Géographie ludique de la France

« … on sait depuis longtemps que le jeu est une activité qui en dit long sur les sociétés humaines. » Michel Lussault, L’Homme spatial, 2007.

On trouve, dans de nombreux ouvrages consacrés aux jeux vidéo – et, plus largement, à des terrains de recherche inhabituels – de longs passages introductifs, destinés à justifier, aux yeux du lecteur, le choix d’un objet d’étude qui pourrait passer pour trivial . Cette entreprise de légitimation consiste, dans bien des cas, à minimiser le versant ludique, en insistant sur l’idée que les jeux vidéo sont plus que des jeux. Elle nécessite donc la mobilisation d’arguments chargés d’élargir le champ de la réflexion : on évoque, alors, la taille imposante de l’industrie des jeux vidéo – et, partant, son poids économique –, la popularité de ces derniers et, enfin, leur statut d’exemples d’interactions homme-machine de haut niveau, avec des implications, entre autres, artistiques et pédagogiques.

On constate qu’il s’agit-là d’une posture défensive, censée préserver l’image d’un objet d’étude, par ailleurs largement déconsidéré, ou supposé tel. Elle implique un certain nombre de problèmes, dont le plus sérieux tient à la tentation d’ignorer ce qui, dans les jeux (vidéo), ne serait pas perçu comme suffisamment sérieux pour être digne de l’intérêt des sciences sociales. On aboutit, ainsi, à des travaux de recherche informés par un présupposé normatif – les jeux vidéo sont dignes d’intérêt car ils sont plus que des jeux – et, par conséquent modifiés, amputés par eux, puisque tout, dans les jeux vidéo, ne mériterait pas d’être étudié.

Au-delà de motivations personnelles, un projet issu de deux frustrations .

Ne serait-ce que pour éviter cet écueil de l’autocensure, on ne se livrera pas, à propos des jeux , à un semblable travail de justification. À cet égard, la citation en exergue de cette introduction – et son auteur – nous parait être une caution suffisante. On opposera, aux lecteurs demeurés sceptiques, l’argument suivant, dont la portée est encore plus large :

« Une discipline n’est adulte que lorsqu’elle a investi la totalité de son champ scientifique et jeté les ponts la reliant à l’ensemble des savoirs. […] Des géographes du monde entier se passionnent désormais pour les religions, l’opéra, la littérature, la cuisine, le sexe […] et mille foutaises qui aident à vivre. […] Restait la peinture. » .

On se risquera à considérer que cette liste – si longue qu’on a dû l’amputer dans la citation qui précède – peut être complétée à loisir. On y ajoutera donc les jeux, en postulant qu’ils méritent autant d’intérêt que l’architecture d’intérieur et le contrepet. Dans le même temps, la volonté de se lancer dans cette géographie ludique constitue l’aboutissement d’un cheminement intellectuel, dont il nous semble nécessaire de rappeler, rapidement, les principales étapes.

Il y a, tout d’abord, une question de motivation personnelle, aux implications multiples et anciennes, faites de souvenirs d’enfance, de rencontres fortuites, d’opportunités diverses. Sans entrer dans les détails, on se contentera ici de souligner qu’elles ont abouti à une pratique assidue de plusieurs jeux – les échecs arrivant loin devant les autres – et, partant, à la fréquentation sur le long terme de leurs adeptes. Cela a impliqué une immersion dans des mondes, où tout néophyte est condamné à éprouver les pires difficultés à pénétrer, tant leur cohérence repose sur un foisonnement de codes et de rites d’initiation et d’intronisation. En ce sens, l’observation participante – il serait d’ailleurs plus exact, en l’occurrence, de parler de « participation observante » – ne se réduit pas à une vaine expression. Tandis qu’elle constitue une nécessité pour l’ethnographe, elle permet à tout chercheur d’éviter les inévitables contresens, qui parasitent, de manière presque systématique, les travaux sur les jeux menés par des non-initiés. En somme, la connaissance technique des jeux formant l’objet de ce travail, ainsi qu’une certaine intimité avec leurs pratiquants, constituaient un argument non négligeable pour s’estimer apte à mener une investigation géographique des pratiques ludiques.

Le désir d’entreprendre ce travail a également été nourri par le constat de l’intérêt, récent, porté aux jeux par les sciences sociales. Récent car, alors que les travaux pionniers de l’historien Huizinga et du sociologue Caillois semblaient avoir démontré l’intérêt que présentait l’étude des jeux pour comprendre les sociétés, bien peu se sont engagés dans cette voie, au moins pendant plusieurs décennies – même si le sport, il est vrai, occupe une place de choix au sein des sciences sociales, depuis maintenant un peu plus d’une génération. Jusqu’à la publication, à quelques années d’intervalles, de deux thèses réalisées par un ethnologue et un sociologue, toutes deux consacrées aux joueurs d’échecs . L’un et l’autre ont mis en avant, à leur tour, la capacité des pratiques ludiques à enrichir les sciences sociales, à la fois en tant qu’objets présentant un intérêt propre, mais également comme terrains permettant de valider la pertinence de certains concepts et méthodes. Toutefois, aux yeux d’un géographe, amateur d’échecs, ces deux ouvrages se sont révélés, en dépit de leur indéniable intérêt, la source d’une profonde frustration : chaque page, presque chaque paragraphe, soulève des questions propices à un examen géographique et, pourtant, chacun des deux auteurs, attaché à sa démarche ethnologique, passe sur les problématiques spatiales en semblant ne pas même remarquer leur existence.

Parallèlement, la géographie a assez largement ignoré les jeux, si l’on exclut des publications ponctuelles, n’ayant pas été suivies d’investigations plus poussées . Les choses changent, toutefois, à la faveur d’un intérêt nouveau pour les jeux vidéo , qui suscitent désormais un tel engouement, de la part des sciences sociales, qu’on été créés des départements de (Video) Games Studies, donnant lieu, depuis une quinzaine d’années, à une activité éditoriale soutenue. Dans le même temps, les géographes, en particulier francophones, ont accordé au sport une place de choix, confirmée, entre autres, par les nombreuses pages réservées aux pratiques sportives, dans le volume de l’Atlas de France consacré à la culture . Or la lecture de cet ouvrage devait être l’occasion d’une deuxième source de frustration, puisque nulle mention n’y est faite des jeux, cependant qu’y sont traités un nombre de sports pour le moins respectable – une trentaine, dont certains sont regroupés, auxquels s’ajoutent, dans le même chapitre, la chasse et la pêche. Il est vrai, face aux deux millions de licenciés de football, que les jeux font pâle figure.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : LES JEUX COMME OBJET DE RECHERCHE
CHAPITRE PREMIER : LES JEUX, ESSAI DE DÉFINITION ET DE TYPOLOGIE
CHAPITRE 2 : POUR UNE GÉOGRAPHIE LUDIQUE, DE LA LOGIQUE INTERNE AU CONTEXTE
CULTUREL ET SOCIAL DES PRATIQUES
CHAPITRE 3 : LE PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION DES JEUX CONVENTIONNELS
DEUXIÈME PARTIE : RÉGIONS LUDIQUES
CHAPITRE 4 : PRATIQUES LUDIQUES DANS LE MONDE ET PLACE DE LA FRANCE
CHAPITRE 5 : LES JEUX INSTITUTIONNELS DANS L’ESPACE FRANÇAIS
TROISIÈME PARTIE : LA RAISON GÉOGRAPHIQUE DES JEUX
CHAPITRE 6 : JEUX ET GÉOGRAPHIE DU PEUPLEMENT
CHAPITRE 7 : QUELLE PLACE POUR LES DÉTERMINANTS SOCIO-CULTURELS ?
CONCLUSION GÉNÉRALE

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