Evolution de la place de la dissuasion et de la répression dans la justice des mineurs

Efficacité des composantes de la dissuasion chez les mineurs

Une grande partie de la littérature concernant les effets de la prévention pénale sur les mineurs étudie la théorie de la dissuasion selon ses trois composantes, dégagées par Beccaria (1985) : la certitude, la sévérité et la célérité de la sanction. Nous allons ici présenter un bref résumé des tendances que nous avons relevées en analysant les études sur l’efficacité, chez les mineurs, de ces éléments. La plupart des recherches arrivent au constat que la certitude de la sanction serait la composante jouant le plus grand rôle dans la prévention pénale, juste après la célérité (Loughran et al, 2015).

Sévérité de la sanction Ce concept stipule que si une sanction est suffisamment sévère pour dépasser les bénéfices de l’infraction et causer assez d’inconfort au délinquant potentiel, ce dernier ne passera pas à l’acte (Tomlinson, 2016, p. 3). Néanmoins, nombre d’études ont conclu que la sévérité n’avait qu’un effet dissuasif limité auprès du jeune ayant moins de 20 ans, voire risquait même de renforcer sa délinquance en diminuant les opportunités légales de comportement conventionnel et en favorisant le déclassement social (e.g. McGrath, 2009 ; Schneider & Ervin’s, 1990). Parmi les mesures applicables aux mineurs, c’est le placement dans une Institution Publique de Protection de la Jeunesse [IPPJ] qui semble être la plus sévère ; toutefois, placer un mineur dans une IPPJ, environnement potentiellement criminogène (rencontre de pairs délinquants, milieu où les attitudes antisociales peuvent être valorisées,…), augmenterait parfois la probabilité de récidive (Loughran et al., 2009). Bien que la grande majorité des études a démontré que la sévérité de la sanction n’avait pas ou peu d’effet dissuasif, de rares exemples contraires montrent que là où la politique criminelle envers les jeunes a été rendue plus répressive, comme dans le cas de Jacksonville en Floride, on a pu voir une régression de 30% de la délinquance juvénile globale dans cette ville (Cesaroni & Bala, 2008, pp 473-474).

• Certitude de la sanction D’après cette composante, si l’individu pense qu’il a une forte probabilité d’être arrêté, poursuivi et sanctionné pour son infraction, il sera moins enclin à passer à l’acte (Nagin, 2015, p. 75 ; Tomlinson, 2016, p. 34). Or, en Belgique, les taux de classements sans suite laissent présupposer que la probabilité d’être poursuivi pour un mineur est assez faible (Tordeur, 2019). Toutefois, la perception de cette probabilité varie en fonction de la subjectivité de l’individu (Geerken & Goove, 1975) et de ses contacts antérieurs avec la justice (Stafford et Warr, 2016). Walters (2018), via une recherche quantitative américaine longitudinale, a démontré que la certitude de la sanction avait de fortes chances de dissuader les jeunes en fin d’adolescence de commettre une infraction. En effet, le cortex préfrontal n’arriverait au bout de son développement que lors de l’entrée à l’âge adulte ; or, ce développement complet serait crucial pour permettre à l’individu d’anticiper les conséquences de ses actes et permettrait de rendre l’individu plus sujet à la perception d’une forte probabilité d’être sanctionné (Steinberg, 2008). Ceci expliquerait donc pourquoi la criminalité a tendance à diminuer vers la fin de l’adolescence comme l’ont suggéré Hirschi et Gottfredson en 1983.

Evolution de la place de la dissuasion et de la répression dans la justice des mineurs

Entre 1750 et 1850, dans beaucoup de pays, l’usage de la prison fut fortement employé pour des motifs d’amendement du délinquant au travers de la rétribution et de la dissuasion (Christiaens, 1999, p. 6). En Belgique, les codes pénaux de 1791 et de 1867 différenciaient les jeunes de moins de seize ans ayant agi avec discernement et devant être punis par le droit pénal des majeurs, et ceux, considérés comme innocents, car ayant agi sans discernement et devant être acquittés ou placés en maison de correction afin d’y être élevés (C. pén. 1791, art.66, C. pén. 1867, art.72). Toutefois, jusqu’à la fin du XIXe siècle, peu de juridictions appliquaient systématiquement la notion de discernement, les mineurs délinquants étaient donc généralement placés en prison (Christiaens, 1999, pp. 10-12). Aux Etats-Unis, au début du XXe siècle, des juridictions spécialisées pour les mineurs ont été mises en place dans la majorité des Etats (Youf, 2018, pp. 15-16). L’objectif était de s’écarter de la justice pénale répressive au profit d’une justice ayant pour but non pas de sanctionner et dissuader le délinquant de récidiver, mais d’agir sur les difficultés à l’origine de la délinquance à l’aide de mesures de protection et de rééducation (Youf, 2018, p. 16). Cette initiative américaine inspirera alors de nombreux pays du monde (Youf, 2018, p. 16). Un exemple marquant est celui de la France où, dès 1912, des tribunaux pour enfants, chargés de prendre des mesures de protection, ont été mis en place et une ordonnance fut adoptée en 1945 en partant du principe qu’étant victime des dysfonctionnements de son environnement, l’enfant ne pouvait être tenu responsable de ses actes (Youf, 2018, p.19). Ainsi, en Belgique, la loi du 15 mai 1912 sur la protection de l’enfance fut adoptée (Christiaens, 1999, p.13). Elle mit en place un juge spécialisé pour les enfants et remplaça les peines par des mesures individualisées (Christiaens, 1999, p.18). Comme beaucoup d’autres pays à cette époque, cette loi considérait qu’un enfant ne devait pas être sanctionné pour ce qu’il avait fait, mais devait être traité pour ce qu’il était suite à l’influence néfaste que son environnement avait pu avoir sur lui (Christiaens, 1999, pp. 5, 17-18). Par après, la célèbre loi du 8 avril 1965 développa la notion d’enfant en danger. L’intérêt de l’enfant devint le critère majeur pour guider la décision du juge (Cornet, 1986, p. 58).

Néanmoins, dès les années 80, la perception de l’augmentation de la délinquance juvénile aux Etats-Unis a incité les juridictions américaines à se montrer davantage punitives avec les mineurs (Snyder & Sickmund, 1999, cité par Loughran et al. 2015, p.5). Les travaux de Gary Becker ont fortement facilité ce changement de position (Youf, 2018, p. 20). En effet, en 1968, Becker affirme que le délinquant est un être rationnel qui agit en fonction d’un calcul couts/bénéfices. Ce n’est plus seulement l’environnement qui est considéré comme majoritairement responsable des actes de l’individu mais plutôt l’individu lui-même (Youf, 2018, p. 20). C’est ainsi qu’aux alentours des années 2000, est apparue, en Amérique et dans de nombreux autres pays du monde, la nécessité d’apporter une réponse plus rapide, répressive et dissuasive à la délinquance juvénile, afin que les jeunes n’aient guère le temps de s’ancrer profondément dans une carrière délinquante (Youf, 2018, p. 18-20). Le cas de la France est encore une fois très parlant ; dès 2002 par exemple, il fut possible de prononcer des peines (prison ou amende) pour les enfants dès 13 ans (Youf, 2018, p. 21). En 2007, l’exposé des motifs de la loi relative à la prévention de la délinquance en France invoque même l’importance de la dimension dissuasive de la sanction, tant pour les adultes que les mineurs (Youf, 2018, p. 21).

Toutefois, ces changements n’ont pas altéré la spécialisation du modèle protectionnel, la prise en charge éducative et la priorité des mesures restant le principe, et les peines n’étant réservées qu’aux mineurs ayant commis des infractions de forte gravité et pour qui les solutions éducatives se montraient inefficaces (Youf, 2018, pp. 22-23). Parallèlement, en Belgique, l’opinion publique émit des critiques portant sur le caractère trop doux, déresponsabilisant et promouvant l’impunité du modèle protectionnel qui ne pouvait être efficace en ce qui concernait un certain noyau dur de mineurs délinquants ; diverses réformes interviendront donc pour répondre à ces griefs (Cartuyvels et al., 2009, pp 272-273). Tel fut l’exemple de la loi du 13 juin 2006 dont l’exposé des motifs admet que la société et l’environnement du jeune peuvent être responsables de sa délinquance, mais que tel n’est pas le cas pour certains mineurs avec lesquels il faut se montrer plus sévère, en prenant des mesures qui relèvent à la fois « de la protection, de l’éducation et de la contrainte » et qui leur permettent de prendre conscience de leur acte et de leurs responsabilités (Nagel et al., 2006). Aujourd’hui, de nombreux pays associent ainsi des stratégies communautaires et rééducatives à des politiques de prévention pénale (Editions du Conseil de l’Europe, 2009, p. 47).

A titre d’exemple, pour illustrer le principe de prévention pénale, les «scared straight programs » et «boot camps», répandus en Amérique, sont certainement les programmes invoquant le mieux, à l’heure actuelle, le concept de dissuasion dans le système de justice des mineurs (Wortly et al., 2008, pp. 303). Les premiers consistent en des visites effrayantes, à vertu purement dissuasive, d’une prison par des jeunes délinquants afin de leur faire prendre conscience de ce qu’ils encourent en cas de persistance dans leur délinquance (Finckenauer, 1980). Toutefois, les recherches conduites afin de vérifier l’efficacité de tels programmes ont pointé que bien qu’ils pouvaient dissuader de récidiver pendant une petite période, ils ne permettaient pas de tendre vers un arrêt définitif de la délinquance ; au contraire, il y avait parfois plus de récidivistes parmi les mineurs ayant suivi le programme (e.g. Petrosino et al. 2001, cité par Feinstein, 2005, p. 2 ; Feinstein, 2005). En ce qui concerne les « boot camps », des camps de redressement où est appliquée une discipline militaire aux jeunes qui y sont placés, dans un but de prévention pénale spécifique, c’est en général ceux où étaient introduites des aides à la réintégration et des aides éducatives et thérapeutiques qui étaient les plus prometteurs (Mackenzie et al., 2001, cité par Wortly et al., 2008, p. 307). Ainsi, combiner réadaptation et dissuasion est davantage susceptible d’engendrer des résultats positifs en termes d’évitement de la récidive.

Opinion des intervenants judiciaires quant à la mise en oeuvre de la dissuasion pénale dans la justice des mineurs

Les études relatives au point de vue des intervenants judiciaires quant à la pertinence de la mise en oeuvre de la dissuasion dans le système de justice des mineurs sont extrêmement rares. Elles portent généralement sur les pratiques décisionnelles du juge et ne consacrent qu’un petit chapitre à la dissuasion, d’où l’intérêt de notre travail de fin d’études visant à approfondir le sujet. Tout d’abord, un mémoire réalisé par Anne Cornet en 1986, consistant en l’observation des décisions de trois juges de la jeunesse en Belgique francophone, a mis en évidence que les magistrats n’éloignaient généralement les jeunes de leur milieu de vie que lorsque ce dernier n’était pas favorable à leur bon développement. Ils ne considéraient globalement pas leur décision comme une sanction dissuasive mais plutôt comme un moyen de protéger le jeune et le réadapter à la vie sociale (Cornet, 1986). Toutefois, un juge parmi les trois envisageait le placement en maison d’arrêt comme une sanction et était plus enclin à le prononcer en cas de récidive (Cornet, 1986). Nous pouvons ici faire un lien avec une étude de Doob (2001) (cf. infra) montrant que les juges favorisant l’escalade dans les sanctions en cas de récidive étaient souvent plus orientés vers la dissuasion. Nous voyons ici qu’en 1986, les notions de dissuasion et de répression restaient relativement en retrait dans les décisions des juges de la jeunesse.

Ensuite, une recherche qualitative réalisée au travers d’entretiens avec des juges du tribunal de la jeunesse de Bruxelles (Deveu, 2006, cité par Cartuyvels et al., 2009, p. 282) a mis en évidence que les offres restauratrices n’étaient que très rarement proposées par les magistrats du siège qui avaient tendance à justifier cela par la nécessité de parfois prononcer un enfermement pour certains mineurs afin de faire office de « coup d’arrêt ». Nous pouvons mettre ce dernier motif en lien avec la dissuasion spécifique. Les substituts, eux, considéraient davantage cette mesure comme une alternative au classement sans suite (Deveu, 2006, cité par Cartuyvels et al., 2009, p. 282). Nous aimerions davantage nous attarder sur la recherche quantitative de Doob (2001), réalisée dans le cadre de l’adoption de la loi canadienne sur le système de justice pénale pour les adolescents à la demande du ministère de la Justice du Canada, et en partie analysée par Cesaroni & Bala (2008, pp. 454-462).

Lors de cette étude menée auprès de 238 juges de la jeunesse, il a notamment été demandé aux participants de donner un score d’importance aux diverses fonctions de la mesure pour trois types d’infractions (Dobb, 2001, pp. 23-31). Nous retenons de cette recherche que d’après les juges de la jeunesse du Canada, la réadaptation du jeune se révèle être l’objectif le plus important de la mesure, juste après la dissuasion spécifique qui s’avère cependant plus importante que la réadaptation en ce qui concerne l’infraction contre l’administration de la justice (Doob, 2001, p. 24). En revanche, la dissuasion générale est envisagée comme l’objectif le moins pertinent (Doob, 2001, p.24). Ainsi, au total, seul un quart des juges considérait la dissuasion générale comme importante. (Cesaroni & Bala, 2008, p.456). Enfin, les juges accordant plus d’importance à la dissuasion prononçaient généralement des sanctions plus sévères ou des « sanctions courtes, pointues et chocs » telles que l’enfermement, comparativement aux autres magistrats (Cesaroni & Bala, 2008, p. 460).

Table des matières

1 Introduction
2 Corpus théorique
2.1 Prévention pénale (dissuasion par la sanction)
2.1.1 Définition du concept
2.1.2 Efficacité des composantes de la dissuasion chez les mineurs
2.1.3 Limites à la prévention pénale chez les mineurs
2.2 Modèle de justice des mineurs
2.2.1 Evolution de la place de la dissuasion et de la répression dans la justice des mineurs
2.2.2 Modèle actuel belge en matière de délinquance juvénile
2.3 Opinion des intervenants judiciaires quant à la mise en oeuvre de la dissuasion pénale dans la justice des mineurs
3 Méthodologie
3.1 Objectif de la recherche
3.1.1 Question de recherche et hypothèse
3.2 Type de recherche
3.3 Public cible et échantillonnage
3.4 Technique de récolte des données
3.5 Procédure
3.6 Précautions éthiques
3.7 Stratégie d’analyse des données
4 Présentation des résultats
4.1 Opinion sur l’efficacité de la prévention pénale générale
4.1.1 Auprès des mineurs n’ayant encore jamais délinqué
4.1.2 Auprès des mineurs déjà inscrits dans le système
4.2 Opinion sur l’efficacité de la prévention pénale spécifique
4.2.1 Efficacité des sanctions sévères purement dissuasives (S1, S2, S3)
4.2.2 Échec des sanctions purement punitives et dissuasives (S4, C1, C2, J1, J2, J3)
4.3 Opinion sur l’application de la prévention pénale générale
4.3.1 Non favorable à l’application de la dissuasion générale (J3)
4.3.2 Favorable à l’application de la dissuasion générale (S1, S2, S3, S4, C1, C2, J1, J2)
4.3.3 Moyens de mise en oeuvre de la prévention pénale générale
4.4 Opinion sur l’application de la prévention pénale spécifique
4.4.1 Priorité à la réhabilitation (J1, J2, J3)
4.4.2 Priorité à la dissuasion (S1)
4.4.3 Dissuasion et réhabilitation sur un pied d’égalité (S2, S3, S4, C1, C2)
4.4.4 Moyens de mise en oeuvre de la prévention pénale spécifique
5 Discussion
5.1 Interprétation des résultats et confrontation avec la littérature
5.1.1 Prévention pénale générale
5.1.2 Prévention pénale spécifique
5.2 Interprétation des résultats au regard de la profession, de l’ancienneté et des spécificités
de l’arrondissement de Liège
5.2.1 Variation des points de vue selon la profession
5.2.2 Variation des points de vue selon l’ancienneté
5.2.3 Spécificités de l’arrondissement de Liège
5.3 Limites et forces de cette recherche
5.4 Implications soulevées par cette étude
6 Conclusion
7 Bibliographie
7.1 Articles de périodiques
7.2 Chapitre d’ouvrage avec éditeurs scientifiques
7.3 Monographies
7.4 Rapport de recherche
7.5 Législation belge
7.6 Pages Internet
7.7 Mercuriale
7.8 Mémoire
7.9 Syllabus

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