Évaluation de la valeur des massifs de forêt résiduelle pour la conservation du caribou forestier

La conservation des espèces menacées ou vulnérables est maintenant devenue un enjeu mondial, alors que le taux d’extinction ne cesse d’augmenter (Ehrlich et Wilson 1991; Pimm et Raven 2000). De nombreuses causes sont avancées pour expliquer ce phénomène, telles que le réchauffement planétaire (McLaughlin et al. 2002; Thomas et al. 2004), la pollution (Czech et Krausman 1997) et les interactions avec des espèces invasives (Czech et al. 2000), mais la principale raison demeure la perte nette d’habitat au profit de l’utilisation anthropique du territoire (Fahrig 1997, 2001; Schmiegelow et Münkkünen 2002; Kerr et Cihlar 2004). À ce chapitre, les forêts sont des écosystèmes subissant beaucoup de pression anthropique. La forêt boréale compte à elle seule pour 26% de toute la surface forestière de la planète et demeure, malgré tout, encore largement intacte et continue (Bryant et al. 1997; Burton et al. 2003). Elle est toutefois exploitée, la récolte de matière ligneuse étant présentement la principale perturbation anthropique à grande échelle, et ce, pourl’ensemble de la ceinture forestière boréale (Burton et al. 2003). Il en résulte, pour les superficies affectées, une altération du régime des perturbations naturelles, une simplification structurelle à l’intérieur du peuplement, une modification de la composition spécifique ainsi qu’un rajeunissement et une homogénéisation du paysage forestier (Ostlund et al. 1997; Nguyen-Xuan et al. 2000; Bergeron et al. 2002). Ces transformations ont des répercussions importantes pour plusieurs espèces animales associées à cet écosystème. Les forêts mûres et surannées sont des milieux particulièrement sensibles puisqu’elles sont recherchées autant par l’industrie que par un ensemble d’espèces qui y sont inféodées, dont le caribou (Rangifer tarandus caribou) (Edenius et Elmberg 1996; McKenney et al. 1998; Hins et al. 2009).

Le caribou des bois est une sous-espèce nord-américaine du renne (Rangifer tarandus) présent en Eurasie. Cette sous-espèce se divise aussi en écotypes, soit l’écotype toundrique, l’ écotype montagnard et l’écotype forestier, reconnus comme étant génétiquement différents (R0ed et al. 1986; Courtois et al. 2003) et utilisant leur envirOlmement de façon distincte. L’écotype forestier se retrouve principalement en forêt boréale, de Terre-Neuve à la Colombie-Britannique, n’est pas grégaire, vit en densité très faible et n’effectue pas de migration altitudinales ou latitudinales importantes (Bergerud 1971; Courtois et al. 2001). Cet écotype fait depuis peu l’objet d’une préoccupation croissante, particulièrement depuis la reconnaissance de son statut précaire au Canada en 2002 (COSEPAC 2008) et au Québec en 2005 (MRNF 2008). En effet, depuis le début du 20e siècle, la répartition du caribou forestier a régressé vers le nord de façon importante (Bergerud 1974a; Comiois et al. 2001). Autrefois présent au sud du fleuve Saint-Laurent jusqu’ au nord-est des États-Unis, il ne subsiste aujourd’hui que quelques hardes isolées localisées sous le 4ge parallèle, dont la population réintroduite de Charlevoix (centre du Québec) qui est en difficulté (Sebbane et al. 2008). De nombreux facteurs ont été mis en cause pour expliquer ce déclin, dont la chasse et le braconnage intensifs (Bergerud 1974a; Courtois et al. 2001), l’expansion de la colonisation (Schaefer 2003), la prédation (Rettie et Messier 1998; Schaefer et al. 1999), les épizooties (e.g. vers des méninges, Parelaphostrongylus tenuis) (Bergerud et Mercer 1989) et les perturbations anthropiques (Schaefer 2003), parmi lesquelles vient au premier rang l’ exploitation forestière. Des études menées en Ontario ont d’ailleurs établi une relation entre la progression des aires de coupes vers le nord et le recul de la limite méridionale de l’aire de répartition continue du caribou forestier (Schaefer 2003; Vors et al. 2007). Cette considération est d’ autant plus importante qu’une grande partie de l’ aire de répartition du caribou forestier est située dans la portion commerciale de la forêt boréale. Les causes exactes de l’extirpation du caribou des zones perturbées pourraient aussi inclure d’ autres paramètres comme le développement de la villégiature (St-Laurent et al. 2008) et des structures linéaires (Cumming et Hyer 1998; Vistnes et Nelleman 2008) ainsi que le dérangement anthropique direct (Duchesne et al. 2000; Mahoney et al. 2001; Seip et al. 2007) qui causent tous W1 abandon temporaire ou permanent des zones affectées.

Depuis un certain nombre d’années, de nombreux chercheurs se sont intéressés à l’écologie du caribou forestier, dont plusieurs à l’extérieur du Québec (e.g. Ontario : Antoniak et Cumming 1998, McKenney et al. 1998, Ferguson et Elkie 2004a, b; Manitoba: Schaefer et Pruitt 1991 , Metsaranta et Mallory 2007; Saskatchewan : Rettie et Messier 1998, 2001; Alberta: James et al. 2004; Sahel’ et Schmiegelow 2005; ColombieBritannique: Johnson et al. 200 1, 2002, Gustine et al. 2006). Malgré leur éloignement géographique, ces études ont permis de mettre en lumière plusieurs connaissances pouvant s’appliquer à l’écotype forestier dans son ensemble. Ainsi, la stratégie d’évitement des prédateurs serait orientée vers la dispersion dans les forêts résineuses matures et les tourbières, moins propices aux prédateurs, ainsi que vers l’éloignement par rapport aux autres cervidés (proies alternatives), principalement lors de la mise bas (Seip 1992; Ferguson et Elkie 2004a). À l’hiver, le regroupement dans les pessières ouvertes ou fermées avec tille quantité de lichens terrestres et/ou arboricoles suffisante serait aussi une façon d’ utiliser l’ habitat différemment des autres ongulés et d’ainsi permettre une ségrégation spatiale (Antoniak et Cumming 1998; Rettie et Messier 2000; Metsaranta et Mallory 2007). La relation entre l’orignal et le caribou serait en fait de la compétition apparente (Seip 1991 ). En effet, le partage des mêmes prédateurs (e.g. le loup gris [Canis lupus]) fait en sorte qu’ une augmentation d’abondance de l’orignal (e.g. via la fragmentation et le rajeunissement du paysage forestier par la coupe) entraînerait une augmentation d’abondance du loup et, par conséquent, une hausse du risque de prédation pour le caribou (Seip 1992). Lorsque la densité de proies est suffisante pour que les densités de loup dépassent de 2,1 à 6,5 ind./1 000 km² , la survie du caribou à long terme est peu probable (Bergerud et Elliot 1986; Hebblewhite et al. 2007). Les densités de caribou étant en elles-mêmes insuffisantes pour soutenir une telle densité de prédateurs (Seip 1991), la nécessité d’éviter les autres ongulés s’explique donc par la forte association spatiale entre les loups et leur proie principale, par exemple l’orignal (Cumming et Hyer 1998). Toutefois, l’ours noir (Ursus americanus), n’étant pas limité par l’abondance de proies et étant favorisé par une plus grande représentation des parterres de en régénération (Brodeur et al. 2008), exerce aussi une influence indéniable sur la dynamique des populations de caribou (Pinard et al. 20 Il) et relativise les densités maximales de loups énoncées plus haut comme étant probablement optimistes.

Au Québec, bien que quelques populations de caribou forestier aient été suivies au cours des 35 dernières années (Jolicoeur 2005) ce n’est que récemment que les grandes lignes des patrons de sélection d’habitat par le caribou forestier en forêt boréale ont été décrites par Courtois (2003) lors d’une étude couvrant en partie le Saguenay-Lac SaintJean et la Côte-Nord. Les résultats obtenus démontraient une sélection pour les peuplements résineux avec ou sans lichen ainsi que les tourbières. Lorsque la perte et la fragmentation du couvert forestier mature survenaient, les caribous réagissaient en évitant ces zones perturbées jusqu’à un seuil où les déplacements ainsi que le taux de mortalité augmentaient, lorsque le domaine vital des individus était entouré de milieux fragmentés, (Courtois et al. 2007). Récemment, les travaux de Hins et al. (2009) ont apporté un raffinement des connaissances quant à la sélection d’habitat en milieu exploité grâce à la technologie GPS (Global Positioning System) qui s’ avère plus précise et permet d’accumuler plus de localisations que la télémétrie VHF utilisée antérieurement. C’ est ainsi qu ‘il a été possible de déterminer que les forêts résineuses mûres et surannées et les dénudés secs constituent, à l’échelle de l’aire d’ étude et à l’intérieur des domaines vitaux, les milieux les plus recherchés alors que les parterres en régénération étaient évités. Toutefois, une sélection était observée pour les parterres de coupe de 6 à 20 ans, phénomène pouvant s’expliquer par une forte association spatiale entre ces coupes et la forêt résineuse résiduelle adjacente (Hins et al. 2009). En effet, la stratégie actuelle de dispersion des coupes, soit la conservation de bandes résiduelles de 60 à 100 m de largeur contigües aux parterres de coupe, répartit les 5% de forêt résiduelle en structure linéaire (Potvin et Bertrand 2004).

La sélection d’habitat et l’utilisation de l’espace se basent sur le principe que chaque individu peut déterminer la qualité des différents types d’habitat et choisir celui ou ceux qui répondent le mieux à l’optimisation de son succès reproducteur et de sa survie (fitness) (Schlaepfer et al. 2002; Morris 2003). Toutefois, comme elle ne peut être évaluée directement par l’individu, l’utilisation d’indices (e.g. la présence d’une espèce végétale, la structure forestière), sélectionnés évolutivement et reconnus pour être associés à des habitats de qualité, permet aux différentes espèces de ne pas se répartir aléatoirement dans le paysage (Schlaepfer et al. 2002; Battin 2004). Ces indices peuvent, par exemple, permettre un bon synchronisme entre la reproduction et l’abondance de nourriture (Visser et al. 1998; Buse et al. 1999), ou une diminution du risque de prédation (Ratti et Reese 1988; Purcell et Verner 1998). L’habitat ainsi préféré par les individus se nomme source et permet une croissance positive de la population. Toutefois, suite à une modification rapide de l’environnement, les mêmes indices peuvent mener à un mauvais choix d’habitat ou à une désynchronisation comportementale (e.g. Best 1986; Boal et Mannan 1999). Ce découplage entre les indices et la qualité de l’habitat est souvent produit par un effet anthropique (e.g. perturbation de l’habitat) créant un changement trop rapide pour être suivi par une adaptation comportementale des individus. L’habitat sélectionné entraîne donc un déclin de la population à l’intérieur de ses limites et devient un piège écologique (Battin 2004).

Dans le cas du caribou forestier, connaissant sa sensibilité à la prédation (Bergerud et Elliot 1986; Seip 1992; Hebblewhite et al. 2007) et sa préférence pour les vieilles forêts résineuses (Courtois et al. 2002), la perte et la fragmentation de la forêt mature suite à la coupe forestière pourrait potentiellement favoriser la création de pièges écologiques (Hins et al. 2009). La proximité entre la végétation en régénération, favorable à l’orignal (Osko et al. 2004; Dussault et al. 2005) et à ses prédateurs (e.g. le loup gris et l’ours noir), et la forêt résineuse mature, sélectionnée par le caribou, pourrait conduire à une pression de prédation accrue pour cette dernière espèce. La fidélité au site pourrait aussi contribuer à cette situation (Faille et al. 2010). Ce comportement signifie que les individus reviennent là où ils ont COlU1U du succès à la reproduction et/ou un faible risque de prédation (Greenwood 1980). Faille et al. (2010) ont mis en évidence que bien que la fidélité au site diminuait dans les zones plus perturbées, elle demeurait relativement importante, particulièrement  lors de la saison critique de la mise-bas et l’élevage des jeunes. De plus, l’ours noir, dont la prédation est considérée comme étant une cause majeure de la mortalité juvénile chez les ongulés (Linnell et al. 1995; Lambeli et al. 2006; Bastille-Rousseau et al. 2010; Pinard et al. 20 Il), sélectionne les parterres en régénération pour leur production de fruits (Brodeur et al. 2008). Son régime alimentaire omnivore en fait un prédateur opportuniste, en ce sens qu’il ne dépend pas exlusivement de la disponibilité de proie  pour augmenter en densité mais plutôt de l’abondance en fruits et végétaux, éléments présents en quantité dans les milieux perturbés. Une structure spatiale qui favoriserait la proximité entre cette espèce et le caribou pourrait entraîner une prédation encore plus importante (Bastille-Rousseau et al. 2010). La concentration du caribou dans quelques parcelles d’habitat, entourées par une concentration élevée de prédateurs, l’ empêcherait d’utiliser la dispersion comme stratégie d’évitement et ferait en sorte d’augmenter la probabilité de rencontre avec ses prédateurs. Ce principe pourrait s’ apparenter à ce qui est observé chez le caribou montagnard lorsqu’il se concentre sur les sommets montagneux de faible superficie tout en étant entouré par une forte abondance de prédateurs dans les vallées (Wittmer et al. 2005; Mosnier et al. 2008). Sachant que nombre de ces populations sont en déclin (Wittmer et al. 2005), la stratégie de dispersion des coupes est dès lors d’une importance cruciale pour la survie de cette espèce.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 INFLUENCE DE LA MATRICE SUR L’UTILISATION DES MASSIFS FORESTIERS RÉSIDUELS PAR LE CARIBOU ET LES IMPLICATIONS POUR SA CONSERVATION
1.1 RÉSUMÉ FRANÇAIS DU PREMIER ARTICLE
1.2 MATRIX INFLUENCES ON ISOLATED PATCH USE BY WlDE-RANGI G AN IMALS: CONSERVATION LESSONS FOR WOODLAND CARIBOU
CHAPITRE 2 DÉTERMINATION DE LA BIOMASSE DE LICHEN TERRICOLE À PARTIR DE CARTES ÉCOFORESTIÈRES : UN OUTIL D’AIDE À LA DÉCISION LORS DE LA CONFIGURATION DES AIRES PROTÉGÉES POUR LE CARIBOU FORESTIER
2.1 R ÉSUMÉ FRANÇAIS DU DEUXIÈME ARTICLE
2.2 ASSESSING TERRESTRIAL LICHEN BIOMASS USING ECO FOREST MAPS: A SUITABLE APPROACH TO PLAN CONSERVATION AREAS FOR FOREST- DWELLING CARIBOU
CHAPITRE 3 CONCLUSION

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