Introduction aux industries culturelles

Les travaux composant la présente thèse se proposent d’examiner l’organisation de deux secteurs des industries culturelles à l’aide des outils de l’économie industrielle. Par définition, les industries culturelles relèvent d’abord du champ de l’économie de la culture. Au cours des deux dernières décennies, celle-ci s’est progressivement constituée comme un domaine en soi. Sa présentation dans le Journal of Economic Literature par David Throsby (Throsby 1994), l’ouvrage fondateur du même auteur (Throsby 2001, la parution de deux Handbooks (Towse 2003 et Ginsburgh et Throsby 2006) et en février 2010 d’un manuel (Towse 2010), sans compter d’influents ouvrages destinés à un public non-spécialiste 1 attestent du développement du champ, à la fois sur le plan de la recherche et sur celui de l’enseignement. Pour autant, le domaine des industries créatives (ou des industries de contenu, toutes ces dénominations ne se différenciant qu’à leurs frontières) demeure peu familier pour les praticiens de l’organisation industrielle. Le développement de grands groupes mondiaux centrés sur les industries culturelles a toutefois contribué à attirer l’attention des chercheurs. De plus, les sujets relevant de l’économie des médias apparaissent plus fréquemment dans des revues de haut niveau (la parution de Sweeting 2010 dans le RAND Journal of Economics en est un bon exemple). Ce n’est toutefois que récemment que des économistes travaillant sur l’économie des médias (voir à ce sujet Anderson et Gabszewicz 2006) ont commencé à percevoir l’importance des connexions entre leurs sujets de recherche et le champ de l’économie de la culture. Pour d’autres sujets connexes, tels les jeux vidéos ou les moteurs de recherche, l’identification au domaine de la culture reste problématique.

Le discours de l’exception culturelle semble tenir pour acquis que les biens produits par les industries culturelles ne sont pas des biens comme les autres, et qu’en conséquence ils méritent un statut et une attention particuliers  . Ce discours s’appuie essentiellement sur l’idée, parfaitement recevable en soi, que la valeur des biens et services culturels ne découle pas de leurs seules caractéristiques physiques mais du contenu symbolique dont ils sont le support (le texte pour un livre). Les modes de production, de diffusion et de réception de ces contenus relèvent pour une large partie d’éléments extra-économiques dont l’étude relève d’autres domaines des sciences sociales. Par conséquent, si on suit cette idée, le processus de formation de valeur des biens culturels est profondément influencé par des facteurs qui n’interviennent que beaucoup plus légèrement pour d’autres biens. Cette influence conduit à prendre en considération de multiples dimensions de l’idée de valeur, dépassant son expression dans les prix, et à souligner un certain nombre d’externalités liées à la consommation des biens culturels.

Pour le praticien de l’organisation industrielle toutefois, la définition des industries culturelles ainsi que l’opportunité de leur réserver un traitement particulier peuvent ne pas être évidentes. Il convient donc ici d’expliciter les termes utilisés et de montrer quelles caractéristiques précises des biens étudiés requièrent une adaptation du cadre d’analyse habituel de l’organisation industrielle.

Il n’est pas rare que les ouvrages dédiés à l’économie de la culture consacrent un temps important à la délimitation de leur sujet, c’est-à-dire à la définition de ce qu’est un bien culturel. On comprend que cette question occupe une place importante dans un ouvrage programmatique comme Economics and Culture (Throsby 2001). Il est en revanche plus surprenant d’y voir consacrée une partie entière du Handbook of the Economics of Art and Culture (Ginsburgh et Throsby 2006), pratique inhabituelle dans cette collection. C’est que, comme le souligne Françoise Benhamou  , ni l’unité ni la spécificité des secteurs composant le secteur culturel ne vont de soi. La pensée économique a en effet longtemps considéré la culture dans son ensemble soit comme hors de son champ d’analyse, soit avec une certaine méfiance face à ce qui était considéré comme une dépense somptuaire ou un usage peu productif des ressources. À titre d’exemple, Marshall emploie fréquemment les biens culturels comme contre-exemple des lois générales qu’il énonce, comme la décroissance de l’utilité marginale, et Keynes, membre du Bloomsbury Group et un des premiers directeurs du British Arts Council, s’est gardé de faire entrer la production de biens et services culturels dans le cadre de son discours économique  . Si l’analyse séminale de Baumol et Bowen 1966 a donné ensuite lieu à une littérature démontrant l’existence de problématiques communes aux beaux-arts, au cinéma, à l’édition et aux médias, la perception de l’unité de ce champ et de la pertinence des ses problématiques reste inégale. Ainsi l’économie des médias  a-t-elle un périmètre qui ne recoupe que partiellement le champ culturel. Plus généralement, la cohésion du champ de l’économie de la culture ne tient pas à un jeu d’outils particuliers, mais plutôt à l’ensemble de sujets et aux problématiques traitées. Les objets des chapitres centraux de cette thèse, l’édition et la vente de livres d’une part, la diffusion radiophonique de musique d’autre part, ne posent pas de problème d’appartenance au champ culturel. Il semble en effet clair que l’activité de chacun de ces secteurs est organisée autour de la conception et de la diffusion de contenus dont la nature créative est indéniable. Le flou autour de ce que recouvre exactement ce terme de «nature créative » est ici délibéré. Les caractéristiques qui sont mises en évidence dans la section suivante   découlent de la nature des biens considérés et non de leur contenu précis.

Ce dernier point appelle un développement particulier. Définir en des termes économiques les caractéristiques propres des biens culturels doit se faire de manière indépendante de tout jugement de valeur sur la qualité ou l’intérêt du contenu de ces biens. Comme je l’explique plus avant dans l’introduction du chapitre consacré au prix unique (section 1), la notion, au demeurant floue, de qualité des contenus culturels relève d’éléments de nature sociale, historique et esthétique qui échappent très largement aux outils de l’économiste. Dans la mesure où il n’existe pas non plus de démonstration convaincante que cette notion de qualité soit significativement corrélée avec la formation des prix des biens concernés, il faut donc que les propositions portant sur ces prix ainsi que sur l’allocation des ressources que ces prix résument soient le plus indépendantes possibles de ce concept de qualité. Pour des raisons similaires, la notion de diversité appliquée aux biens culturels est difficile à manier  , les dimensions pertinentes du concept dépassant celles que les économistes sont habitués à manier. C’est pourquoi je me cantonnerai à des acceptions limitées de cette dernière notion en fonction des problèmes étudiés.

Ceci fait, une difficulté particulière peut encore surgir dans l’application des outils de l’économie à ce secteur. L’expression industries culturelles est en effet chargée de la réprobation qui, depuis Walter Benjamin et Theodor Adorno, entoure la reproduction en grande série des biens culturels et la culture de masse qu’elle incarne. La réticence des milieux culturels à être l’objet de l’analyse économique semble toutefois assez largement partagée, comme en témoignent la description que donne David Throsby des relations entre économie et culture, ou la réception controversée de l’ouvrage de Tyler Cowen In Praise of Commercial Culture (Cowen 1998).

Dans les secteurs qui intéressent cette étude, les exemples d’acteurs majeurs se présentant comme des serviteurs désintéressés de la Culture et proclamant leur mépris pour les objectifs de maximisation du profit ne manquent pas. À ce niveau, les réticences sont fortes, et la communication entre économistes et praticiens prend à l’occasion la forme de véritables chocs culturels  . Pour autant, l’application des outils de l’analyse économique standard au domaine culturel a montré que les pratiques peuvent être, en la matière, éloignées des discours. L’existence de facteurs irrationnels dans le mécanisme de la création ou l’existence de bénéfices non-monétaires à l’exercice d’une activité artistique s’accompagnent en effet de choix d’allocation des ressources propres à l’analyse en termes de choix rationnel  . En outre, les secteurs concernés dans cette thèse, moins dépendants de régimes de subvention que les arts vivants, sont inclus dans des structures de marché qui justifient la pertinence d’une analyse de ce type.

La caractérisation proposée ici s’appuie largement sur la caractérisation développée par Caves 2002. Celle-ci, en mettant en avant des caractéristiques du mode de production et des biens produits, procède explicitement d’une analyse en termes d’organisation industrielle, contrairement à celle proposée par Throsby 2001. Cette dernière est en effet orientée vers la mise en évidence d’éléments de valuation des biens culturels n’apparaissant pas dans leur prix de marché mais pertinents pour l’analyse économique. Plus précisément, pour le propos de cette thèse, je montre l’influence sur les marchés du livre et de la radio des propriétés que Caves désigne sous les termes de nobody knows, infinite variety et A list/B list.

Table des matières

1 Introduction
1 Introduction aux industries culturelles
1.1 Le problème de la définition
1.2 Caractérisation théorique
1.3 Structure industrielle
1.4 Cadre légal
2 Politiques publiques
2.1 Externalités et échecs de marché
2.2 Commerce international et exception culturelle
2.3 Subventions et régulations
3 Organisation industrielle
3.1 Économétrie des industries culturelles
3.2 Gatekeepers et intermédiation
3.3 Marchés bifaces et industries de contenu
3.4 Économie industrielle du droit d’auteur
Un vaste champ de recherche
2 Prix unique et numérique
1 Introduction
2 Le secteur du livre
2.1 Les livres, des biens pas comme les autres ?
2.2 La chaîne du livre
3 Comment et pourquoi
3.1 Principe de fonctionnement
3.2 Historique et modalités en France
3.3 Le prix unique dans le monde
4 Les effets du prix unique du livre
4.1 Le rôle du libraire
4.2 Le prix des livres
4.3 Accès au livre et politiques éditoriales
4.4 Quelle évaluation du prix unique du livre ?
5 Le prix unique du livre face aux mutations de l’édition
5.1 La lourdeur imprévue des petites structures
5.2 La révolution numérique
5.3 Le nouveau visage du libraire
5.4 Les multiples modalités de l’aide publique
5.5 L’avenir du prix unique du livre
6 Et le livre numérique ?
6.1 Le problème de la substituabilité
6.2 Un marché bifaces
6.3 Des régulations pensées pour le livre physique
6.4 Des réponses possibles
7 Conclusion
3 Conclusion

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