La constitution d’une communauté scientifique et technique de l’Hydrologie urbaine

La constitution d’une communauté scientifique et
technique de l’Hydrologie urbaine

Réaliser la « socio-histoire » d’une « communauté »

Le détour par la socio-histoire Les deux premiers chapitres de cette première partie retracent ce qu’on peut appeler une « socio-histoire » des collaborations existantes entre scientifiques et praticiens en hydrologie urbaine. Dans notre projet, le terme « socio-histoire » est à la fois une méthode (qui emprunte à l’histoire autant qu’à la sociologique) et un résultat : il désigne la connaissance produite par cette approche, c’est à dire le récit socio-historique de la genèse des collaborations qui constituent notre objet de recherche. Pour comprendre cette entreprise, il faut rapidement rappeler les ambitions de l’histoire et de la sociologie, et ce que produit le croisement de ces deux sciences humaines. G. Noiriel s’est livré à ce rapprochement, à l’occasion de l’écriture de son ouvrage « Introduction à la socio-histoire », qui explicite les bases de cette jeune discipline, qui se structure depuis une quinzaine d’années à peine. Ainsi, selon G. Noiriel, l’histoire et la sociologie rejettent, « chacune à leur manière, la « réification » du monde social. Dès le début du 19ème siècle, l’histoire s’est constituée en domaine autonome de la connaissance en montrant que les choses qui nous entourent (les bâtiments, les institutions, les objets, les archives, etc.) étaient les traces inertes des activités humaines du passé. La méthode historique, dont les grandes lignes datent de cette époque, repose sur un examen critique de ces traces. Elle a pour but de retrouver les individus en chair et en os derrière le monde inanimé des objets qu’ils ont laissés. La socio-histoire reprend cette démarche à son compte. C’est pourquoi elle s’intéresse particulièrement à la genèse1 des phénomènes qu’elle étudie. » (Noiriel, 2008). L’objectif de cette entreprise méthodologique est synthétisé de cette façon qui renvoie très clairement à notre ambition : « Le socio-historien veut mettre en lumière l’historicité du monde dans lequel nous vivons, pour mieux comprendre comment le passé pèse sur le présent. » (Noiriel, 2008). G. Noiriel désigne un autre point commun entre l’histoire et la sociologie, présent dès les origines de cette seconde discipline qui naît plusieurs décennies après l’histoire, à la fin du 19ème siècle : « La recherche historique consiste à mener un travail d’analyse, de façon à répertorier, critiquer, comparer, authentifier tous ces vestiges. Ainsi pourront être élaborés des faits historiques qu’il faudra ensuite rassembler et interpréter pour comprendre la culture (la personnalité ou l’esprit) d’une époque. La compréhension des êtres humains est au cœur de la méthode historique. Pour restituer le sens que les acteurs donnaient à leurs actes, nous devons essayer de nous mettre à leur place, en tenant à distance nos jugements de valeur et nos préjugés. Au 20ème siècle, les autres sciences humaines reprendront ce principe à leurs comptes. » (Noiriel, 2008). De même, la sociologie est « une science empirique, capable de produire des faits objectifs par un travail critique portant sur des documents. » (Noiriel, 2008). Elle complète cependant la méthode documentaire d’une démarche spécifique : le recueil d’informations et de points de vue par le biais d’entretiens avec les acteurs. Si la sociologie des origines se définit elle aussi « comme une science historique », puisque « c’est en se tournant vers le passé que les sociologues cherchent à comprendre le fonctionnement des sociétés humaines », elle se distingue néanmoins de l’approche historique des débuts en refusant « la conception chronologique du temps que défendent les historiens. Ceux-ci affirment que chaque époque, chaque événement sont uniques et ne se reproduiront plus jamais (…). » (Simiand, 1903). Les sociologues ne pensent pas ainsi : « ils élaborent des théories qui ont pour ambition de construire les lois (ou les constantes) de l’histoire, seule façon d’expliquer le monde dans lequel nous vivons. Cette démarche justifie l’importance accordée à la genèse des phénomènes observés et à leur comparaison dans l’espace et dans le temps. » (Simiand, 1903). De la même façon, nous nous appuyons sur l’histoire des collaborations sur chaque territoire dans l’espoir d’y trouver des déterminants de type sociologique, des « points de passage obligés » dans la construction des relations sociales ; des expériences qui, bien qu’elles   soient toujours situées (historiquement, géographiquement) et analysées comme telles, ne sont pas considérées uniquement comme des événements historiques mais peuvent être aussi appréhendées comme des phénomènes sociaux.

Une définition de la « communauté »

Les récits mettent à jour la naissance puis la structuration progressive d’une communauté d’experts, scientifiques et techniques, sur la gestion de l’eau en ville. Le vocable de « communauté » nous parait le mieux à même de caractériser ce groupe social. Il existe, en sociologie, une multitude d’acceptions du terme « communauté », qui est un terme central dans l’outillage conceptuel de la discipline (au même titre que « groupe », « pratique », « fait social », etc.). Les représentations véhiculées derrière le mot communauté ont beaucoup évolué au fil du temps, et dépendent étroitement des objets étudiés. Les communities américaines, souvent analysées par les sociologues qui étudient la ségrégation urbaine (elles sont alors fortement définies par leur ancrage territorial, leur appartenance à un espace), se distinguent fortement des communautés d’immigrants appréhendées par d’autres chercheurs, et de la conceptualisation, par extension, du communautarisme. La communauté est souvent caractérisée dans ces travaux par l’existence entre ses membres d’un lien de type « organique » et d’une solidarité de type « traditionnelle », familiale ou religieuse. De même, les communautés virtuelles analysées aujourd’hui par les sciences de l’information et de la communication renvoient plutôt à une sociabilité élective et construite (et non héritée) fondée sur de liens qui transcendent les espaces géographiques. Nous avons pour notre part retenu une approche apte à saisir aussi bien la nature des relations sociales qui unissent le groupe d’acteurs que nous étudions que les dynamiques qui soudent cette entité. Pour qualifier ce réseau, qui inclut certains individus et en exclut d’autres, nous nous sommes inspirée des analyses qui qualifient les communautés de politiques publiques. D’une part, le groupe d’acteurs que nous observons participe de près, pour les ingénieurs et techniciens des collectivités, ou de (plus) loin, pour les scientifiques, à l’action publique. D’autre part, cette approche a l’intérêt d’étudier la structuration des groupes d’experts (à profils variés) et d’insister autant sur la mise en relation des individus que des connaissances. La science politique a beaucoup étudié les réseaux d’acteurs, et la notion de « communauté » désigne les plus intégrés d’entre eux. D. Marsh et R. Rhodes (1995) ont travaillé sur ces différentes formes de structuration. D’une façon générale, selon eux, le réseau désigne un groupe plus hétérogène, aux participants nombreux et plus ou moins intégrés, connaissant des conflits forts et des consensus fragiles. La fréquence et l’intensité des interactions entre acteurs sont variables et souvent limités dans le temps, la répartition des ressources est elle aussi variable et souvent inégalitaire, ce qui conduit à des jeux à somme nulle (avec, au sein du réseau, des gagnants et des perdants). La « communauté de politique publique » désigne un réseau restreint, qui concerne quelques catégories d’acteurs seulement (et non pas l’ensemble des personnes liées de près ou de loin à une politique publique) comme l’administration, les professionnels du secteur, etc. Il existe une forte cohésion interne au sein du groupe (il n’y a pas de hiérarchie entre acteurs), les interactions sont fortes et fréquentes, relativement pérennes dans le temps. Il existe un consensus général sur les orientations de la politique publique et les modes d’actions, la répartition des ressources est égalitaire, ce qui permet des jeux à sommes positives (c’est-à-dire des accords win-win). Lorsque l’interdépendance dans ces réseaux d’experts est très développée, on parle de « communauté épistémique », à laquelle le politiste P. Haas attribue quatre caractéristiques : – « une série de croyances normatives partagées, entraînant la même logique d’action basée sur des valeurs communes à chacun des membres du réseau ; – des croyances causales partagées, découlant de leur analyse des pratiques au centre des problèmes de leur domaine d’activité (…) ; – des notions validantes partagées – c’est-à-dire des critères définis entre eux pour évaluer et soupeser le savoir expert dans leur domaine ; – un mode opératoire commun, c’est-à-dire des pratiques communes. » (Haas, 1992). 

A l’étranger, un foisonnement d’études sur un sujet nouveau

Les problèmes liés au ruissellement pluvial urbain et aux limites de systèmes d’assainissement essentiellement fondés sur le modèle du « tout réseau » ont affecté la plupart des pays occidentaux dès le milieu du 20ème siècle. Plusieurs pays ont entrepris CHAPITRE 1 59 de mener des recherches et d’expérimenter des solutions nouvelles dans ce domaine dès les années 1960. Les (futurs) hydrologues urbains français se sont largement inspirés des études menées à l’étranger. Les Etats-Unis ont été une source d’inspiration assez importante, si l’on en croit les pionniers. L’hydrologie urbaine (à l’état embryonnaire) était alors associée aux problèmes environnementaux émergents. Les pionniers français citent en particulier les travaux de l’Environnemental Protection Agency (EPA) du gouvernement fédéral américain. L’un d’entre eux souligne que les premières thèses françaises d’hydrologie urbaine (il cite en particulier celles de B. Chocat et M. Desbordes) doivent beaucoup à cette « documentation à caractère un peu encyclopédique. » (Ancien ingénieur à la DEA – CG 93, écrit1 ). Cette production de connaissances nouvelles doit être resituée et comprise dans son contexte. « [Ça] résultait de toute l’effervescence des suites du mouvement hippie aux USA, pour inventer un nouveau mode de vie, plus respectueux de l’écologie, moins consommateur, qui se voulait aussi « anti-capitaliste et jouissif ». (…) Les Américains avaient dans les années 1970 lancé énormément d’idées, presque toutes, à travers des grandes études de l’EPA qui ont beaucoup inspiré toutes les personnes qui ont essayé d’innover en France. Au STU 2 , dans les départements de la petite couronne, ou dans un certain nombre de villes, plus ponctuelles. » (Ancien ingénieur à la DEA – CG 93, écrit) Cet acteur cite, pour illustrer les idées produites dans cette veine, le « Catalogue des ressources », écrit en 1975 et 1976 par quelques journalistes français et marquant cette génération. Une autre source de connaissances est aussi mise en avant : le centre de documentation qui deviendra celui de l’Office International de l’Eau (OIE). Pour compléter cette appropriation au travers des lectures (dont certaines, pour faciliter ce transfert, ont été traduite par la Direction des Équipements Urbains (DEU), une des divisions du Service Technique de l’Urbanisme (STU), organe du Ministère de l’Équipement), un voyage d’études a été organisé en 1976, à l’initiative de l’Agence de l’Eau Artois Picardie. Il rassemblait des représentants de l’Agence, de l’administration de l’État (dont un membre du STU), des professionnels de bureaux d’études (en particulier « Coyne et Bellier »), des chercheurs, etc. Ce groupe s’est familiarisé pendant deux semaines avec la vision américaine du système d’assainissement et des stations d’épuration. Ce voyage reste une référence pour de nombreux acteurs, devenus par la suite « experts » dans le champ de l’hydrologie urbaine, quelle que soit leur position professionnelle (opérationnels du privé ou public, chercheurs…). Les Américains ne constituent cependant pas la seule référence. De nombreuses initiatives venues d’ailleurs suscitent l’intérêt des « innovateurs » français lancés sur cette piste.

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