Dynamiques réputationnelles et célébrité

L’architecture est l’art de concevoir et de construire des espaces ou édifices publics (habitats, bâtiments civils et religieux, équipements publics tels que des ponts ou aqueducs, villes dans leur intégralité…) ou privés (sièges sociaux, ensemble de bureaux, sites de production… pour des entreprises privées). L’architecture se distingue de la « simple construction » par le souhait de « faire œuvre », de proposer un édifice évalué sur sa fonctionnalité mais aussi sur son esthétisme (Champy, 2001).

De prime abord, ce tableau ne semble pas refléter complètement la conception commune de l’artiste, qui recherche la création et l’inspiration mais rejette la reconnaissance hors du cercle des pairs à court terme (Becker, 1988 ; Boltanski et Thévenot, 1991 ; Heinich, 1996, 1999). Heinich explique « l’éthique de la création intellectuelle et artistique, privilégiant l’intériorité des motivations et l’autonomie du travail créateur contre l’extériorité des enjeux  hétéronomes, stigmatisés comme superficiels, mondains, voire bassement intéressés » (1999 : 256). Mais la notion d’industrie créative, et notamment l’architecture, semble remettre en question cette dichotomie : l’architecte semble concilier art, marché et reconnaissance hors du cercle privilégié des pairs et des experts.

D’après un rapport de l’UNESCO (2006), une industrie créative correspond à une activité de création, de production et de commercialisation limitées de biens artistiques et culturels. La création est protégée par le droit d’auteur ou un autre titre de propriété intellectuelle, et la production des bien matériels et de services est limitée en nombre ; par exemple, l’architecture, le design, la publicité, ou encore l’industrie du luxe sont des industries créatives. Elle se distingue des industries culturelles, qui visent à reproduire en masse la création, protégée par le droit d’auteur (comme par exemple les productions cinématographiques, la radio, les jeux vidéos, ou encore la musique et l’édition) et des activités culturelles, activités dont la création est protégée par le droit d’auteur, mais qui n’ont pas de visée industrielle (tels que les arts visuels comme la sculpture, les arts du spectacle comme la danse ou le théâtre, et le patrimoine comme les musées).

Les industries créatives sont également distinctes des activités créatives ou industries culturelles par leur rapport au marché. Les industries créatives ont un rapport au marché bien moins diffus que les activités créatives ou industries culturelles. A ce titre, l’architecte semble se positionner à cheval sur trois mondes : l’art, le marché et la reconnaissance. En effet, l’architecte, en tant que membre d’une industrie créative, est marqué par l’enjeu crucial de la reconnaissance élargie, hors du cercle de leurs pairs, à « court terme ». Cette reconnaissance élargie est nécessaire pour exercer la profession et répondre aux exigences de production de bâtiments. Dans ce cadre-ci, l’architecture est un « art sur commande » (Biau, 1998):
l’architecte répond aux souhaits d’un commanditaire qui demande de créer ou de rénover un bâtiment, et réussit ainsi à associer singularité/art et marché. Contrairement aux artistes des Beaux-arts qui recherchent une reconnaissance auprès d’un plus large public à long terme (Becker, 1988) et rejettent la notion de marché et d’argent (Caves, 2000 ; Eikhof et Haunschild, 2006), les membres des industries créatives n’opposent pas la création, la reconnaissance à court terme et le revenu : , l’architecte est certes un artiste, un expert technique en matière de construction, mais aussi un manager qui gère une entreprise, dont peuvent dépendre un, voire plusieurs salariés, et un prestataire de service devant contenter ses clients. L’architecte combine donc compétences créatives, techniques et organisationnelles. Ainsi l’architecture, en tant qu’industrie créative, peut être perçue comme « une chance de rassembler deux extrêmes : l’art et le marché, dans le but d’aller au-delà de ce clivage et ainsi créer de nouvelles opportunités » (Hartley, 2005 : 5).

Ce rapport au marché et à la reconnaissance élargie , où les architectes les plus reconnus sont aussi ceux qui gagnent le plus d’argent. En ce sens, l’architecture se présente comme une activité à deux vitesses. D’une part, les architectes les plus reconnus reflètent une population masculine, expérimentée, cannibalisant le chiffre d’affaire de la profession. D’autre part, les autres architectes, moins reconnus, ont moins de moyens et de visibilité que le petit cercle de confrères précédemment décrit. Le rapport à la reconnaissance mais aussi au marché semble très ancré en architecture.

Si les arts du spectacle ou les arts visuels ont été étudiés par la sociologie de l’art pour comprendre la construction de reconnaissance d’un artiste, et notamment la combinaison (ou non) de reconnaissance auprès des pairs, des clients, … et d’un large public, ce thème n’a pas encore été suffisamment étudié dans les industries créatives. En effet, la majorité des sociologues de l’art ne conçoit pas l’art comme allant de pair avec l’acceptation du marché et la reconnaissance étendue à court terme, et de fait ne semble pas pouvoir expliquer la construction de reconnaissance au sein d’une industrie créative. Cette thèse propose de combler ce manque en combinant sciences de gestion, grâce aux concepts de réputation et de célébrité, et sociologie de l’art, pour étudier la construction de reconnaissance dans les industries créatives. L’architecture française contemporaine, et plus particulièrement l’étude des trajectoires professionnelles des architectes français contemporains les plus reconnus, peut nous apprendre beaucoup sur ce sujet.

Table des matières

1. Chapitre 1 : Introduction. Construction du cadre théorique, empirique et méthodologique de la thèse
1.1 Fondements théoriques
1.1.1 Préambule : la sociologie de l’art comme point de départ théorique de la thèse
1.1.2 Fondements théoriques de la conception néo-institutionnelle de la réputation
1.1.3 Pas de célébrité sans être préalablement réputé
1.1.4 Proposition d’un cadre théorique : Réputations et célébrité dans les industries créatives
1.2 Présentation du terrain d’étude : l’architecture française contemporaine
1.2.1 L’architecture, une industrie créative
1.2.2 L’architecture française comme champ organisationnel
1.2.3 La complexité du métier d’architecte
1.2.4 Différentes conceptions de la reconnaissance de l’architecte et de ses œuvres
1.2.5 L’architecture française comme une activité créative dynamisée par la construction de réputation individuelle
1.2.6 Positionnement de la thèse vis-à-vis du débat sur le réseau et le mérite des célébrités
1.2.7 La vision néo-institutionnelle de la réputation appliquée à la réputation individuelle
1.3 Cadre méthodologique
1.3.1 Création d’un cadre empirique cohérent pour les trois études
1.3.2 Premier questionnement théorique et méthodologie qualitative associée
1.3.3 Second questionnement théorique et méthodologie qualitative associée
1.3.4 Troisième questionnement théorique et méthodologie quantitative associée
2. Chapitre 2 : Repérage d’une réputation auprès d’une audience extérieure à un champ organisationnel
Résumé du chapitre 2
Summary of Chapter 2
Introduction
2.1 Theoretical Background
2.1.1 Permanent field actors and their reactions to institutional pressures
2.1.2 Temporary actors: no search for legitimacy in a field
2.2 Methodology
2.2.1 Research design
2.2.2 Data collection
2.2.3 Data analysis
2.3 French architecture as a highly institutionalized field
2.4 QSR: a temporary actor in the French Organizational Field
2.4.1 Phase 1: Adopting but questioning the architectural contest’s rules
2.4.2 Phase 2: Challenging the architectural contest by importing rules from another field
2.4.3 Phase 3: Adapting the institution to decide who to work with
2.5 Findings
2.5.1 Result 1: “Surfing on institutions”: temporary actors playing with the rules of the field
2.5.2 Result 2: “Surfing on institutions”: limited impacts on institutions and fields
2.5.3 Result 3: “Surfing on institutions”: temporary actors combining procedures across field boundaries
2.6 Discussion and conclusion
3. Chapitre 3: Construction de plusieurs réputations dans un champ organisationnel
Résumé du Chapitre 3
Summary of Chapter 3
Introduction
3.1 Reputation in a creative organizational field
3.1.1 Reputation in one audience
3.1.2 Facing several audiences: the challenge of reputation-building in an organizational field
3.2 Method
3.2.1 Research context and cases selection
3.2.2 Data collection
3.2.3 Data analysis
3.3 Towards a cumulative model of reputation-building within the French architecture field
3.3.1 Building reputation among three audiences
3.3.2 Accumulating traces for the three reputations: self-reinforcing reputational dynamics within and between audiences
3.3.3 A cumulative model: combining three types of reputations over time
3.4 Discussion
3.5 Conclusion and future research
4. Chapitre 4: Conclusion

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