Enjeux de la réforme des services urbains

Enjeux de la réforme des services urbains

Fragmentation socio-spatiale et réseau urbain de gaz naturel

L‟étude des infrastructures urbaines apparaît comme un moyen scientifiquement intéressant d‟aborder la question de la morphologie urbaine d‟une ville. Le Caire est souvent retenu dans la littérature géographique43 comme un exemple particulièrement significatif du sens pris par l‟évolution contemporaine des grandes métropoles. Le développement des compounds luxueux et autres gated communities dans le désert, en périphérie de la ville, qui cultivent l‟entre-soi à l‟écart de la ville populeuse et du cœur historique de la métropole est un cas d‟étude courant dans l‟illustration des symptômes de la ségrégation urbaine. Or, peu de place est faite à l‟évolution de la structure urbaine du Caire au cœur même de la capitale. Les phénomènes de ségrégation, fragmentation, division, ou encore de différenciation spatiale, y sont tout aussi observables, mais sous des formes peut-être moins manifestes et plus complexes à déterminer dans un espace plus dense et interconnecté. En outre, si ces phénomènes sont souvent associés à une vision négative de l‟évolution des grandes métropoles, ils n‟expriment pourtant pas les mêmes réalités. La ségrégation spatiale peut-être définie « comme la mise à l’écart [et son résultat spatial] d’un groupe social ou d’individus pour des raisons raciales, religieuses, culturelles, sociales, sexuelles ou autres » 44, elle repose alors sur une volonté, qu‟elle soit d‟entre-soi ou d‟exclusion, de la part de certains   acteurs. En revanche, la division spatiale désigne simplement la manifestation dans la morphologie urbaine d‟une différenciation de l‟espace. Le concept est plus neutre et désigne, en l‟occurrence, une réalité de la forme urbaine. Mais la différenciation de l‟espace n‟est pas forcément la traduction d‟une rupture des liens de la cohésion socio-spatiale, elle peut parfaitement s‟accompagner d‟une intégration du même type à d‟autres échelles. Le modèle du zoning urbain en est une illustration. C‟est alors la fragmentation qui désigne la forme d‟une division spatiale plus profonde remettant en cause cette cohésion. Toute la différence s‟incarne en réalité dans le type des facteurs de la différenciation : la différenciation peut alors être intégratrice ou discriminante. Pour reprendre la définition de Coutard (2008, p.1) dans le cadre de la réflexion sur les services urbains, la différenciation est fondée sur « l‟approvisionnement de différents (groupes de) usagers avec différents services » alors que la discrimination désigne « une forme socialement régressive de la différenciation (qui se réalise potentiellement ou de fait au détriment des groupes aux revenus les plus bas ou les plus défavorisés) ». Autrement dit, la théorie du splintering urbanism -de la fragmentation socio-spatiale- de Graham et Marvin (2001), à l‟endroit des services urbains en réseau, est fondée sur le fait que les nouvelles formes d‟organisation en réseau seraient aujourd‟hui à l‟origine du renforcement des discriminations au détriment d‟espaces urbains déjà défavorisés socialement et économiquement. Dans cette partie, nous souhaitons ainsi analyser dans quelle mesure le réseau urbain de gaz naturel renforce, dans l‟espace métropolitain du Grand Caire, la fragmentation socio-spatiale. En outre, il s‟agit aussi de savoir si la configuration du réseau urbain de gaz naturel exprime la même fragmentation que les autres réseaux urbains d‟eau, d‟électricité ou encore d‟assainissement. Le raccordement au réseau de gaz s‟inscrit-il pour les habitants dans les mêmes configurations que le raccordement aux autres réseaux ? Et quel rapport entretient l‟organisation du service de distribution de bouteilles de gaz GPL avec celle -industrielle- du service de réseau censé s‟y substituer ? Il s‟agit alors dans un premier temps, non pas de réfléchir aux logiques de l‟organisation et de la gestion du service public de distribution de gaz (objet de la partie B) mais d‟analyser les rapports entre réseau, morphologie urbaine et division socio-spatiale du Caire. Autrement dit, quelle ville nous dessine ce réseau ? 

Un réseau socialement discriminant

L‟installation du réseau urbain de gaz naturel a commencé au Caire au début des années 1980. Le gouvernorat du Caire45 a alors été parmi les premières zones en Egypte à être raccordées. En effet, les habitants du quartier de Heluan46 -qui compte une des plus grandes zones industrielles de la métropole- ont été les premiers connectés en janvier 1981, suivis directement des quartiers d‟El Maadi, Medinat Nasr, Heliopolis et 15 de Mai. Quant au gouvernorat de Giza, sur la rive opposée du Nil, les premières connexions ont commencé en janvier 1987. Au total, fin 201047, on compte 1 000 010 foyers raccordés dans le gouvernorat du Caire, 506 000 dans le gouvernorat de Giza et 280 000 dans celui de Qalioubiya. Ainsi, après plus de 25 ans, comment se répartit le réseau ?

L’hypothèse d’une discrimination socio-économique

La carte48 de la figure 3 a été réalisée à partir des plans du Natural Gas Program for Greater Cairo 200749 de Town Gas (société locale de distribution chargée des raccordements dans une grande partie du Grand Caire). Elle présente les « zones déjà raccordées » au réseau de gaz naturel en 2007 et les « zones prévues pour le raccordement » sur la période 2008-2012. Enfin, les zones urbanisées non-marquées par une de ces références sont, quant à elles, ni raccordées, ni prévues pour un raccordement prochain. A quelques exceptions près liées à des vérifications réalisées sur le terrain, nous ne pouvons trancher sur le statut aujourd‟hui « raccordé » ou « non-raccordé » des zones pour lesquelles le raccordement est prévu50 . 45 Région administrative du Caire à ne pas confondre avec la région métropolitaine du Grand Caire qui comprend aussi les gouvernorats de Giza et Qalioubiya 46 Ce quartier n‟est pas représenté sur les cartes de la région centrale du Grand Caire pour des raisons pratiques de lisibilité. Il se situe à une quinzaine de kilomètres au sud du Caire, à l‟extrême sud de la métropole à proximité de la ville nouvelle du 15 de mai 47 Selon les chiffres recueillis auprès de Samy Abd El Hakim El Faramawy, directeur général chargé des opérations de raccordement au réseau de gaz auprès de EGAS, (Entretien du 14/12/2010) 48 Ces cartes sont volontairement recadrées sur l‟espace central du Grand Caire, soit environ dans les limites du périphérique routier pour des questions de lisibilité cartographique mais aussi en raison de la localisation de nos enquêtes de terrain qui se sont concentrées dans cette zone. En outre, le reste de la métropole couvre majoritairement des zones rurales ou désertiques peu concernées par le projet de connexion au gaz naturel, si ce n‟est les villes nouvelles du 6 Octobre, 10 de Ramadan, Badr City, 15 de mai et le quartier industriel de Heluan au Sud.  Néanmoins, cette carte nous donne une image de la division spatiale de l‟espace métropolitain entre espaces raccordés et non-raccordés en 2007 après plus de 25 ans d‟extension du réseau. On remarque alors que la répartition est assez franche entre de grands ensembles urbains connectés -autour des quartiers de Heliopolis, Medinat Nasser, Garden City, Al Maadi et les îles de Zamalek et Manial pour le gouvernorat du Caire, et de Imbaba, Mohandessîn, Agouza, Doqqi et Faysal pour celui de Giza- et le reste de l‟agglomération non-connecté. Nous faisons alors l‟hypothèse que les quartiers connectés sont autant de premium networked spaces (MARVIN et GRAHAM 2001, p. 249 sq.), ces espaces connectés en priorité, dans lesquels on retrouve les élites et les classes sociales aux revenus les plus élevés, et qui concentrent toutes les aménités urbaines au détriment d‟autres espaces moins favorisés (théorie du « bypassing » 51). Autrement dit, nous faisons l‟hypothèse que la répartition spatiale entre espaces connectés et non connectés (tout comme les logiques temporelles du raccordement) recoupe une différenciation sociale et économique des espaces. La figure 4 présente alors la répartition des étudiants masculins inscrits à l‟université selon leur district d‟origine dans la région du Grand Caire en 1996. A défaut d‟avoir pu accéder à des données socio-économiques telles que les revenus par foyer, nous avons retenu le critère scolaire, et en particulier universitaire, comme un élément important du profil socioéconomique des familles52. Les zones en rose clair (sous la moyenne régionale) sur la carte désignent ainsi des espaces socialement et économiquement peu favorisés à l‟inverse des deux autres types de zone. 2013 puis 2014 et dernièrement à 2015. Il est en outre très difficile de démêler le faux du vrai en matière de statistiques étant parfois manipulées à des fins sinon politiques au moins de marketing. 51 La théorie du « bypassing » (« effet tunnel ») (MARVIN et GRAHAM 2001) désigne « la stratégie de connexion des usagers puissants et « de valeur » et de leurs espaces, alors qu‟en même temps, les usagers qui ne sont ni puissants, ni « de valeur » et leurs espaces sont laissés pour compte » (COUTARD 2008) 52 Nous postulons que l‟inscription à l‟université d‟un homme est un élément discriminant directement lié aux capacités socio-économiques de la famille. Outre que la poursuite d‟études nécessite certaines ressources financières, elle implique surtout la disponibilité de la personne concernée, autrement dit qu‟elle ne soit pas une source de revenu indispensable pour la famille (et pour des raisons culturelles, le profil féminin est alors moins pertinent). De plus, le profil social de la famille est souvent lié à un modèle socio-culturel qui implique ou pas de faire des études. Enfin, si les données datent de 1996, nos recherches nous ont confirmé que la répartition socioéconomique des foyers du Caire n‟avait pas énormément évolué ces quinze dernières années. 23 Figure 3 : Carte du plan de raccordement au réseau de gaz naturel dans la région centrale du 24 Grand Caire – 2008-2012 Figure 4 : Carte de la répartition des étudiants masculins inscrits à l’université selon leur district de provenance dans la région centrale du Grand Caire en 1996 A la comparaison des figures 3 et 4, on se rend compte que la répartition géographique des foyers raccordés au réseau de gaz naturel recoupe sensiblement la répartition des foyers selon le critère socio-économique. Pour le gouvernorat du Caire, les quartiers de Medinat Nasser, Heliopolis (à l‟est), d‟Al Maadi (au sud), de Qasr El Nil (centre de Downtown), Garden City et les îles de Zamalek et Manial apparaissent comme des espaces favorisés. Signalons 25 d‟ailleurs que pour certains d‟entre eux, ils ont été parmi les premiers quartiers connectés…en Egypte (voir plus haut). Pour le gouvernorat de Giza, on peut citer les zones centrales de Doqqi, Agouza et Mohandessîn ainsi que Faysal au sud-ouest. Ainsi, tous les espaces apparaissant comme les plus favorisés d‟un point de vue socio-économique sont effectivement déjà raccordés au gaz naturel. A l‟inverse, la plupart des quartiers socio-économiquement non-favorisés ne sont toujours pas connectés plus de 25 ans après les premières connexions. Citons alors les quartiers populaires du gouvernorat du Caire : Al Marg, Shubra Al Khayma (Nord), Bulaq Abu El „ila, certaines zones de Downtown et de Sayyida Zeinab et surtout les vastes zones d‟habitat informel de Manshiet Nasser (au centre) et Dar El Salam (au sud). Pour le gouvernorat de Giza, citons Omraneyya, Ard el Lewa, Al Warraq et la grande zone informelle de Boulaq Al Dakrour. Néanmoins, il faut signaler que la plupart de ces zones sont prévues pour la connexion -et nous avons pu constater l‟avancée des travaux à Omraneyya et Sayyida Zeynab lors de nos enquêtes- et qu‟une partie d‟une zone populaire comme Imbaba (nord de Giza) est déjà connectée. Autrement dit, on peut constater que la discrimination spatiale des foyers dans le raccordement au réseau recoupe effectivement une différenciation socio-économique des espaces, et qu‟émergent visiblement des espaces qu‟on pourrait alors qualifier de premium networked spaces. Pourtant, l‟exemple d‟Imbaba et le raccordement prévu de la plupart des zones populaires permettent d‟apporter une nuance au constat général.

L’émergence de premium networked spaces et d’espaces laisséspour-compte

Afin d‟aller plus loin dans l‟analyse, la comparaison avec les configurations spatiales des autres réseaux de service urbain s‟impose. C‟est l‟objet de la figure 5 qui juxtapose quatre cartes illustrant successivement les configurations des réseaux d‟eau potable, d‟électricité, d‟assainissement et de gaz naturel selon le même jeu de données issues du recensement 2006 de l‟agence CAPMAS (l‟agence de statistiques égyptienne). Les cartes ont été réalisées sur une logique de non-raccordement aux réseaux. Dans un objectif de comparaison des situations, le taux de non-raccordement par qism (département 26 administratif) paraît en effet plus parlant, d‟un point de vue cartographique, que celui de raccordement dans un espace marqué par la généralisation récente des raccordements. A l‟échelle égyptienne, en milieu urbain, 99,3% des foyers ont accès à l‟eau potable et 82,6% au réseau d‟assainissement53. Ainsi, selon les cartes, plus la couleur de la zone est foncée et plus celle-ci compte de foyers non-raccordés. Il nous faut enfin préciser que les données ne tiennent pas compte des « bâtiments en situation d‟irrégularité du point de vue légal » 54 . Figure 5 : Cartes de la répartition des foyers non-raccordés aux réseaux généraux d’eau potable, d’électricité, d’assainissement et de gaz naturel dans la région centrale du Grand Caire en 2006 Voir page suivante Nous pouvons d‟abord remarquer le décalage majeur entre les situations des réseaux d‟eau, d‟électricité et d‟assainissement d‟une part et le réseau de gaz naturel d‟autre part. Si dans le premier cas, la majorité de la population est raccordée aux différents réseaux (avec une moyenne de non-raccordement autour de 3%), tel n‟est pas le cas du réseau de gaz qui à l‟inverse présente un taux moyen de non-raccordement de 70%. Nous pouvons y voir la traduction d‟un réseau de gaz naturel qui constitue certes une infrastructure récente mais surtout, un service secondaire par rapport à celui d‟électricité, d‟eau ou d‟assainissement. En effet, contrairement à ces derniers, le réseau de gaz ne constitue qu‟une alternative du service public du gaz, le service de bouteilles de gaz constituant l‟autre alternative. Bref, le raccordement au réseau de gaz naturel apparaît comme un privilège au regard des autres réseaux. De plus, nous pouvons constater que la plupart des espaces repérés précédemment comme des espaces favorisés d‟un point de vue social et économique, et également du point de vue de leur raccordement au réseau de gaz, confirment leur statut au regard des autres réseaux. Ils présentent les plus faibles taux de non-raccordement à l‟échelle de l‟agglomération.

Table des matières

INTRODUCTION
Contexte
Postulat de recherche
Problématisation
Méthodologie
PARTIE A : Fragmentation socio-spatiale et réseau urbain de gaz naturel
I. Un réseau socialement discriminant
1. L‟hypothèse d‟une discrimination socio-économique
2. L‟émergence de premium networked spaces et d‟espaces laissés-pour-compte
3. Les frais de connexion et l‟exclusion urbaine
II. Un réseau techniquement discriminant
1. Conditions techniques
2. La densité : normes techniques vs. nécessités économiques
3. Habitat informel : normes techniques vs. normes juridiques
III – Discriminations du réseau ou discriminations du service
1. Connecté/non-connecté : enjeu de modernisation
2. Connecté/usager des bouteilles de gaz : enjeux de la substitution
3. Avoir le choix de l‟alternative ou les déficiences du service de distribution de bouteilles de gaz
Conclusion A
PARTIE B : Gestion publique et réforme du service urbain du gaz
I. Un service privatisé sous contrôle étatique étroit
1. La privatisation de la distribution
2. Restructuration du secteur gazier : antichambre à la libéralisation ?
3. Un secteur stratégique du modèle économique et socio-politique égyptien
II. Une gestion publique centralisée et politisée
1. Une administration déconcentrée mais pas décentralisée
2. Une gestion publique clientéliste
3. Un échelon métropolitain absorbé par le projet national
III. Un secteur informel intégré
1. Un secteur informel imbriqué dans le secteur public
Conclusion B
CONCLUSION
Annexes
Bibliographie
Table des illustrations

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