La bande dessinée autobiographique et sa filiation éditoriale et thématique

L’autoreprésentation

Comme nous l’avons déjà mentionné, le projet artistique des deux auteurs est motivé par des raisons professionnelles différentes : la supervision d’équipes d’animateurs dans le domaine du dessin animé ou le travail à Médecins sans frontières de Nadège pour Guy Delisle ; la production de reportages journalistiques pour Joe Sacco. Il demeure qu’ils construisent des récits dotés d’une composante autobiographique importante, et il est nécessaire d’examiner celle-ci dans le cadre de l’analyse. Cette composante est marquée par une subjectivité, assumée comme telle, qui indique, si l’on veut, le point de départ d’une médiation entre un énonciateur et une culture étrangère représentée. Le présent chapitre propose donc avant tout d’examiner les bandes dessinées du corpus par la voie de l’autoreprésentation et des divers ressorts narratifs qu’elle met en place. Nous commencerons par analyser « l’extérieur » du texte, pour ainsi dire. En effet, la première partie de ce chapitre s’attardera sur la filiation éditoriale qui a permis l’émergence du champ de la bande dessinée autobiographique, autant aux États-Unis durant les années 1960-1970 qu’en France lors des années 1990. Cette approche permettra de mieux cerner la volonté d’émancipation qui animait les bédéistes à cette époque.

Ensuite, à la lumière des idées de Philippe Lejeune, nous analyserons le « pacte de lecture » particulier qu’engendrent les bandes dessinées de Sacco et de Delisle. Nous verrons comment chez Sacco, par exemple, un riche péritexte permet notamment de construire une posture d’énonciation crédible. Une réflexion plus large portant sur le médium hybride qu’est la bande dessinée nous conduira à considérer les paramètres qui 1.1 La bande dessinée autobiographique et sa filiation éditoriale et thématique régissent l’autoreprésentation en B.D. Plus spécifiquement, les notions de narrateur actorialisé autobiographique (Groensteen) et de stabilité du moi-graphique (Guzman Tinajero) seront convoquées pour enrichir la lecture croisée des deux auteurs, qui conjuguent à leur autoreprésentation une forme d’autoportrait, à mi-chemin entre les autoportraits littéraire et pictural, capable d’apporter une nouvelle « dignité » à l’artiste. Enfin, il est clair que les alter ego bédéesques des auteurs mettent en place divers procédés afin de se rapprocher de la condition du lecteur, et d’ainsi capter sa bienveillance. Aux États-Unis, durant les années 1960 – 1970, la bande dessinée s’affranchit peu à peu de la censure globale qui l’a touchée. En effet, le docteur Fredric Wertham, un psychiatre américain, publie en 1953 une vaste accusation aux fondements plus que questionnables et attaquant directement le caractère nuisible des comic books pour la jeunesse.

Le titre de cette étude annonce assez clairement le programme : Seduction of the Innocent. Comme le souligne Rocco Versaci : « His conclusion, in essence, was that comic books caused delinquency because imprisoned juvenile delinquents had read them39. » Conséquemment, la croisade de Wertham contre les bandes dessinées américaines a donné lieu à la Comics Magazine Association of America (CMAA) dont la mission était d’appliquer le « Comics Code », une restriction qui a grandement édulcoré la production dite « mainstream40 ». Grâce à des structures éditoriales beaucoup plus petites — les fanzines et autres autoproductions en sont des exemples probants —, la bande dessinée aux États-Unis s’est progressivement détachée de sa « juvénilisation » pour s’adresser à un public plus adulte. Le terme comix, en plus de mettre l’accent sur le caractère mixte du médium41, devient la « graphie de la contre-culture42. » C’est dans un tel contexte que les pratiques autobiographiques ont permis à la B.D. de développer ses nouvelles préoccupations stylistiques et thématiques. C’est dans l’antichambre du fantasme débridé que des artistes comme Robert Crumb s’autoreprésentent : « la bande dessinée montre et dit « je ». Crumb joue avec son narcissisme, se dessine, impose son personnage jusque dans l’insignifiance apparente (chantonnant, rotant, se curant les dents), se met en scène, étale ses fantasmes sexuels […]43 ». Ainsi, ces considérations au sujet de l’émancipation éditoriale et thématique de la B.D. éclairent un peu mieux l’émergence de l’autobiographie en bande dessinée aux États-Unis, née « dans le berceau de la beat generation à San Francisco […]44 ». Elle offrait un espace de confession, un « exutoire » à de « jeunes gens en rupture de ban […]45 ».

Parallèlement, apparaît une nouvelle pratique du journalisme. Deux textes publiés en 1965, In Cold Blood de Truman Capote et The Kandy-Kolored Tangerine-Flake Streamline Baby de Tom Wolfe annoncent une nouvelle manière d’aborder le récit journalistique, désignée par certains comme « New Journalism ». Il s’agit d’une étiquette un peu fourre-tout qui se définit tout de même par un ajout des techniques de la fiction afin de détailler les observations tirées de l’enquête et par une attention particulière à la médiation prenant place dans toute entreprise journalistique, reléguant aux oubliettes le point de vue objectif46. Le « New Journalism » a depuis été dépouillé de sa « nouveauté », l’effet de surprise n’est plus et il a été à son tour « absorbé » par la production de masse47. Il est clair les bandes dessinées de Joe Sacco entretiennent une filiation particulière avec cette école de pensée. Ses reportages se situent donc à un point de rencontre entre le récit de soi et le journalisme — évitant peut-être alors l’écueil du narcissisme ostentatoire des années 1960 — pour créer des B.D. reportages, un genre dont les contours ont déjà été cernés en introduction et dans lequel il est possible d’inclure Guy Delisle.

Le positionnement de l’oeuvre du Québécois dans le champ de la bande dessinée francophone s’est fait, au départ, dans la foulée d’un mouvement d’émancipation incarné par de petites maisons d’édition telles que L’Association. C’est à cette enseigne que Delisle a publié ses premières B.D., notamment Shenzhen et Pyongyang. Fondée en 1990 en France par Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim, entre autres, L’Association incarnait un vent de changement influencé par le branle-bas de combat qui a déjà eu lieu aux États-Unis : L’émergence de ces structures alternatives témoigne de la volonté de rompre avec une certaine bande dessinée des années 80, incarnée par l’album de 48 pages, cartonné et coloré, standard de la bande dessinée franco-belge, dont on suppose qu’il raconte une histoire haute en couleurs et riche en rebondissements, reposant sur la prééminence du personnage allant de pair avec le principe de la série48. L’autobiographie devient alors un cheval de bataille incarnant un « renouvellement tant formel que thématique […] jetant […] la tyrannie du personnage aux oubliettes pour mettre en avant la figure de l’auteur49. » Cette démarche s’oppose clairement à la sérialité qu’implique parfois le personnage de fiction en bande dessinée. Le contexte européen a érigé l’école franco-belge comme le modèle à contrer, mais on peut en dire autant du comic book aux États-Unis, un autre format éditorial dont les personnages très codés sont voués à être constamment repris par plusieurs artistes. Pour parler en termes économiques, l’autobiographie, oeuvre plus artisanale qu’industrielle, garantissait peut-être un meilleur contrôle sur le produit, l’empêchant de glisser vers la récupération mercantile. Cependant, le personnage devient l’auteur (et vice-versa), et il peut véhiculer à son tour son lot de lieux communs, comme quoi toute avant-garde est un jour dépassée. David Turgeon, bédéiste québécois, a analysé ce qui constitue les fondements de cette « crise » dans un billet datant de 2010 : Fabrice Neaud semble donner de ce je-personnage une définition peut-être plus riche : « citoyen moyen, presque toujours trentenaire, censément de gauche, “bien-pensant”, mais censément impuissant devant les cruels mouvements du monde, censément ratant de petites historiettes d’amour assez piteuses, censément un peu isolé de ses contemporains du fait d’un caractère un peu “coincé” le rendant censément “sympa” aux yeux d’un lecteur vu comme un “pote” qui pourra ainsi facilement s’“identifier”… » On le voit, la définition du personnage en tant que tel finit toujours par dériver vers sa fonction réelle ou assumée, qui est de provoquer l’identification du lecteur50.

Construction d’une posture

La définition de l’autobiographie qu’élabore Philippe Lejeune, bien qu’elle porte principalement sur de grandes figures littéraires dont la reconnaissance institutionnelle n’est plus à prouver (Rousseau, Gide, Leiris, Sartre, etc.), peut toutefois aider à mieux cerner les objets hybrides sur lesquels porte notre étude. Lejeune précise que « l’autobiographie se définit par quelque chose d’extérieur au texte » et que « l’on pourrait faire dialoguer les contrats de lecture proposés par les différents types de textes […]53 ». C’est donc à dessein que le terme « composante autobiographique » a été utilisé plus haut, car les oeuvres qui nous intéressent ne suivent pas scrupuleusement la définition du critique français. Il s’agit aussi de B.D. de voyage à teneur journalistique, et le récit de soi vient, en quelque sorte, se greffer à l’ensemble, proposant sans doute un nouveau « type de textes » susceptible de se joindre au champ des pratiques autobiographiques. L’un des éléments qui permettent d’établir les paramètres du « contrat de lecture » (ou du « pacte ») est le paratexte.

Philippe Gasparini, reprenant la classification de Gérard Genette dans son ouvrage Seuils (1987), divise le paratexte en deux instances : le péritexte (les textes ou les iconographies qui « entourent » le texte principal) et l’épitexte (les informations qui circulent à propos du livre, tels des entrevues, des critiques ou encore des commentaires)54. C’est surtout le péritexte qui retiendra notre attention, particulièrement en ce qui concerne les oeuvres de Joe Sacco. Les éditions traduites en français qui figurent au corpus sont, en effet, pourvues d’un dispositif péritextuel qui cherche, sans surprise, à orienter la lecture. Alors que Gaza 56 et Reportages mettent simplement en exergue un avant-propos somme toute assez bref — bien que quelques notes supplémentaires soient insérées entre les reportages du deuxième volume —, Palestine possède un péritexte plus imposant : des dessins inédits, des copies du cahier de notes du bédéiste ainsi que des photos prises sur place y figurent, dont une, placée au tout début du livre, où apparaît Sacco lui-même. Il est photographié, on le devine, vers les années 1991-1992, époque où le journaliste a fait son enquête en Palestine. Implicitement, le lecteur est amené à effectuer l’analogie entre la personne sur la photo et le narrateur omniprésent tout au long du récit.

Table des matières

Introduction
Chapitre 1. L’autoreprésentation
1.1 La bande dessinée autobiographique et sa filiation éditoriale et thématique
1.2 Construction d’une posture
1.3 Le soi et sa narration en bande dessinée
1.4 L’artiste et son autoportrait
1.5 Le soi perfectible
1.6 « Ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux » (Guy Delisle)
Chapitre 2. L’architecture du récit
2.1 Traits et couleurs
2.2 Rythme et mise en case
2.3 La parole de l’autre
2.4 Le rapport au référentiel
2.5 La forme du reportage
2.6 Intertexte
2.7 « Le style, c’est l’homme même » (Buffon)
Chapitre 3. Une représentation politique et une politique de la représentation
3.1 Subversion
3.2 L’image et ses achoppements
3.3 Pèlerinages
3.4 Espaces
3.5 Les figures d’autorité
3.6 Une « esthétique de la contrainte » (Alain Rey)
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Annexe 1 : Lexique sommaire
Annexe 2 : Extraits des oeuvres du corpus principal

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