Entre crise financière de 2008 et loi « Grenelle II » de 2010, quelle place pour l’administrateur de sociétés cotées ?

Peu de mandats tels que le mandat d’administrateur auront autant vu de mutations au cours de l’histoire. Ainsi, fin XVIIIe – début XIXe siècle, le conseil d’administration représente-t-il seulement ceux des actionnaires qui détiennent le plus grand nombre d’actions , au point de conduire la Banque de France à exiger la possession individuelle minimale de 30 actions pour figurer au conseil. A la même époque s’esquisse une distinction entre conseil d’administration, représentant les actionnaires les plus importants, et conseil de direction, rassemblant les gestionnaires des sociétés, comme dans la Compagnie des Indes . Au fil du temps et de la législation, la place du conseil d’administration dans les sociétés de personnes, puis de capitaux oscille entre l’exercice effectif du pouvoir de direction, et le rôle plus restreint de supervision des actes de la direction générale. Une tendance est néanmoins continue : la disparition de l’obligation pour l’administrateur d’être actionnaire de la société pour laquelle il détient un mandat.

Depuis le début des années 2000 et la loi dite sur les « Nouvelles Régulations de l’Entreprise » (NRE), le conseil d’administration et l’administrateur ont perdu les pouvoirs de direction qu’ils avaient auparavant pour se voir accorder un pouvoir d’information, de détermination des grandes orientations de la société, et le pouvoir de se saisir de toute question intéressant la bonne marche de la société. Désormais, la fonction de « PrésidentDirecteur Général » est scindée en deux, ce qui autorise une répartition soit associée, soit dissociée, suivant que cette scission ait été adoptée par les sociétés concernées.

Les fondements historiques et conceptuels des sociétés commerciales modernes

La société de capitaux moderne

Les sociétés sont apparues en Europe occidentale sous l’Ancien Régime. Créées par charte royale, celles qui étaient d’abord des sociétés de personnes ne pouvaient avoir comme objet que la réalisation de services d’intérêt public. Les sociétés se sont d’abord développées par la pratique, ainsi, on prit peu à peu l’habitude de réunir de temps en temps l’assemblée générale des associés surtout lorsque les choses vont mal mais aussi pour répartir les bénéfices et dividendes.

Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, l’idée d’une démocratie des actionnaires ne s’impose pas alors, et l’on voit plutôt se développer une forme d’oligarchie. Nommé dans les statuts ou désigné par l’assemblée des actionnaires, le conseil d’administration représente les actionnaires les plus importants dont il est souvent exigé, on l’a vu, la possession d’un nombre élevé d’action.

Il semblerait qu’après la Révolution Française, les sociétés se soient à la longue développées comme autant de domaines strictement privés où le patron est maître dans son domaine, et transmet son bien à ses héritiers après s’être fait un nom comme « chevalier d’industrie ». Selon Pierre-Yves Gomez, l’entreprise a constitué une poche de résistance à l’évolution politique moderne et [qu’] elle a maintenu les valeurs de l’ordre ancien contre la modernité».

Toutefois à partir des années 1930, le gouvernement paternaliste et familial traditionnel a disparu et laissé place au gouvernement managérial, le gouvernement des « experts ». En effet, l’omniprésence traditionnelle du dirigeant devient inadaptée face à la complexité des questions sociales ou commerciales, et appelle la mise en place de techniques de management. En outre, l’augmentation de la taille de l’entreprise nécessite l’appel à d’autres actionnaires ou à des banques, lesquels entendent exercer un contrôle sur la société. Enfin, « l’entreprise aussi longtemps qu’elle est instituée comme espace « privé », c’est-à-dire, séparé et même opposé à l’espace politique « public », entre en tension avec son environnement politique, tendanciellement démocratique » . L’émergence des « technocrates » entraîne donc la marginalisation des anciens propriétaires et des petits porteurs qui, s’ils sont encore les détenteurs de la souveraineté effective, perdent l’autorité de diriger, n’ayant pas le savoir scientifique propre aux managers.

Dans le même temps, le début du XXe siècle voit la transition de la propriété « bien » à la propriété « créance » par le moyen du titre. C’est-à-dire que la prise de participation d’un petit porteur dans une société cotée devient de plus abstraite, celui-ci n’étant plus détenteur d’un bien apporté à celle-là, mais titulaire d’une créance matérialisée par un petit morceau de papier sauvant les apparences du meuble corporel. La difficulté réside dans le fait que le titre ne représente qu’une créance. Cette abstraction progressive éloigne l’actionnaire de sa société, et souligne d’autant plus que les actionnaires individuels ne peuvent prétendre être fondateurs de la société dont ils ont souscrit les actions, puisqu’ils ne sont ni parties au contrat originaire et ne passent pas contrat avec les autres actionnaires ce qui remet en question l’existence de l’affectio societatis qu’ils sont censés avoir .

La vision de l’assemblée des actionnaires comme le lieu d’exercice d’une démocratie directe semble peu pertinente, et si démocratie il devait exister, il s’agirait plutôt d’une démocratie indirecte où les actionnaires délivrent un mandat aux administrateurs au sens du droit public, c’est-à-dire un mandat par lequel les administrateurs représentent la société commerciale dans son ensemble, et non les actionnaires en eux-mêmes. Comme le souligne Ripert, de même que les élus représentent la nation dans son ensemble et non leurs électeurs, de même les administrateurs sont des organes de la société et non des représentants. « La conception contractuelle a imposé le régime démocratique et l’expression contrat social est ici d’une absolue justesse. Le groupement se créée par le contrat. Les contractants conservent la souveraineté mais le délèguent. En droit, ils sont les maîtres absolus de la société».

Par conséquent il semble vain de prôner la démocratie des actionnaires à une époque où l’actionnariat individuel tend à se raréfier. Philippe Bissara affirme que le législateur de 1966 partait de l’hypothèse d’un actionnariat de personnes physiques ou morales ayant un lien direct et assez durable avec la société dont ils détiennent les titres, hypothèse pertinente pour les sociétés fermées, mais inadéquate pour les sociétés cotées dont les titres changent souvent de mains. Si l’idée d’une démocratie indirecte peut convenir à une société fermée, elle est inopérante pour une société cotée où l’affectio societatis est absent, et où l’objet de l’investissement, porté par la gestion collective plus que par l’actionnariat individuel, s’avère être davantage le retour sur investissement que l’adhésion à un projet d’entreprise. Il faut donc que ceux des actionnaires individuels ou des investisseurs qui aspirent à user de leurs droits politiques soient aidés en cela par le conseil d’administration .

L’administrateur face à la gestion de la société

L’intérêt social
Il résulte du constat précédent que la première mission de l’administrateur n’est pas la garantie de la démocratie actionnariale, mais la performance de la société qu’il sert. Or, l’administrateur est souvent vu comme le « gardien de l’intérêt » social, avant le contrôle du juge en cas de contentieux. Les discussions doctrinales ont été vives sur le sujet, l’enjeu de la question étant de déterminer si l’intérêt social répondait au seul intérêt des actionnaires, ou à l’intérêt des actionnaires et des parties prenantes à l’entreprise, les réponses proposées ayant des impacts sur la performance, la vision, et la conduite des sociétés.

Dire que l’intérêt social se confond avec l’intérêt des associés signifie qu’il « est l’intérêt de chacun des associés, identique pour tous, tel qu’il est défini dans l’acte de société ; c’est un intérêt personnel mais objectivé par son inscription dans le pacte social […] parce qu’il est commun, […] l’intérêt social ne saurait être réduit aux aspirations égoïstes de certains associés » . Dire au contraire que l’intérêt social englobe l’intérêt de l’entreprise comme l’a développé l’Ecole de Rennes avec Jean Paillusseau signifie que la gestion de la société doit être développée dans « le respect des contraintes inhérentes à l’entreprise, c’est-àdire pesant sur la société en sa qualité d’entrepreneur et d’employeur ».

Il nous semble que l’intérêt social est avant tout l’intérêt commun des actionnaires qui repose sur l’heureuse réalisation de l’objet social entraînant la prospérité de l’entreprise et par suite l’enrichissement de ses actionnaires. La difficulté repose en fait sur la distinction entre opérateur et actionnaire, entre l’entreprise et le marché. Bissara démontre clairement le hiatus entre l’opérateur, qu’il soit actuel ou potentiel, durable ou éphémère, et l’actionnaire, compris implicitement comme l’investisseur fidèle . Aussi, l’intérêt social repose-t-il sur le succès de la réalisation de l’objet social assorti de bénéfices pour les actionnaires ; l’intérêt de l’opérateur de marché est simplement le revenu de ses titres. C’est pourquoi, l’administrateur a pour mission de veiller à la bonne réalisation de l’objet social, cette réalisation se concrétisant dans l’administration et la disposition par les dirigeants et leurs délégataires des biens et ressources de l’entreprise.

Table des matières

Introduction
I. L’administrateur, acteur de la performance financière de l’entreprise
A. Les fondements historiques et conceptuels des sociétés commerciales modernes
B. L’exigence d’un administrateur compétent
C. Droits de l’administrateur et performance économique
I. L’administrateur, acteur politique de l’entreprise
A. Un rôle d’intermédiaire entre certaines parties prenantes et l’exécutif
B. L’administrateur et la conduite de la société
C. L’écueil du « tout éthique »
Conclusion

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *