Finances et famille : la prudence de Françoise du Mottet

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Une source à vocation multiple

Tenir un livre de raison n’est pas un geste anodin dans une société où les femmes sont encore peu productrices d’écrits. La grande minutie qui entoure ce livre de raison suggère que ces écrits sont d’une grande importance pour la rédactrice. La définition du livre de raison comme un livre où l’on note toutes les dépenses et rentrées d’argent suggère que Françoise du Mottet ait été très attachée à la gestion de ses biens. Un tel soin apporté à un simple livre de compte semble pourtant quelque peu étonnant. Il nous faut alors envisager, à travers le contenu du livre, la vocation ou les vocations de cette source, afin de mieux en saisir les enjeux pour Madame du Mottet. Nous aborderons tout d’abord les motivations les plus évidentes de l’écriture, puis nous nous attarderons sur l’importance de la finance qui tient une place prépondérante dans le contenu du livre, avant de nous demander si finalement la vocation de ce livre ne serait pas, avant-tout, familiale.

Les motifs apparents de l’écriture

Le livre de raison de Madame du Mottet diffère par certains aspects d’autres sources de ce type. Son contenu nous apparaît pourtant à première vue comme relativement conventionnel. Il nous faut alors nous interroger quant aux influences qu’aurait pu subir le geste d’écriture et nous demander si les raisons qui prévalent dans l’écriture habituelle de ce type de source ne sont pas aussi présentes dans la source que nous étudions.

Une tradition

L’un des éléments les plus évidents lorsque l’on analyse la pratique de l’écriture par Madame du Mottet est qu’elle s’inscrit dans une tradition de la noblesse française et dans une tradition familiale. Seule une partie de la population ayant accès à l’alphabétisation, nous disposons, à quelques exceptions près19, de livres de raison qui sont le fait de notables, qu’ils soient marchands, bourgeois ou nobles. Cette pratique traditionnelle vise à regrouper toutes les informations relatives à la gestion des biens dans un seul cahier, ce qui facilite la transmission aux générations suivantes car rien ne peut être perdu ou contesté. Jacques de Blonay, dans l’Alphabet d’érudition paru en 1708 à Chambéry écrivait : « Quand on veut établir un bon ordre dans sa famille, l’on corrige, l’on châtie et l’on prend garde à la conduite de ceux qui ont l’administration des clefs ; et l’on marque également par an et jour ce que l’on donne et ce que l’on reçoit dans un livre de raison. » On voit que la tenue d’un livre de raison est un élément qui apparaît comme indissociable d’une bonne gestion familiale. Tout bon chef de famille se doit de tenir son livre de raison. L’attention prêtée par les nobles à leurs papiers de famille se voit renforcée au XVIIe siècle par les enquêtes royales qui cherchent à débusquer les nobles les plus récents pour les soumettre à la taille. Au cours des grandes enquêtes de 1661 visant à traquer les usurpateurs, les nobles devaient fournir les preuves écrites de leur noblesse sur plusieurs générations. Le fait que de « vrais » nobles ne parviennent pas à trouver ces pièces marque un tournant dans l’attachement de la noblesse aux papiers de famille. On retrouve cet attachement aux titres de noblesse dans le livre de raison de Françoise du Mottet car elle les cite lors du classement des papiers de sa famille. Outre le fait que cette pratique soit une tradition nobiliaire, cela semble correspondre à la continuité d’une pratique familiale pour Madame du Mottet. En effet, lorsqu’elle range le 5 septembre 1706 les papiers de la famille elle écrit :
Il y a aussi sur les mesmes etagères un vieus livre de raison de feu mon père ou il y a dedans des mariages et testamans de ma famille 20
Monsieur de Fay de Villiers, père de Françoise du Mottet, tenait donc lui aussi un livre de raison dans lequel il retranscrivait les principaux actes notariés de la famille et probablement ses dépenses et rentrées d’argent. Françoise du Mottet a donc peut-être été initiée à ce type de pratique par son père. Nous verrons que le premier cahier du livre de raison possède certaines inscriptions laissant à penser que cela a pu être un cadeau, et nous pouvons imaginer qu’il s’agit d’un cadeau de sa famille, de façon à ce qu’elle perpétue cette tradition familiale. Qui plus est, elle note aussi qu’elle possède les titres de noblesse de sa famille paternelle, probablement rassemblés lors des enquêtes susdites.
19 Alain Lottin et Daniel Roche, en travaillant respectivement sur les livres de raison d’un ouvrier du textile et d’un compagnon vitrier, ont été les pionniers de l’étude de catégories sociales humbles par le biais de ce type de sources, mais il faut préciser qu’elles sont très rares.
Ecrire, tenir un livre de raison, apparaît bien comme une pratique noble, et une tradition familiale des Fay de Villiers que perpétue Françoise du Mottet.

Une nécessité

Un deuxième motif d’écriture donne l’impression de guider le geste de Françoise du Mottet. Le livre de raison semble aussi avoir vocation de nécessité.
Nous sommes en pays de droit écrit, et non en pays de droit coutumier comme en France du nord. En pays de droit écrit, les livres de raison peuvent être présentés comme des preuves devant la justice. Le fait que Pierre du Mottet ait fait lui-même compiler tous les actes de sa famille dans deux cahiers, reliés en 1672, dénote cette importance que l’on accorde aux papiers de famille. Le livre des arrentements pour la terre de Séchilienne21 et le livre des acquisitions et autres actes concernant lesdites acquisitions en faveur de Noble Pierre du Mottet22 contiennent tous les documents relatifs aux biens des Mottet, que Pierre du Mottet a probablement fait relier pour parer à toute attaque en justice. Son procès contre François de Bonne de Créquy pour la délimitation de la seigneurie a aussi fait l’objet d’un recueil d’actes. Le livre de raison de Françoise du Mottet témoigne de cette nécessité de disposer des principales informations concernant tous les actes de la famille dans un endroit où elles ne peuvent être égarées. Le livre de raison semble, à ce titre, le meilleur outil de conservation de ce type d’informations. La rédactrice est, par exemple, d’une grande minutie pour tout ce qui concerne les actes notariés, dont elle mentionne systématiquement le notaire, la date et les principales clauses de l’acte passé, qu’il s’agisse de ses testaments ou du contrat de mariage de ses enfants. On remarque aussi qu’elle est très précise pour tous les contrats passés, les locations, les baux, les constitutions de rentes dont elle note les dates, les notaires ayant passé les actes, et les quittances reçues. Le fait que les quittances des principaux actes financiers et des constitutions de rentes les plus élevées soient écrites dans le livre de raison de la main des créanciers de la famille semble un élément très révélateur du fonctionnement du livre de raison. Dans le quatrième cahier, au sein de l’entrée intitulée « Quitances que iay recue depuis la fin de 7bre 1701 »23, figurent sept quittances écrites de la main des intéressés. Dans un monde très procédurier, le fait que les créanciers des Mottet écrivent eux-même la fin des dettes est un gage supplémentaire de validité en justice. Rien n’est donc laissé au hasard dans la tenue du livre.
Le livre de raison de Françoise du Mottet s’inscrit parfaitement dans la tradition nobiliaire et familiale, qui encouragent ce type de pratique. On voit bien à travers cet exemple de livre de raison le rôle joué par les écrits dans les familles nobles. Ils sont à la fois garants d’un certain ordre familial, mais aussi une nécessité face aux aléas d’une société qui use abondamment des recours en justice.

Importance et imperfections de la finance

La définition des livres de raison met en avant le caractère comptable de ce type de documents. L’étymologie, venue du latin ratio, indique qu’un livre de raison est avant toute chose, dans sa forme la plus simple, un livre de compte dans lequel le rédacteur inscrit ses dépenses et recettes. Le livre de raison que nous étudions ne déroge pas à la règle. Françoise du Mottet a recours à ses cahiers pour administrer ses biens. Voyons comment se manifeste cette présence de la finance dans le livre.

La prépondérance financière

Le livre de raison de Françoise du Mottet semble tout à fait conforme à la définition qui assimile ce type d’écrits à un livre de compte. On voit dans ce livre se manifester la nécessité pour la rédactrice de noter toutes ses dépenses et entrées d’argent, afin de tenir un compte précis de tous ses biens. L’expression utilisée par Furetière dans sa définition « se rendre compte et raison à soi-même » apparaît alors comme tout à fait justifiée. Le livre de raison serait un outil personnel, une sorte d’aide-mémoire dont la vocation première serait de faciliter au rédacteur la gestion quotidienne. Outre les raisons précédemment évoquées, le livre de raison serait écrit pour soi. La finance est dans le livre de Madame du Mottet tout à fait prépondérante en termes de volume couvert. Le tableau récapitulatif24 du contenu du livre est à ce titre très révélateur, puisque toutes les entrées recouvrent des informations chiffrées, des éléments relatifs au budget. La finance se manifeste de façon différente selon les cahiers, et selon les périodes du livre de raison. Excepté le premier cahier, qui a la particularité de mêler toutes les informations chronologiquement, les autres cahiers se caractérisent par deux types différents de mentions financières. Madame du Mottet effectue tout d’abord des états de ses biens à des dates précises. On voit que ces dates sont souvent celles d’ouverture des cahiers, mais pas uniquement. Les états des biens sont datés de 1693, 1699, 1701 et 1706. Dans ces états des différents biens, Madame du Mottet comptabilise toutes ses possessions, tant foncières qu’immobilières, et les revenus que sont censés lui procurer ces biens. Elle note aussi toutes les dettes et créances de sa famille, afin de savoir précisément quels sont les sommes dues à la famille et les sommes que la famille doit encore payer. Ces états ponctuels nous donnent des sortes de photographies, à un moment précis, du patrimoine des Mottet. S’opposent à ces instantanés des entrées thématiques qui sont ensuite renseignées chronologiquement, ce qui signifie qu’on peut y percevoir l’évolution de la gestion, des payements faits ou reçus. La finance se manifeste donc sous deux formes différentes qui permettent d’aborder toutes les pratiques, les champs de la finance dans lesquels s’inscrit Madame du Mottet. Selon la présentation classique des livres de raison, le texte mentionnant la date et le type de dépense ou de recette est situé à gauche, alors que la mention de la somme est portée à droite. On remarque que Françoise du Mottet fait un grand usage des marges situées à gauche des pages, où elle inscrit différents types d’informations comme le type d’acte ou les noms des tiers concernés. C’est cet aspect financier qui domine à première vue cette source, qui semble au premier abord un livre de compte en bonne et due forme.

Une source lacunaire

Malgré cette prépondérance de l’aspect financier dans le livre de raison de Françoise du Mottet, il faut aussi noter l’absence de certains éléments. Bien que tous les champs d’actions semblent couverts par la source, Madame du Mottet note parfois qu’elle mentionne certaines informations ailleurs. Ce livre de raison serait à intégrer à un corpus plus vaste qui ne nous est pas parvenu. Il est fait état, au verso du folio 92 du troisième cahier, d’un autre cahier, contenant toutes les informations relatives à Séchilienne. Madame du Mottet mentionne aussi, toujours lorsqu’elle classe les papiers familiaux, de mémoires concernant les affaires qu’elle a avec son fils ainsi que d’autres papiers concernant leurs « affaires particulières ». Elle cite aussi d’autres mémoires concernant des affaires avec des particuliers. Ces divers mémoires dont fait mention Françoise du Mottet nous livrent une indication précieuse, qui est qu’elle effectue une sorte de tri dans ce qui figure dans le livre de raison. Loin de consigner par écrit la totalité des informations concernant sa gestion des biens, Madame du Mottet semble effectuer une classification préalable des informations, et tout ne figure donc pas dans le livre qui nous est parvenu. Elle juge certaines informations impropres à figurer dans le livre, ce qui n’est pas sans conséquences pour l’analyse que nous devrons faire du contenu qui n’est donc pas exhaustif. Il nous faudra tenir compte de ces lacunes dans l’analyse que nous ferons de ce livre de raison.
Le livre de raison de Madame du Mottet correspond bien à la définition de ces écrits comme des livres essentiellement comptables, mais l’extrême attention portée à ce livre suggère qu’il est plus qu’un livre de comptes Se justifier devant sa famille
Il semble que cette prédominance financière dans le contenu du livre masque une autre vocation de la source bien plus importante dans l’intention de Françoise du Mottet. Le livre comporte, hormis les informations concernant la gestion patrimoniale, un pan relatif à la famille de Françoise du Mottet. Les livres de raison, malgré une étymologie qui insiste sur l’aspect comptable, ont aussi pour caractéristique essentielle d’être des livres destinés à être poursuivis de générations en générations. Moins aisément décelables dans le livre de Françoise du Mottet , ce sont ces mentions de la vie familiale qui semble pourtant les plus intéressantes pour notre analyse. Nous essayerons de montrer que ce livre cache sous son apparence comptable une autre vocation qui nous en dit long sur la personnalité de Madame du Mottet.
Une famille qui se fait discrète dans la source, et à qui pourtant le livre est destiné
Lorsque l’on regarde le tableau récapitulatif des entrées de chaque cahier, on voit que très peu d’entre elles concernent la famille des Mottet. Seules quelques entrées mentionnent directement des noms de membres de la famille. La présence de la famille est très discrète dans le livre. La rédactrice ne se livre quasiment jamais, et les informations sur ses enfants, comme par exemple les naissances ou l’entrée du fils cadet chez les Pères de l’Oratoire sont inscrites dans le livre uniquement parce-qu’elles ont occasionné des dépenses. Toutes les mentions de la famille sont liées à des conséquences financières. Seuls deux grands événements familiaux sont racontés de façon narrative par la rédactrice : le décès de sa mère et celui de son mari. Ces événements font l’objet d’un récit circonstancié de la part de la rédactrice, qui fait suivre ce récit des divers frais engendrés par les funérailles des défunts. La famille apparaît en filigrane dans le livre, et semble comme reléguée derrière des considérations financières. Les événements familiaux ne sont généralement inscrits que pour justifier telle ou telle dépense.
Pourtant, les introductions de chacun des livres sont très instructives quant au lien entre la famille et le livre de raison. Au début des troisième et quatrième cahiers, Madame du Mottet insiste sur le fait qu’elle désire laisser une trace de tout ce qu’elle a fait dans le livre de raison. Françoise du Mottet écrit à de nombreuses reprises qu’elle désire laisser ses affaires en bon ordre :
comme ie desire laisser toutes choses en bon estat ie tascheray de tenir mémoire exacte de toutes les affaires que ie feray a lavenir Françoise du Mottet exprime clairement dans l’introduction au troisième cahier la volonté, perceptible dans la structure du livre, d’organiser au mieux ses affaires. On note aussi qu’elle s’adresse dans ces brefs passages à un « on » indéterminé. Ces mentions laissent supposer qu’elle s’attend à être lue. On sait par ailleurs que les livres de raison sont, traditionnellement, légués à l’héritier de la famille. La personne par laquelle elle s’attend à être lue est donc probablement l’un de ses deux fils dont elle explique dans le même paragraphe qu’elle est libre de choisir celui qu’elle désire comme héritier. Aux folios 116 et 117 du quatrième cahier, elle écrit qu’elle a commencé à transmettre certains papiers de famille à son fils aîné, Charles-Gabriel, et il est fort probable que celui-ci se retrouve par la suite en charge du livre de raison maternel. Françoise du Mottet n’envisage donc pas seulement son livre comme un document comptable dont elle seule aurait usage, mais envisage de le transmettre à ses descendants. Ceux-ci en auront besoin pour reprendre et poursuivre la gestion patrimoniale et financière de leur mère. Il semble néanmoins que ce ne soit pas uniquement dans ce but qu’elle écrive ce livre.

Laisser une autre image de soi

Le livre de raison de Madame du Mottet, comme bon nombre de livres de raison, relève d’une construction, d’une volonté implicite de la rédactrice. Par ce livre de raison, Françoise du Mottet ne laisse par uniquement une trace de sa gestion financière, elle laisse aussi une image d’elle bien précise à la postérité.
Ce désir de laisser une image d’elle à travers son livre de raison est très perceptible lors de deux occasions distinctes. Tout d’abord lors du décès de sa mère, Françoise du Mottet fait le récit de cet événement en insistant sur son rôle, sa présence auprès de sa mère, le fait qu’elle l’ait servie et fait servir le mieux possible26. Il semble alors que le récit du décès de Madame de Villiers prend place dans la source non pour exprimer la tristesse de la fille de la défunte, mais pour en valoriser l’action et la bonne conduite dans ce moment douloureux de sa vie. Le deuxième événement dont la mention dans le livre de raison conduit à une mise en valeur de la rédactrice est l’arbitrage après la remise de l’héritage et le mariage de Charles-Gabriel, fils aîné de Françoise et Pierre du Mottet27. Ayant refusé d’effectuer ce à quoi il s’était engagé lorsque sa mère lui avait remis le patrimoine familial, Charles-Gabriel se trouve contraint d’accepter un arbitrage. Les nombreuses pages qui sont consacrées à cet événement sont l’occasion pour la rédactrice de mettre en avant la bonté dont elle fait preuve en n’assignant pas son fils en justice, et l’exemplarité de sa conduite en tant que mère. A travers les mentions de ces deux événements familiaux, on perçoit le fait que le livre de raison est un moyen pour la rédactrice de laisser un témoignage écrit de sa plume dans lequel elle peut se mettre en scène à son gré.
Il nous faut donc revenir sur le fait que le livre de raison est une construction, et un moyen pour la rédactrice de transmettre à ses descendants une image d’elle-même qui peut être biaisée. Les informations contenues dans le livre ne peuvent donc pas être prises au pied de la lettre. De nombreux indices, comme le fait que Madame du Mottet se justifie constamment, le tri effectué entre les informations qui méritent de figurer dans le livre de raison et celles qui ne le méritent pas, permettent d’orienter notre analyse vers une forme de mise en scène de soi dans le livre de raison et d’envisager notre source, selon l’expression d’Elisabeth Bourcier dans sa thèse sur les journaux privés en Angleterre, comme : « Une autre image que des hommes ou des femmes s’efforcent de laisser derrière eux »28. On remarque d’ailleurs que cette possible mise en scène de soi fait évoluer le genre de la source. L’image que Madame du Mottet donne d’elle-même dans ce livre de raison peut laisser penser à une forme de manuel de bonne conduite à destination de ses héritiers, et en particulier à ses filles, si ce livre n’a pour but que de rester dans la famille. Sur un plan plus large, ce livre fait aussi penser à une forme de lettre circulaire, plus communément appelée « abrégé de vie et de vertus ». Ce sont des écrits religieux, habituellement rédigés après la mort d’une religieuse par les dirigeantes de la congrégation, pour en vanter les bonnes actions. Le livre de raison de Françoise du Mottet s’apparente à ce type d’écrit dans la mesure où elle prend soin d’y figurer sous son meilleur jour, de n’y faire figurer que des éléments positifs concernant sa personne. Il nous donc faudra étudier le contenu du livre de raison en essayant de voir comment se construit la figure de Madame du Mottet au travers de ce livre.
Le livre de raison de Madame du Mottet n’est donc pas uniquement un document comptable, et semble destiné à laisser une trace de sa personne à la postérité, et en particulier à ses héritiers. Les destinataires principaux du livre de raison seraient ses enfants et héritiers, auxquels elle livre une image déjà construite d’elle-même.
Dans ce chapitre, nous avons pu observer, à partir du contenu du livre de raison de Madame du Mottet, que la vocation de cette source n’est pas uniquement comptable. Au-delà des nécessités financières, ce livre de raison cache une vocation plus personnelle de la rédactrice qui profite de cet espace de liberté pour construire une image d’elle-même qui sera transmise, en même temps que le livre, à ses descendants. Intéressons-nous maintenant à la personnalité de la rédactrice, qui fait la spécificité première de ce livre de raison.

L’écriture au féminin

Si la matérialité du livre de raison constituait une première originalité de cette source, il semble que ce soit dans sa féminité que réside le principal intérêt. Les sources féminines sont très rares à l’époque moderne pour diverses raisons sur lesquelles nous reviendrons. Les témoignages directs de femmes étant rares, il faut donc nous arrêter sur ce qui fait leur particularité et observer la façon dont les femmes s’insèrent dans les champs de l’écrit. Le livre de raison de Madame du Mottet nous permet donc d’observer le comportement d’une femme face à l’écriture. Pour cela nous commencerons par voir quels sont les caractères spécifiques de cette écriture, puis quels en sont ses rythmes avant de voir que la rédactrice délègue parfois le soin d’écrire dans son livre de raison à d’autres.

Une femme en écriture

La principale caractéristique de cette source est d’être une source féminine. Elle nous permet de voir comment Madame du Mottet envisage son geste quotidien d’écriture. A travers l’étude de son livre de raison, nous pouvons essayer de voir si Madame du Mottet se distingue dans sa pratique de l’écriture de ses homologues masculins, et si son écriture comporte des caractères spécifiques par rapport aux autres écrits de la même période.

Une femme cultivée

Deux raisons expliquent le faible nombre de sources féminines conservées dans les archives. La tenue d’un livre de raison est avant tout une pratique masculine, car ce sont les hommes, en tant que chefs de famille, qui sont chargés de la gestion du patrimoine et donc de la tenue des comptes.29 Cependant, les femmes qui tiennent un livre de raison ne sont pas rares, et Françoise du Mottet n’est pas un cas isolé. Les veuves, mais aussi les femmes mariées tiennent parfois des livres de raison. C’est une pratique qui caractérise avant tout des milieux aisés, que ce soit pour les hommes, malgré des exceptions précédemment citées, mais plus encore pour les femmes. Ces femmes appartiennent toutes à l’élite bourgeoise ou nobiliaire. En effet, une telle pratique nécessite de savoir lire, écrire et compter. Or, la majorité de la population n’a pas accès à cette éducation, et dans les milieux aisés ce sont les garçons qui bénéficient d’une éducation alors que les filles sont élevées par leurs mères dans le but de faire de bonnes épouses. Le taux d’alphabétisation des femmes au XVIIe siècle n’est que de 48 femmes alphabétisées pour 100 hommes en 1690. Les femmes sachant lire sont rares, et celles sachant écrire le sont encore plus. Il faut néanmoins signaler que Françoise du Mottet appartient à l’élite urbaine et nobiliaire pour laquelle le taux d’alphabétisation des femmes est de 100%. Elle fait donc partie d’une catégorie sociale dans laquelle les femmes sont alphabétisées, mais il semble qu’elle ait eu accès à une éducation assez soignée pour lui permettre de tenir un livre de raison dont l’écriture se caractérise par une certaines complexité. Il est possible d’apprécier son niveau d’éducation de façon plus précise en observant la façon dont elle rédige le livre.
Il nous faut signaler en premier lieu que son écriture est très lisible, car déliée et relativement fluide. Cette écriture contraste notamment avec certaines autres présentes dans le livre qui sont plus petites, serrées, malhabiles et de ce fait moins lisibles. La calligraphie du livre de raison nous montre donc que Françoise du Mottet semble avoir bénéficié d’une certaines habitude de la pratique de l’écriture. En revanche, sa maîtrise de l’orthographe et de certaines conventions d’usage sont hésitantes. On note, par exemple, une absence totale d’usage de la ponctuation. Les récits, notamment, des décès ou de l’affaire concernant son fils qui couvre plusieurs pages en sont totalement dénués, ce qui rend parfois leur lecture difficile alors que cela ne pose aucun problème pour les dépenses mentionnées selon des formules systématiques. Les majuscules ne sont, du fait de l’absence de ponctuation, présentes qu’en début de paragraphes. L’apostrophe n’est jamais utilisée non plus, les pronoms sont toujours intégrés dans le corps du mot qu’ils désignent. L’orthographe est, dans le livre de raison, très aléatoire, et un même mot peut se retrouver écrit de plusieurs façons au sein de la même page. Son écriture se caractérise par une absence de « j » dans l’intégralité du livre de raison. Cette particularité de retrouve dans de nombreux écrits privés, notamment dans le journal de dévotion de Madeleine de Franc de Varces30. Les « j » sont totalement absents, lorsqu’ils sont situés avant ou entre des voyelles ils sont écrits « i », et s’écrivent «y » lorsqu’ils sont en fin de mot. On remarque une évolution de la langue, puisque se mêlent dans les écrits de Madame du Mottet des verbes se terminant en « oi » selon l’usage du vieux français, et d’autres dont les terminaisons sont celles du français moderne. On sait qu’il s’agit là de caractéristiques propres à l’écriture de l’époque, qu’elle soit masculine ou féminine. Sa maîtrise de l’écrit ne semble pas se distinguer véritablement de celle de ses contemporains qui, tous, n’ont pas encore assimilé les codes orthographiques qui ne seront véritablement fixés qu’à la fin du XVIIIe siècle. Cela nous permet donc de voir que l’écriture de Françoise du Mottet traduit un niveau d’éducation très élevé pour une femme du XVIIe siècle.

Table des matières

INTRODUCTION 
PREMIÈRE PARTIE – UN DOCUMENT MATÉRIEL EXCEPTIONNEL
Chapitre 1 : Présentation matérielle de la source :
Une source exceptionnelle
Un document massif
Aspect extérieur
4 cahiers différents
Composition paginale : écrire de plus en plus
Des structures qui révèlent un besoin croissant d’organisation
Chapitre 2 : Une source à vocation multiple
Les motifs apparents de l’écriture
Une tradition
Une nécessité
Importance et imperfections de la finance
La prépondérance financière
Une source lacunaire
Se justifier devant sa famille
Une famille qui se fait discrète dans la source, et à qui pourtant le livre est destiné
Laisser une autre image de soi
Chapitre 3 : L’écriture au féminin
Une femme en écriture
Une femme cultivée
Les entrées en écriture
Ecrire au quotidien
Le cadre de l’écriture
Les rythmes de l’écriture
A qui confier la plume lorsque l’on ne peut plus écrire ?
Les changements d’écriture
Les dépositaires de la confiance de Madame du Mottet
DEUXIÈME PARTIE – UN PARCOURS FAMILIAL EXEMPLAIRE
Chapitre 4 : Une histoire familiale singulière
La famille de Fay de Villiers, une famille parlementaire classique
Les du Mottet : apogée et déclin de la noblesse de la noblesse militaire
Chapitre 5 : De la jeune fille à la mère de famille
Jeunesse et mariage de Françoise de Fay de Villiers
Devenir mère de famille
Les naissances
La petite enfance
Le décès de Madame de Villiers : un pas vers l’autonomie
Madame du Mottet, héritière des Fay de Villiers
Le décès de Madame de Villiers
Chapitre 6 : De la chef de famille active à la veuve âgée
Devenir veuve : de nouvelles responsabilités
Une douleur réelle ou de convenance ?
Devenir chef de famille
L’établissement des enfants : entre stratégie familiale et choix personnels
Claire- Luce : un parcours atypique
Madeleine : la préférée de Françoise du Mottet ?
Charles-Gabriel : un fils indigne ?
Le libre parcours de Jean-Baptiste François
La vieillesse de Madame du Mottet
Les marques de la vieillesse dans le livre de raison
Le devoir accompli
TROISIÈME PARTIE – LA VIE QUOTIDIENNE OU LA NÉCESSITÉ DE TENIR SON RANG
Chapitre 7 : Le cadre de vie luxueux de Madame du Mottet
Les différents lieux de vie : quelle mobilité ?
Les logements et leur mise au goût du jour
La configuration des appartements : un premier indicateur de richesse
La mise au goût du jour des appartements
Avoir des domestiques
Une domesticité importante et variée
La domesticité : une famille élargie
Chapitre 8 : La vie quotidienne
Prendre soin de soi : habillement et santé
L’habit, symbole des positions sociales
Les soins du corps
La table de Madame du Mottet
Une base alimentaire semblable à celle de l’ensemble de la population
Le goût, tributaire d’un contexte social
Les pratiques religieuses des Mottet
Religion et rites de passage
La religion au quotidien
Chapitre 9 : La sociabilité
Les solidarités familiales
La prédominance des solidarités féminines
La fratrie : une solidarité imposée
Sociabilités et solidarités extra-familiales
Les ruraux
Le monde de la boutique et de l’échoppe: des relations commerciales
La haute société grenobloise : un réseau nécessaire
La quasi-absence de divertissements
Les indices d’une sociabilité importante
Les raisons du silence
QUATRIÈME PARTIE – UNE PARFAITE GESTIONNAIRE
Chapitre 10 : Des biens et revenus en progressive diminution
Le patrimoine foncier, objet d’une attention particulière ?
La réduction des propriétés foncières
Saint-Egrève : une ferme bien gérée
Une gestion habile des biens immobiliers
L’évolution des biens possédés
Une stratégie pour limiter les pertes
Le système complexe du prêt à usure
Des placements constants
Monsieur de Viennois : un exemple de mauvais payeur
Chapitre 11 : Des dépenses difficiles à évaluer
Des dépenses courantes variables
Les diverses dépenses de la vie quotidienne
Une imposition de moins en moins importante
Les dépenses extraordinaires : une source d’endettement
Le financement des grands événements familiaux
L’achat de la charge de conseiller parlement
Un endettement contrôlé ?
Chapitre 12 : Finances et famille : la prudence de Françoise du Mottet
Françoise du Mottet : une gestionnaire prudente
Le conflit avec Charles-Gabriel
Quel devenir pour le patrimoine à plus long terme ?
La transmission du patrimoine sur trois générations
Le procès avec la Dame de Murinais
CONCLUSION
LISTE DES SOURCES
BIBLIOGRAPHIE

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