Inscription de la Cardboard Architecture de Peter Eisenman dans les conceptions de l’Oulipo

Dans ce travail, nous proposons une lecture comparative de l’architecture de Peter Eisenman telle qu’il la concevait dans les premières décennies de sa carrière avec les travaux de l’Oulipo, groupe littéraire hétéroclite prônant une littérature sous contraintes.

Au premier regard, rien ne semble présager une affinité entre ces deux acteurs. L’un est américain anglophone ; Les autres sont pour la plupart des francophones francophiles. L’un est un architecte théoricien ; Les autres sont des poètes, des écrivains et des mathématiciens férus d’exercices de langage.

Et pourtant, en cette fin de XXème siècle, les concepts et les démarches se transposent assez librement dans l’ensemble des champs artistiques. Avec l’essor des théories structuralistes et poststructuralistes, on assiste à cette époque à un renouvellement et à un questionnement des paradigmes modernes faisant loi jusque-là. C’est sur ce terreau que se développe l’architecture d’Eisenman fortement marquée par les théories linguistiques de Saussure jusque Derrida en passant par Chomsky. Et c’est aussi sur ce terreau qu’apparait L’ouvroir de littérature potentielle (OuLiPo) qui vise lui à la libération des potentialités de la langue grâce à l’emploi d’une écriture sous contraintes.

Cette libération du langage par la contrainte, si elle peut sembler paradoxale au premier abord, permet aux oulipiens de générer du texte à partir d’une ou plusieurs contraintes ; en résulte des productions plus ou moins loufoques, parfois absurdes. La démarche peut sembler s’apparenter à un jeu mais si jeu il y a, c’est un jeu sérieux. Les oulipiens travaillent la langue, ils la testent et la poussent dans ses limites jusqu’à ce qu’elle produise un événement littéraire nouveau, inattendu ; Inattendu mais pas toujours signifiant cependant. Ainsi l’Oulipo produit-il des textes à partir d’un système de contraintes régulant la distribution des éléments du texte et ultimement l’aspect formel de celui-ci.

Certaines critiques taxent les oulipiens de ‘’maniérisme formaliste’’, de produire de la forme littéraire pour produire de la forme littéraire. Effectivement, les productions oulipiennes font état d’un formalisme indéniable tout comme les productions architecturales d’Eisenman et pourtant celles-ci étaient investies d’un tout autre concept puisque ce sont avant des recherches sur les éléments de langage de l’architecture, de leur syntaxique et des structures internes qui les gouvernent.

Ainsi, nous argumentons que la conception diagrammatique et grammaticale d’Eisenman et les travaux oulipiens sont investis de ce même gout pour la recherche de formes nouvelles au moyen de contraintes, de structures internes à l’objet architectural ou littéraire relevant d’une syntaxique auto-imposée.

Cette lecture que nous proposons est avant tout une lecture intertextuelle entre le champ de la littérature et celui de l’architecture. Nous ne nous attendons pas à démontrer factuellement qu’il existe un lien évident et inaltérable entre les deux démarches. Toutefois, nous espérons mettre en évidence des ambitions et des procédés conceptuelles analogues.

Pour se faire, le travail se divisera en deux parties : l’une qui examinera les ambitions et le contexte des deux acteurs tandis que l’autre se focalisera sur les affinités que nous semblons remarquer dans les procédés de composition au moyen d’études de cas.

Peter Eisenman est un architecte au corpus théorique particulièrement étoffé s’étendant sur plusieurs décennies et des centaines de projets. Ce corpus théorique est complexe et parfois contradictoire et dénote des ruptures dans la conception de l’architecture qu’Eisenman a pu expérimenter au fil du temps. Traiter de l’ensemble de sa production dans la recherche que ce travail serait non seulement impossible mais aussi contre-productif. Notre recherche se délimitera donc au début de la carrière d’Eisenman. C’est-à-dire depuis sa thèse The formal basis of modern architecture jusqu’à la collaboration en 1986 avec Jacques Derrida Chora L Works. Dans cette période, nous mettrons particulièrement l’accent sur ce qu’Eisenman appelle la Cardboard Architecture puisqu’elle nous semble être un heureux médium portant tout à la fois les influences que comportent sa thèse et les germes de ce que les phases postérieures de Décomposition et d’Artificial excavation développeront.

La machine diagrammatique au service de la forme

L’architecte américain 

Né en 1932 aux Etats-Unis, Peter Eisenman est un architecte diplômé de l’université de Cornell et de Columbia. Il obtient un doctorat en philosophie et plus spécifiquement en Theory of Design en 1963 à l’université anglaise de Cambridge. En 1967, Eisenman fonde l’institut for architecture and urban studies, un ‘’think tank’’ architectural basé à Manhattan. A partir de 1980, il ouvre son bureau d’architecture. Architecte théoricien, il publie de nombreux articles, essais et livres qui auront un retentissement considérable sur la théorie de l’architecture de la fin du XXème siècle. Les plus marquants de ceux-ci étant : Houses of cards, Cities of artificial excavation et Diagram diaries. Il participe aussi à une collaboration avec le philosophe français Jacques Derrida qui débouche sur le livre Chora L Works, celui-ci détaillant leur projet commun soumis en 1987 au concours de l’aménagement du parc de La Villette. L’agence de Peter Eisenman a conçu plus d’une centaine de projets, de nombreux lauréats de concours mais néanmoins pas toujours réalisés. Nous pouvons citer pour exemples la House VI en 1975, le Wexner center for the arts en 1989, le mémorial des juifs d’Europe assassinés à Berlin en 2005 ou la cité culturelle de Galicie à St-Jacques de Compostelle en 2011.

Les enjeux d’une approche de rupture

Peter Eisenman a pour volonté de mettre en place un système de de composition architecturale rejetant les présupposés traditionnels tout aussi bien théocentriques, véhiculés par le classicisme de la Renaissance et sa réinterprétation postmoderne, qu’anthropocentriques, véhiculés par la volonté humaniste et le fonctionnalisme du courant moderniste.

Selon Eisenman, l’architecture n’est plus réductible à une expression fantasmée de la structure de l’univers ou de la nature. Les œuvres architecturales n’étant plus considérées selon le style, le type et la fonction qui les définissaient préalablement, il propose une organisation de l’espace plus abstraite touchant à l’essence de l’architecture, à sa structure profonde. Cette mise en évidence d’une architecture autonome, autoréférentielle, sera théorisée sous le nom de post-fonctionnalisme dans un article de 1976.

Rejet du paradigme moderniste du fonctionnalisme 

Influencé par les théories linguistiques structuralistes de Ferdinand de Saussure, Eisenman argumente que l’architecture possède un logos commandant l’apparition et l’organisation des formes entres-elle. Par exemple, le fonctionnalisme moderniste a confié à l’architecture l’expression de sa fonction par sa forme. Ainsi la performativité fonctionnelle et économique de l’architecture au moyen de formes épurées est un reflet de celle de la société dans laquelle cette architecture se développe. La forme architecturale est soumise à une idéologie et se trouve résumée dans ce paradigme : « Form follows function ». Et c’est précisément cette conception qu’Eisenman compte ébranler, voire même inverser, avec son postfonctionnalisme.

Une recherche de structures propres à l’architecture 

Afin de contrer cette conception logocentrique sur laquelle la pratique architecturale s’est fondée depuis Vitruve, Eisenman va détourner consécutivement deux théories issues de la linguistique. La première issue de la grammaire générative et transformationnelle de Noam Chomsky par l’utilisation de procédés syntaxiques combinatoires et la seconde provenant de la déconstruction du philosophe Jacques Derrida par l’assimilation des notions de traces et de textes au notions de signes et d’objets architecturaux. La première inspirée de Chomsky intitulée Carboard Architecture s’étend de 1967 à 1975. Cette première théorie laisse sa place à partir de 1975 et jusqu’en 1988 à une autre théorie s’intitulant Decomposition. Les deux théories sont cependant présentées, un peu à la manière du champ des arts plastiques une quinzaine d’années avant, comme des processus de ‘’’libération’’ de la conception architecturale, comme des renouvellements du logiciel formel de l’architecture. L’idée étant d’exprimer une architecture autonome en ne procédant que par auto-référentialité, c’est-à-dire un objet ne renvoyant qu’à lui-même et non à des contingences extérieures et à la dialectique organisationnelle interne de l’objet.

Ceci a donné dans un premier lieu à une série de 12 maisons, de Houses, numérotées de 1 à 12 afin d’éliminer toute connotation culturelle ou fonctionnelle et pour réaffirmer le caractère abstrait de la démarche. Même si certaines ont été construites, celles-ci restent avant tout des conjectures théoriques, des hypothèses de recherche, servant de supports et de manifestes aux théories de l’architecte américain. L’architecture n’a ici pas de visées esthétiques, il se veut une expression structurelle des relations entre les éléments ouvrant un système universel de dialectique des formes architecturales et l’humain ; Ceci a été développé par Eisenman en référence assumée aux théories syntaxiques de Chomsky sur la ‘’deep structure’’.

Table des matières

Introduction
Première partie : AMBITIONS
Peter Eisenman : la machine diagrammatique au service de la forme
L’architecte américain
Les enjeux d’une approche de rupture
Rejet du paradigme moderniste du fonctionnalisme
Une recherche de structures propres à l’architecture
Un processus de conception diagrammatique
Altération du processus diagrammatique
Cities of Artificial Excavation : ville combinatoire et stratifiée
L’excavation et le scaling
Chora L Works : une architecture stratifiée et intra-connectée
L’OuLiPo : une libération de l’écriture par la contrainte
Un rassemblement atypique
Rejet de l’inspiration surréaliste
La contrainte comme outil d’écriture
La contrainte comme moyen d’exploration de la langue
Les différentes conceptions de la contrainte chez les oulipiens
Quelques figures tutélaires de l’Oulipo
Raymond Queneau : l’art de la contrainte combinatoire
Rejet du surréalisme et oulipien avant l’heure
Le chiendent
Exercices de Style
Cent mille milliards de poèmes
Jacques Roubaud : antériorité de la contrainte et structuralisme bourbakiste
La forme poétique e(s)t le nombre chez Roubaud
Historicité de la contrainte
Influence du structuralisme bourbakiste
Georges Perec et l’Oulipo perecquien
Un parangon de la littérature à contraintes
Une conception différente de la contrainte
La contrainte comme moyen de libérer la littérature
Les OuXPo : un projet total
De l’existence d’un OuArchPo
Le Parc de la Villette : la seule itération architecturale oulipienne
Ecriture sous contraintes de l Oulipo et processus diagrammatique de la
déconstruction architecturale : deux méthodes pour une ambition commune ?
Lecture par le prisme de la pensée derridienne
Derrida : la pensée de la différance
Une écriture dans les marges hors des frontières du texte
Affinités entre Derrida et l Oulipo
Seconde partie : PROCESSUS
Le diagramme : définition générale
Philosophie du diagramme et son rapport au processus créatif
Les différents types de diagrammes chez Eisenman
Le diagramme d antériorité
Le diagramme d intériorité
Le diagramme d extériorité
La Cardboard Architecture : diagramme d’intériorité et processus
House II : matérialisation d’un processus
Questionner les schémas antérieurs
Le processus diagrammatique comme générateur de forme
Un glissement générateur
Une série de mutations opérationnelles
Abstraction de la forme et virtualité architecturale
L’expérience spatiale de la House II
Le rapport à l usager
L’hypothèse de la présence d’un processus diagrammatique dans les
productions oulipiennes
La vie, mode d’emploi : un texte architectural et architecturé
Résonnance des théories architecturales chez Pèrec
Cahier des charges des contraintes et principe général
Le rapport au jeu
Une narration fragmentée dictée par une stratification de contraintes
Rejet d’une systématisation de la contrainte : le clinamen
De la présence d’un processus diagrammatique
Alphabets et la disparition : frictions avec le langage
A la limite du sens
Conclusion

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