Habitants et territoires dans un grand périmètre irrigué en Syrie

Ouvrir un site de cartographie en ligne, se mettre en « mode satellite » et y observer des grands périmètres irrigués à travers le monde est un bon moyen de réaliser l’ampleur des travaux nécessaires à la réalisation de grands ouvrages hydrauliques, en particulier lorsqu’ils se situent en milieu semi-aride. Sur le plateau de Maskana, à l’ouest du lac Al-Assad en Syrie, un ensemble d’aménagements hydro-agricoles a été bâti entre 1970 et 2000. Sur l’image satellite, ceux-ci sont représentés par une large bande en forme de croissant, longue d’une centaine de kilomètres, dont le vert offre un contraste frappant avec le jaune orangé de la steppe environnante. Agrandir l’échelle de l’image permet alors de distinguer la structure que forment les casiers d’irrigation. Le quadrillage est régulier, ce qui dénote une organisation stricte et rationnelle. C’est officiellement l’œuvre du parti Ba‘th, de même que le grand lac, également en forme de croissant, qui sert de retenue au Barrage de l’Euphrate.

Vus du sol, de l’intérieur, ces aménagements prennent une autre dimension. Ce coin du monde n’a pas seulement été construit, il est habité. Derrière le gigantisme apparent de ces projets hydrauliques, ce sont des hommes et des femmes qui ont monté les canaux et creusé les drains, et qui depuis cultivent les champs, récoltent, encadrent des groupes de travailleurs, s’approprient des parcelles, partent parfois chercher du travail ailleurs. Outre ces activités économiques, ils vivent, simplement, s’installent dans des maisons, fondent des familles, ont des enfants qui vont à l’école et qu’ils doivent soigner, achètent de la nourriture et des équipements dans les marchés, ont des loisirs. Ce faisant, ils emportent avec eux des histoires, entretiennent des souvenirs, revendiquent des identités, formulent des désirs… Ces individus ne sont pas seulement des agents au service d’une organisation qui les dépasse. Ils composent l’organisation elle-même. Ils interagissent avec d’autres individus, font des choix, cherchent à répondre à leurs propres intérêts qui parfois coïncident avec l’intérêt collectif, parfois non. Au-delà de l’histoire politique de l’aménagement de l’Euphrate, c’est l’histoire de ces hommes et de ces femmes, à travers les changements qu’ils ont vécus, que je me propose de raconter dans cette thèse.

Problématique : Habiter un espace bouleversé par des grands changements hydrauliques et agraires 

Les fermes d’État et les grands périmètres irrigués conçus dans les États postcoloniaux sont le résultat de politiques publiques volontaristes visant à légitimer des prises de pouvoir récentes à la tête de pays nouvellement indépendants . Ces interventions débouchent sur la création de territoires , ce qui implique des changements dans les modalités d’appropriation et de contrôle de l’espace. Ce faisant, l’ampleur des aménagements et la volonté de créer un « homme nouveau » modifient non seulement les modes de production agricoles, mais plus généralement les formes de l’habitat, les services publics auxquels ont accès les habitants et les paysages qui les entourent. Ainsi, c’est l’ensemble de la vie quotidienne et professionnelle des habitants et les représentations qu’ils se font d’euxmêmes, des autres et de leur environnement sur lesquels ces interventions agissent .

Les processus de décollectivisation et de retrait du secteur public dans les grands périmètres irrigués, phénomènes qui concernent depuis le début des années 1980 de nombreux pays du monde , constituent dans ces conditions des déterritorialisations partielles ou totales. Bien que de nouveaux cadres territoriaux puissent remplacer les anciens, les modalités d’appropriation et de contrôle de l’espace s’en trouvent encore modifiées. Le retrait du secteur public implique non seulement un accès aux ressources hydrauliques et foncières plus concurrentiel , mais également une diminution de la régulation de l’occupation des sols et une dégradation des services publics . Ainsi, une nouvelle fois, l’ensemble des conditions de vie des habitants est bouleversé.

Cette thèse porte sur l’Établissement Al-Assad, un grand périmètre irrigué situé à l’ouest du lac Al-Assad et au nord de la Syrie et exploité en ferme d’État de 1980 à 2000. Elle vise à analyser les changements hydrauliques et agraires non pas en se focalisant sur les intentions de l’État, perspective déjà adoptée à de nombreuses reprises et dans de nombreux pays, mais en passant par le point de vue de ceux envers qui ces politiques publiques sont dirigées, c’est-à-dire les habitants des aménagements hydro-agricoles (en particulier ceux qui résident ou ont déjà résidé dans les frontières du périmètre irrigué). De quoi ces individus se souviennent-ils lorsqu’ils évoquent les changements qui se sont traduits par la prise de contrôle de l’espace par l’État, puis par le retrait du secteur public ? Comment, dès lors, habitent ils actuellement l’espace, à la fois en étant porteurs de mémoires plurielles et en formulant des projets pour l’avenir ?

Passer par le point de vue des individus permet de présenter une lecture réaliste des processus tels que la création et la disparition d’une ferme d’État ou la construction et l’exploitation d’un grand périmètre irrigué. Comme l’écrivent Z. Ghazzal, B. Dupret et Y. Courbage à propos des recherches sur la Syrie, « la tendance à tout attribuer à l’État et à ses institutions propose une solution facile et, en définitive, ne résout rien. Symboles et représentations du pouvoir doivent être analysés du point de vue des usagers dont procèdent les formes concrètes et effectives des relations économiques, politiques et sociales. Dans cette tendance à ne considérer les choses que sous leur angle politique, les analyses atteignent un rare degré de généralité et d’imprécision. On dispose de très peu d’analyses concrètes, décrivant, par exemple, comment une usine passe d’un régime capitalise à celui du socialisme d’État ; ou, inversement, comment l’on passe du dirigisme étatique au régime capitaliste. Ces analyses microsociologiques s’avèrent pourtant essentielles, non seulement pour étudier les transformations historiques qui conduisirent à un contrôle de l’État sur l’économie, mais aussi pour comprendre les enjeux de la privatisation, présentée aujourd’hui comme l’alternative par excellence au monopole étatique ».

Considérer les individus comme des habitants et non seulement comme des travailleurs, des agriculteurs ou des détenteurs de droits fonciers permet de ne pas les réduire à des caractéristiques professionnelles ou aux rapports qu’ils entretiennent avec la terre agricole. D’une part, au cours de la quarantaine d’années que traite cette thèse, tous, sauf les plus jeunes, ont changé d’identité professionnelle au moins une fois et il est difficile dans ces conditions de leur en choisir une plutôt qu’une autre. D’autre part, dans le corpus utilisé pour cette thèse, le plus petit dénominateur commun entre les familles dont un ou plusieurs membres a été interrogés dans un cadre formel est d’avoir résidé à un moment ou à un autre dans les frontières de l’Établissement Al-Assad (sauf exception, voir sous-chapitre IV de cette introduction) : certains ont seulement été employés de la ferme d’État sans n’y avoir jamais détenu de droits fonciers, et vice versa d’autres y détiennent des droits fonciers sans n’avoir jamais travaillé pour la ferme d’État ; pourtant, en tant qu’habitants, tous participent aux rapports sociaux et ont un regard pertinent sur l’histoire de ce périmètre irrigué. De façon complémentaire, considérer les individus comme des habitants permet de ne pas se focaliser uniquement sur les enjeux de l’organisation du travail, de la production agricole ou de l’appropriation foncière mais d’aborder également la question plus compréhensive des modes d’habiter. Ainsi peut être compris comment l’espace est « investi, [non seulement] matériellement, [mais également] intellectuellement et affectivement » .

Comme les changements sont des processus dynamiques, à observer dans la durée, les points de vue des individus ne sont pas appréhendés in situ : je n’ai pas été présent sur place durant la quarantaine d’années que traite cette thèse. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de passer par les mémoires des habitants pour faire revenir au présent des entretiens réalisés avec eux les évènements qu’ils ont vécus dans le passé. Ce faisant, comme toute mémoire, ces images du passé ne doivent pas être confondues avec les évènements, mais considérées comme des représentations de choses disparues, avec toute la part de transformation et d’oubli que ce type d’action implique. À ce tire, ces mémoires sont également révélatrices de l’existence présente des individus et du sens qu’ils donnent aux lieux et offrent donc des clés de lecture des modes d’habiter actuels. Les mémoires reflètent des histoires, mais également des projets.

Cette thèse est structurée autour de deux évènements, deux ruptures qui constituent autant d’impulsions susceptibles d’ébranler de nouvelles dynamiques économiques et sociales. La première, comme une emprise, se traduit par la construction d’un aménagement hydro-agricole monumental et la mise en place pour l’exploiter d’une ferme d’État, structure technocratique lourde, le tout dessinant les frontières d’un espace qu’on ambitionne, à l’instar de ses habitants, de contrôler. La seconde, comme un repli, se traduit par la liquidation de la ferme d’État, c’est-à-dire la disparition de la structure technocratique et la remise des clés d’une partie de l’exploitation des infrastructures hydro-agricoles et plus généralement de  l’aménagement de l’espace aux habitants. Ces ruptures ne sont alors pas uniquement matérielles, mais également intellectuelles, et sont susceptibles à chaque fois d’enclencher « une nouvelle intelligibilité » , une nouvelle façon pour les habitants de voir le monde qui les entourent.

Les recherches sur la grande hydraulique et le collectivisme agraire : un manque de prise en compte des changements vécus par les habitants en tant que tels 

L’Établissement Al-Assad est un grand périmètre irrigué. Grand renvoie à l’ambition de corps d’ingénieurs d’effectuer des « prouesses hydrauliques » dans le transport et le stockage de l’eau grâce à la maîtrise de savoirs et de savoirs-faires inspirés de modèles scientifiques. Ces infrastructures ont été exploitées en ferme d’État de 1980 à 2000. Ce type d’exploitation agricole est une des formes que peut prendre le « mode de production collectiviste » : celui-ci implique que le secteur public est responsable de l’exploitation des terres et du capital ainsi que de l’organisation du travail, avec l’ambition d’appliquer à l’agriculture les principes organisationnels de l’industrie. Au sein de ce modèle, les fermes d’État se caractérisent par le fait d’être des entreprises publiques dans lesquelles l’État est propriétaire de la terre et des moyens de production. Ces différentes spécificités font que pour comprendre les transformations des modes d’habiter dans l’Établissement Al-Assad, il faut s’intéresser conjointement à deux thématiques principales : la grande hydraulique et le collectivisme agraire.

La grande hydraulique est un champ de recherche particulièrement développé au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. On peut même remonter au début du 20ème siècle pour retrouver les premiers travaux de terrain sur la construction d’aménagements hydro-agricoles par des ingénieurs occidentaux en Égypte. Dans cette thèse, une majorité de travaux consultés sur cette thématique provient donc d’analyses portant sur cette zone géographique (en particulier la Syrie mais également l’Égypte, la Jordanie, le Liban, Israël, le Maroc, la Turquie, l’Algérie ou un ensemble de pays de la région) même si les autres régions du monde (en particulier la France, l’Australie, l’Espagne, le Mali ou encore l’Inde) et les réflexions théoriques traversant les frontières ne sont pas négligées.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE : QUARANTE ANS DE CHANGEMENTS HYDRAULIQUES ET AGRAIRES À TRAVERS LE REGARD DES HABITANTS
I) Problématique : Habiter un espace bouleversé par des grands changements hydrauliques et agraires
II) Les recherches sur la grande hydraulique et le collectivisme agraire : un manque de prise en compte des changements vécus par les habitants en tant que tels
III) L’Établissement Al-Assad : territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisations dans le Projet de l’Euphrate
IV) L’évolution des modes d’habiter dans un environnement maintes fois bouleversé
V) Recueillir la parole d’habitants
VI) Un plan chronologique qui souligne le rôle des évènements marquants
PREMIÈRE PARTIE : DU « DÉSERT » À LA FERME D’ÉTAT : MÉMOIRES D’UNE RÉVOLUTION
Chapitre 1 : Avant les aménagements hydrauliques : souvenirs flous d’appropriations « originelles » de l’espace
I) Les limites de la mémoire collective
II) La mémoire : ce qu’il reste du passé pour éclairer le présent
III) Vagues de sédentarisation à l’ouest de l’Euphrate et processus d’appropriation depuis l’empire ottoman
IV) Habiter le plateau avant les aménagements hydrauliques
V) La grande hydraulique : une perspective moderniste faisant fi des spatialités précédentes
Chapitre 2 : Construction du périmètre irrigué et collectivisation agraire : naissance d’un territoire et modification des spatialités individuelles et collectives
I) La création de l’Établissement Al-Assad : nouveaux contenants, nouveaux contenus
II) Naissance d’un territoire et négation des appropriations antérieures de l’espace : souvenirs et empreinte d’une violence subie
III) Le Projet de l’Euphrate et l’Établissement Al-Assad : territorialisations issues de logiques politiques, idéologiques et économiques
IV) L’Établissement Al-Assad : un nouveau territoire attractif
DEUXIÈME PARTIE : VIE ET MORT DE LA FERME D’ÉTAT : UNE EMPREINTE PROFONDE SUR L’ESPACE
Chapitre 3 : Une ferme d’État en pratique : vie en collectivité, contrôle économique et social et rigidités dans un environnement complexe
I) Un corpus mêlant entretiens et sources de seconde main
II) Souvenirs de la vie quotidienne et professionnelle dans la ferme d’État : une collectivité d’individus pris en charge par une seule et même structure
III) Concevoir et organiser un énorme projet : le tout appréhendé comme la somme des parties
IV) La mise en place de longues chaînes de commandement : la prééminence de la conception sur l’exécution
V) Une structure qui s’accorde mal avec la complexité de l’activité agricole et des phénomènes sociaux
Chapitre 4 : Un vide à remplir : liquidation de la ferme d’État, reterritorialisations et (ré)appropriations de l’espace par les habitants
I) Un changement récent
II) La déterritorialisation de la ferme d’État : « Déluge au pays du Baas »
III) Une liquidation décidée à Damas et à inscrire dans la durée
IV) (Ré)approrpiations de l’espace et reterritorialisations par le bas : des démarches interminables pour les habitants
V) Une décision comportant certaines lacunes et dont l’application prend du temps
TROISIÈME PARTIE : LE PÉRIMÈTRE IRRIGUÉ SANS LA FERME D’ÉTAT : ENTRE AUTONOMISATION ET PRÉCARISATION DES HABITANTS
Chapitre 5 : Habiter, cohabiter, s’organiser : permanences et remodelages des pratiques, des groupes et des identités
I) Un cadre d’analyse inchangé en dépit de la restructuration des cadres territoriaux et identitaires
II) Une diversification des modes d’habiter depuis la disparition de la ferme d’État
III) De nouveaux cadres territoriaux, un nouveau centre
IV) « La lutte des places » dans un contexte de pénurie : vers la construction d’identités conflictuelles
V) « Soi-même comme un autre » : des identités et des logiques de regroupement variables en fonction des contextes
Chapitre 6 : Se faire une place dans le périmètre irrigué : restructurations sociales dans un contexte de retrait du secteur public
I) Qualifier les individus et les rapports sociaux
II) La valorisation de l’effort contre la dénonciation de la précarisation
III) Une inégalité d’accès à des sources de revenus qui se diversifient dans un contexte de croissance démographique
IV) Diversification des sources de revenus et multiplication des trajectoires : vers une accentuation des inégalités socio-économiques
V) La décollectivisation dans l’Établissement Al-Assad : une décharge de l’État ?
CONCLUSION GÉNÉRALE

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