LA CRITIQUE RELIGIEUSE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE SEMBENE OUSMANE

LA CRITIQUE RELIGIEUSE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE SEMBENE OUSMANE

La cohabitation entre les différentes religions

Dans une Afrique où cohabitent des religions traditionnelles et celles qui sont étrangères au continent, il est toujours important de voir les rapports que peuvent avoir des individus appartenant à des confessions différentes. Ils peuvent être très tendus ou même atteindre des proportions inquiétantes pour des personnes que des convictions religieuses séparent. Cela est du à de multiples facteurs.

Les religions : sources de conflits ?

Dans le cadre des rapports quotidiens qu’ils entretiennent, les personnages de l’œuvre romanesque de Sembene Ousmane sont souvent confrontés à de multiples problèmes. Ce qui retient le plus notre attention ici, c’est que ces derniers trouvent souvent leurs origines dans des divergences religieuses. La cohabitation entre des individus de confessions différentes n’étant jamais évidente. Le fait pour Sembene Ousmane de les rassembler un seul lieu n’est pas fortuit et traduit une volonté de mettre en exergue cette intolérance que nous constatons dans certains passages des romans de notre corpus. 1. 1. La problématique de la vie en communauté, en famille. Tioumbé, institutrice et première secrétaire régionale du Front, est un personnage fort atypique dans le roman l’Harmattan. Dans une société où la femme a rarement droit à la parole, elle affiche ouvertement une irrévérence par rapport aux questions religieuses. Ce comportement est connu de tout son entourage et constitue un fait inédit. Il est en effet rare qu’une femme résiste aux injonctions d’un adulte de la communauté. Cela est plus remarquable quand on sait que Tioumbé est restée ancrée dans sa position sur la religion devant tout le monde, les curés surtout malgré les humiliations qu’elle a endurées. C’est là une indépendance d’esprit qui est peu commune dans le décor des sociétés africaines. Sa mère, Ouhigoué, en discussion avec Manh Kombéti, la matrone de l’hôpital, nous décrit parfaitement cette particularité de Tioumbé: « Moi, personnellement – peut-être à cause de l’âge – je joue à la croyante. Je fais des simagrées. Tioumbé ne croit pas. Elle refuse de faire des simagrées».Elle dépeint le caractère anticonformiste de sa fille qui ne veut pas faire comme beaucoup de ses semblables, c’est-à-dire feindre de croire en Dieu pour ne pas heurter la conscience collective. Cette dernière est devenue la garante de l’harmonie sociale et oblige ainsi tout le monde à adopter un comportement exemplaire dans le domaine religieux. Les rapports qu’entretiennent Tioumbé et son père, Joseph Koéboghi, un catéchumène, sont très tendus et vont même jusqu’à la violence physique. En effet, le curé qui a pour mission d’évangéliser ses concitoyens, de les amener sur la voie du Christ et qui devrait jouir pour cette raison d’un respect et d’une considération immenses se sent bafoué dans sa dignité car il « a, dans sa famille, une brebis égarée »2 , selon les termes de l’Archevêque. Cela est inacceptable pour lui et doit être résolu en tant que problème majeur pour son pastorat. L’on constate donc que la vie dans une famille où des divergences religieuses apparaissent n’est pas toujours paisible. Chacun se sent le droit de pratiquer ce qu’il considère comme le vrai culte ou d’ignorer la religion. Sembene Ousmane a présenté dans l’Harmattan une fille dont l’athéisme n’est plus un secret pour personne et un père qui a pour mission de diriger une communauté de fidèles. L’auteur pose ainsi les germes de ce conflit qui s’accroit au fil du récit. Le père Joseph va essayer par tous les moyens de faire revenir Tioumbé sur le chemin de la foi chrétienne. Il ne peut souffrir de voir son autorité remise en question dans sa propre famille car il risque de devenir la risée de ceux qu’il doit convaincre pour qu’ils rejoignent la voie de l’Eglise. Ses voisins sont en effet bien au courant de l’athéisme de Tioumbé et le font savoir directement au catéchumène : « Koéboghi, avant de nous convertir, commence d’abord par toi. Quand on veut labourer on champ, on enfonce la houe là où l’on est penché. Ta fille n’est pas catholique» A partir de ce moment commence une période de mésentente et d’hostilité ouverte entre le père et la fille. A son retour du séminaire qui l’a consacré curé laïc, le père Joseph Koéboghi rentre chez lui après un détour au Front pour régler définitivement le problème avec sa fille. Il force la porte de la chambre de Tioumbé, retire la carte d’électeur de cette dernière et l’attend de pied ferme. Cette attitude est le prélude à beaucoup d’événements qui vont par la suite dépasser le cadre familial du prêtre. Les militants du Front, le parti de Tioumbé, se joignent à la fille dans sa résistance face à la tyrannie de son père. Ils le considèrent en effet comme un dictateur qui veut à tout prix imposer sa foi aux autres membres de la communauté. C’est le même sentiment qu’ils ont à l’encontre de tous les missionnaires catholiques et des guides religieux musulmans qui sont selon eux des marionnettes animées par les colonisateurs. Ils usent du spiritualisme pour développer des idées politiques. La confrontation verbale et physique est alors inévitable au retour de Tioumbé qui remarque l’état dans lequel se trouve sa chambre après la visite de son père. Aidé de ses ‘’frères’’ catéchumènes, Koéboghi ligote sa fille et veut la convertir de force au christianisme. Il n’hésite pas une seconde à user de coups. Ouhigoué, épouse du curé, subit le même sort en voulant protéger sa fille. Elle reçoit les foudres de son mari qui ne l’a jamais ménagée et qui l’humilie devant ses coépouses et leurs enfants. Mais Tioumbé, comme insensible à la douleur, refuse obstinément de céder. Elle le fait savoir ouvertement : « Père, je ne crois pas au Christ. Chacun est libre de croire ou non »2 . A travers ces propos de Tioumbé qui doit pourtant obéissance à son père, Sembene Ousmane montre la complexité d’une cohabitation entre des personnes que la religion sépare. Ni le prêtre ni sa fille ne veulent céder aucun pouce devant l’obstination de l’un comme de l’autre. Chaque personnage est ici confiné dans son idéologie qu’il croit légitime. La situation  initiale n’évolue vraiment pas pour le curé qui a cru que la conversion de sa fille serait facile. Il n’en est rien d’autant plus que cette dernière est prête à repousser les limites de la souffrance pour conserver son indépendance d’esprit. De façon directe, Tioumbé dévoile sa position à son père qui est plus que jamais décidé à la convertir au christianisme. Tioumbé pose également à travers sa sentence un principe majeur qui a toujours guidé sa réflexion. La pratique d’une religion est une affaire individuelle. Elle relève uniquement de la volonté de l’individu selon elle. Aucune pression extérieure ne saurait faire adhérer un homme à un idéal religieux sans son propre consentement. C’est là une idée novatrice dans une société où la collectivité décide en toute circonstance de la conduite à adopter. L’individu ne fait alors que suivre la mouvance générale dans tous les domaines. La religion n’y fait pas exception. Révoltée par la violence de Joseph Koéboghi à l’égard de Tioumbé, Ouhigoué essaie de venir au secours de sa fille. Même si elle est effrayée à l’idée de devoir s’opposer à son mari, sa nature de mère l’incite, elle aussi, à se révolter contre l’autorité de son mari. Sembene Ousmane nous fait savoir déjà que cette femme ne comprend guère l’origine de l’entêtement de sa fille, et par delà cet acte, tous les événements qui surviennent quotidiennement et auxquels la première secrétaire régionale du Front est mêlée. A Manh Kombéti qui était venue lui rendre visite, elle déclare sentencieusement ceci : « Nos enfants ne sont plus nos enfants, esprit. Ils parlent du temps à venir. Nous, nous ne parlions que du temps présent, sans comprendre, et nous ne vivions que du temps passé ».Ces propos montrent à quel point la vie quotidienne est devenue complexe. Des repères sont perdus pour beaucoup de personnes. La comparaison qui est ainsi faite entre le passé et le présent est très éloquente. La détresse de cette mère face au spectacle désolant de la confrontation entre le père Joseph Koéboghi et sa fille Tioumbé montre l’étendue de l’incompréhension. Au-delà de ces personnages, c’est l’exemple typique d’individus vivant en communauté ou dans une même famille et qu’une question religieuse vient mettre face à face. La violence s’y invite très souvent mais ne règle jamais le problème. Elle le fait au contraire empirer et perdurer. La prochaine étape de cette confrontation demeure le plus souvent la séparation. Dans le roman l’Harmattan, la première secrétaire régionale du Front ne croit pas à l’importance de la religion ou à sa primauté sur tous les autres aspects de la vie comme cela a été affirmé par le père Joseph et les autres catéchumènes. Pour Tioumbé, les personnes croient en Dieu par convenance sociale ou pour se conformer à la conduite dictée par les dignitaires religieux. Les gens sont selon elle sous le joug des chefs spirituels. Le libre arbitre est ainsi écarté et la pratique religieuse se fait en dehors de la volonté de la personne devenue un fidèle. Convaincue de son opinion elle déclare à l’abbé Bernard qui essaie de la sermonner : « Je suis sure que la grande masse (…) de votre troupeau n’est pas plus catholique que ce mât là (elle montra le mât du Front) ».1 Ce n’est plus selon Tioumbé un culte réel qui est pratiqué par les habitants mais un simulacre de dévotion. Elle continue dans sa lancée et affirme devant l’homme d’Eglise que son père, Joseph Koéboghi, qui s’acharne tant à la convaincre de rejoindre ‘’le droit chemin’’, « dit qu’il croit. Il a été formé. Il évangélise. Il est payé pour ça ».Cette succession de phrases courtes démontre la vision précise que la fille a du pastorat de son père. L’évangélisation devient à travers ces mots de Tioumbé un métier comme un autre dont la finalité est la recherche du gain. L’auteur en profite pour décrire les différentes étapes qui ont précédé l’ordination sacerdotale du père Joseph Koéboghi. Le rôle qui lui est désormais assigné auprès des populations est clairement défini. Mais si l’on s’en réfère aux convictions de Tioumbé, c’est seulement une finalité pécuniaire qui motive les prêtres. A travers le roman Guelwaar se dessinent aussi les contours d’une cohabitation difficile, cette fois ci, entre deux communautés religieuses différentes : les chrétiens réunis autour de la famille de Pierre Henri Thioune et les musulmans de Ker Baye Aly, un petit village perdu dans la brousse africaine. Deux conceptions du monde sont mises face à face et le résultat qui en découle est important pour voir la complexité de cette rencontre. Mais l’élément qui est à la base du récit est déjà annonciateur d’un conflit. Pierre Henri, plus connu sous l’appellation de Guelwaar ou celle de Wagane, décède à l’hôpital où il a été interné après avoir reçu des coups violents. Ses parents chrétiens, sous la conduite de Gor Mag, viennent réclamer son corps à la morgue. Ils se rendent compte rapidement qu’il s’est produit une erreur sur des dépouilles mortelles lorsque celle de Meyssa Ciss leur fut présentée. Ce défunt, un musulman de Ker Baye Aly, a été confondu avec Guelwaar par ses coreligionnaires qui étaient venus à la morgue. « Anodine au départ, cette confusion des dépouilles mortelles était porteuse d’un conflit religieux ». Sembene Ousmane anticipe ici sur la suite des événements. Il annonce déjà des problèmes potentiels alors que l’histoire n’a pas fini de révéler ses secrets. Le lecteur est averti et s’attend donc à ce que le récit prenne une autre tournure dans les prochaines pages de Guelwaar. Après avoir su que le corps de Pierre Henri Thioune a été emporté par les musulmans, les chrétiens décident d’aller le réclamer à ceux qui l’ont fait par mégarde. Mais ils apprennent à leur arrivée que Guelwaar a déjà été enterré par les habitants de Ker Baye Aly dans leur cimetière. Cela a pour effet de rendre le récit plus dramatique lorsque l’on sait la sensibilité qui entoure les questions religieuses, encore plus s’il s’agit d’un fait inédit. Ce ne sont plus l’islam et le christianisme qui sont au devant de la scène. Les cultes animistes resurgissent dans une communauté où ils n’étaient pas tout à fait abandonnés : « la disparition du corps de Guelwaar ravivait, en la nourrissant, l’antique frayeur des fétiches ».2 Les chrétiens qui se rendent à Ker Baye Aly pour récupérer le corps de Pierre Henri et lui offrir les sacrements de l’église, se heurtent au refus des musulmans de procéder à une exhumation du corps qui gît dans la tombe. Ils finiront après d’âpres négociations et  l’intervention remarquée de l’imam Birame par avoir gain de cause et repartir avec la dépouille de Perr (autre nom de Guelwaar). Il serait important de souligner ici que les religions islamique et chrétienne sont bien implantées au Sénégal où elles bénéficient l’une comme l’autre du soutien de communautés importantes. En se référant à l’histoire, l’on se rend compte que « l’introduction de l’Islam au Sénégal est antérieure à la naissance même du mouvement almoravide et (…) des Sénégalais (les gens du Tékrûr) ont marché côte à côte en 1056 pour briser la résistance dans le Tagant, avec les Berbères musulmans commandés par Lebbi ou Ibrahima SALL, fils de Wâr DIABE ».1 Cette remarque historique montre que les populations sont bien imprégnées de la religion islamique. Depuis les rives du fleuve Sénégal, elle s’est installée dans des royaumes tels que le Djolof ou le Cayor qui forment en grande partie le territoire sénégalais d’aujourd’hui. Elle s’est ainsi fortement ancrée dans les fondements de la société. Il en est de même pour le Christianisme car dés le début du XVe siècle : « avec les explorateurs et les commerçants, se trouvaient à bord des caravelles des religieux missionnaires. Afin d’encourager le Portugal à évangéliser le terres qu’il découvrait, le Pape Martin V a, en effet, donné à son roi tout pouvoir pour y établir la vraie religion. Dans la suite, les Papes Nicolas V et Alexandre VI confirmèrent ce Droit de Patronat ».2 Toutes ces considérations montrent aussi que la religion chrétienne a également une assise certaine au Sénégal car, depuis l’arrivée des missions exploratrices portugaises, elle s’est de plus en plus implantée dans le pays. La communauté des fidèles chrétiens a connu un accroissement au fil du temps et toutes les régions du Sénégal ont à présent leur paroisse. Mais il faudrait aussi rappeler, comme le souligne Sembene Ousmane dans Guelwaar, que  « la communauté chrétienne [est] minoritaire face aux autres religions » , principalement l’islam. Ce fait est très bien présenté dans Guelwaar où les parents de Pierre Henri Thioune ont eu beaucoup de peine pour convaincre les musulmans d’ouvrir la tombe pour effacer le doute qui subsiste dans les esprits, à savoir la confusion des dépouilles mortelles. Leur nombre moins important a été un obstacle majeur dans la résolution du problème entre les deux communautés. Les musulmans qui ont sont conscients de leur supériorité numérique ont voulu imposer leurs points de vue aux chrétiens. C’est Birame avec l’aide de son fidèle assistant Ismaïla qui va cependant se dresser contre ses compatriotes qui ont portant menacé de représailles quiconque oserait défier leur autorité. Il sort également l’adjudant-chef Gora d’une situation délicate car ce dernier est au début de l’histoire solitaire dans sa démarche risquée face aux musulmans qui lui témoignent ouvertement leur hostilité. L’imam va lui-même exhumer le corps de Guelwaar pour le rendre à ses parents. En se levant contre ses coreligionnaires pour le triomphe de la vérité, l’imam Birame n’a fait que leur rappeler les préceptes de l’islam et plus encore, le comportement que devrait avoir un homme raisonnable : « Il y a un doute dans nos esprits. Ce doute nous fait obligation d’ouvrir la tombe. Si les ‘’kérétianes’’ ont raison, ils emportent leur mort. Dans le cas contraire, on referme la tombe »2 . 

Table des matières

Dédicaces
Remerciements
Sommaire
Introduction
Première Partie : le sentiment religieux
Chapitre 1 : la cohabitation entre les différentes religions
1. Les religions : sources de conflits ?
1.1. La problématique de la vie en communauté, en famille
1.2. Le discours religieux : complexe de supériorité ou peur de l’autre
2. Un possible terrain d’entente
2.1. Les contours d’un dialogue religieux
2.2. La nécessité d’un dialogue religieux
Chapitre 2 : l’impact des religions
1. Les religions révélées
1.1. Le personnage du guide spirituel musulman
1.2. Le personnage de l’homme d’Eglise
2. Les religions traditionnelles
2.1. Le personnage du fétichiste ou du guérisseur
2.2. La persistance des pratiques animistes face à la présence des religions révélées
Deuxième Partie : le regard inquisiteur de Sembene Ousmane sur les religions
Chapitre 1 : un parcours atypique
1. Des influences communistes
1.1. L’appel pour la liberté
1.2. L’irrévérence face aux religions
2. L’importance de l’espace et du temps
2.1. La différence entre la ville et le village
2.2. L’étude du temps
Chapitre 2 : la rencontre de la culture et des religions
1. Une rencontre heureuse chez quelques personnages
1.1. La vieille Niakoro et Fa Keïta
1.2. Quelques aspects de la proximité entre les coutumes et les religions traditionnelles
2. La jeune génération face aux religions et aux traditions dans l’œuvre romanesque
2.1. Les intellectuels
2.2. Un personnage d’exception : Penda
Troisième Partie : les mutations sociales, économiques et politiques face aux religions
Chapitre 1 : le statut de la femme face au dogme religieux dans l’œuvre romanesque
1. Des modèles de grandeur
1.1. Le personnage d’Adja Awa Astou
1.2. Ngoné War Thiandum ou le suicide fataliste
2. Des femmes au devant de la scène
2.1. Les femmes chrétiennes de Guelwaar
2.2. La concession N’Diayène
Chapitre 2 : la crise religieuse
1. La perte des valeurs
1.1. La mort de Guelwaar et le silence coupable des Anciens
1.2. L’aristocratie religieuse et la politique
2. Une lueur d’espoir
2.1. Le personnage de l’imam Birame ou le refus de la compromission
2.2. La construction d’une nouvelle société
Conclusion
Bibliographie générale

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