranchissant des contraintes, ils ont transformé de « simples » zones marécageuses en un réseau complexe de canaux délimitant des parcelles surélevées. Cette réorganisation est à l’origine de paysages originaux qui constituent aujourd’hui l’attrait principal des sites. Après une diminution importante de leur superficie liée au déclin de l’activité maraîchère, les hortillonnages et les chinampas sont devenus, depuis la fin du XXe siècle, des sites multifonctionnels , à la fois lieux de productions et de loisirs. Ils sont également, à des échelles variables, confrontés aux mêmes problématiques (pression urbaine, surfréquentation, dégradations environnementales, fragilisation du secteur agricole, etc.) qui contribuent à déstabiliser leur organisation et leur fonctionnement.

L’exploitation des références sur les chinampas de Xochimilco fut complexifiée par l’éloignement du site et la dispersion des sources à travers le monde. La recherche a donc débuté en France dans les bibliothèques parisiennes, en particulier celle de l’Institut des hautes études d’Amérique latine (IHEAL). Elle s’est ensuite poursuivie au Mexique, lors des missions de terrain, où d’autres références ont pu être consultées à la bibliothèque de l’université de Mexico (UNAM), au Centre d’information et de documentation de Xochimilco (CIDEX) et à la Casa Chapa (centre de documentation sur Mexico situé à Tlalpan). Pour les hortillonnages d’Amiens, l’accès à différentes bibliothèques (Paris et Amiens), aux Archives départementales de la Somme et au siège d’Amiens Métropole ont permis d’accéder à la majorité des références.

L’importance des thématiques écologiques se retrouve également dans les interventions lors de colloques. Ainsi, le compte rendu du Second séminaire international de recherche de Xochimilco (Stephan-Otto, 1995a) réunit 51 communications (sur 59) traitant de ces questions (14 sur la végétation, 12 sur la pollution de l’eau, 11 sur la faune, 11 sur la préservation du site et 3 sur les variations climatiques et géologiques). Les 8 dernières se répartissent entre propositions de nouvelles techniques agricoles, études anthropologiques, aspects culturels et patrimoniaux de Xochimilco.

Malgré une certaine redondance, ces nombreuses études biologiques ont permis d’évaluer précisément le degré de détérioration du site. Les travaux relatifs à l’agriculture ont, quant à eux, apporté un premier éclairage sur les techniques utilisées et les difficultés auxquelles sont confrontés les exploitants. Si les chiffres varient selon les sources, tous les auteurs concluent à un recul généralisé de l’agriculture traditionnelle et à une mutation des modes de production vers des techniques intensives au cours des dernières décennies.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE – ZONES HUMIDES URBAINES : DES SYSTÈMES COMPLEXES ET ÉVOLUTIFS
Chapitre 1 – Zones humides urbaines : des milieux spécifiques ?
Chapitre 2 – Hortillonnages d’Amiens et chinampas de Xochimilco : deux sites similaires malgré des contextes très différents
Chapitre 3 – Quelle démarche méthodologique pour appréhender des systèmes complexes et évolutifs ?
DEUXIÈME PARTIE – APPROCHE DE L’OCCUPATION DU SOL DANS LES HORTILLONNAGES ET LES CHINAMPAS À DIFFÉRENTES DATES
Chapitre 4 – Exploitation des photographies aériennes sur un site-test : les hortillonnages d’Amiens
Chapitre 5 – Transposition de la méthode dans un contexte différent : les chinampas de Xochimilco
Chapitre 6 – Exploitation complémentaire des images satellites pour appréhender l’environnement global des chinampas
TROISIÈME PARTIE – DE LA DYNAMIQUE À LA PROSPECTIVE
Chapitre 7 – Comparaison des dynamiques spatiales sur les hortillonnages et les chinampas
Chapitre 8 – Gestion de l’espace : entre contraintes et atouts
Chapitre 9 – Quelle gestion future pour ces sites ?
CONCLUSION GÉNÉRALE

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