La dissertation à la française

La dissertation à la française

Afin d’élucider les difficultés spécifiques des étudiants chinois face à la rédaction de textes en français, nous avons choisi la dissertation comme objet d’étude, car elle est le genre scolaire par excellence au niveau secondaire et universitaire en France. Quoique son statut soit parfois controversé, elle constitue un genre toujours dominant dans l’enseignement français, surtout dans les études de sciences humaines, d’où la nécessité pour les apprenants non natifs de l’acquérir. Le monopole rhétorique de la dissertation est donc à peu près total, et l’on peut, sans grand reste, définir notre rhétorique scolaire comme une rhétorique de la dissertation. (Genette, 1966, p. 297) Enseigner la dissertation aux étudiants de français non natifs leur permet de « mieux correspondre au cadre communicationnel de l’université». (Pollet, 2001, p. 59). L’apprentissage de la dissertation est donc important pour nos apprenants chinois. De plus, les difficultés rencontrées par les professeurs pour enseigner et évaluer cet exercice « légitime » suscitent elles aussi notre intérêt. 

Scripteurs-apprenants choqués et troublés

 Lorsque les étudiants chinois affrontent l’exercice de dissertation, ils ont déjà une bonne maitrise de la rédaction en chinois ; ils trouvent donc souvent que les stratégies acquises au lycée perdent mystérieusement de leur efficacité. Prenons un exemple : le yilun wen est un genre scolaire très important en Chine. Il jouit d’un statut semblable à celui de la dissertation française dans l’enseignement de la composition. L’organisation textuelle de yilun wen est évidemment «logique » aux yeux des 0.1. Objet d’étude : la dissertation à la française 10 Chinois car tous les scripteurs experts la comprennent et l’emploient. Pourtant, avoir recours aux procédés de ce genre scolaire en rédigeant une dissertation, c’est risquer de s’attirer des commentaires tels que «illogique », «déséquilibré», «digressif », etc. 3 Ces commentaires négatifs choquent et troublent fortement les apprenants chinois. Ils n’arrivent pas à comprendre pourquoi leurs professeurs français n’acceptent pas leur texte. «Pourquoi vous le jugez illogique ? Je le trouve bien logique ». Rédiger une dissertation devient une tâche non seulement difficile mais aussi douloureuse. 

Point de vue des correcteurs étrangers 

Les professeurs natifs d’une langue étrangère sont souvent perplexes devant des copies étranges, exotiques – quoiqu’intelligibles – des apprenants non natifs. En 1966, Robert Kaplan constatait que « les étudiants étrangers qui maîtrisent les structures syntaxiques ont encore démontré leur incapacité de composer des articles adéquates, des dissertations, des thèses et des mémoires ». (Kaplan, 1966, p. 3) De nos jours, on peut encore entendre de tels commentaires chez les professeurs français. Voici quelques annotations de lecteurs français portées sur des copies d’étudiants chinois. 1) Votre raisonnement est très difficile à suivre car vous mélangez toutes les idées ! Une phrase qui parle des personnages exemplaires, puis une phrase qui parle des personnages qui ne sont pas exemplaires, puis à nouveau une phrase qui parle des personnages exemplaires… 2) Votre texte manque de liens et de logique… Vous enchaînez les idées et les phrases sans montrer une logique de raisonnement 3) Il faut expliquer votre exemple ! Il ne faut pas juste citer un exemple, il faut l’expliquer et donc écrire une vraie réflexion ! Un exemple ne peut pas remplacer votre réflexion ! 4) Dans ton texte, on ne voit pas clairement où s’arrête l’introduction, la 3 Pour des exemples et analyses détaillées, voir le chapitre III. 11 première partie, la deuxième partie ni où commence la conclusion. 5) Tu affirmes beaucoup de choses sans prouver. 6) Trop moralisateur. 7) L’introduction est trop loin du sujet. 8) Il n’y a pas de problématique dans ton introduction. 9) Tu donnes un conseil aux lecteurs (avec un impératif). Ce n’est pas un discours ni un dialogue. 10) J’ai l’impression d’avoir un cours sur la littérature occidentale, mais cela n’a aucun rapport avec le sujet de la dissertation. Vous savez des choses sur la littérature et vous voulez absolument me les dire, mais c’est un hors-sujet ! 11) Vos deux phrases n’ont aucun lien l’une avec l’autre ! Qui plus est, vous faites une jolie citation de Hugo, mais cette citation n’a aucun intérêt car elle n’a aucun rapport avec ce que vous dites juste avant ! 12) Vous ne faites que répéter deux fois la même chose. 13) Vous ne pouvez pas poser comme ça des questions au lecteur (donc à moi) dans une dissertation. Ce n’est pas un dialogue, ce n’est pas une lettre… Ces commentaires permettent de mettre en évidence les caractéristiques supposées ou réelles des dissertations chinoises, telles que : le manque de logique (1, 2, 11), les répétitions (12), le hors sujet (7, 10), les erreurs relatives à la structure globale du texte (4), les problèmes d’argumentation (3, 5) et l’introduction d’une composante empathique (6), l’inadéquation aux normes du genre scolaire de la dissertation (8, 9, 13). Pour illustrer ces remarques, nous analyserons certains exemples. Les phrases sont numérotées par nos soins. 

Exemples de copies chinoises4 

Exemple n° 1 4 Nous donnons seulement quelques pistes pour illustrer les difficultés des apprenants chinois. Les analyses détaillées se trouvent dans le chapitre III. 12 Sujet : « Tout mensonge est-il condamnable ? » [1]Quand on était jeune, mes parents nous ont dit qu’il ne fallait pas mentir tout le temps. [2] Si on débitait des mensonges, on va être puni. [3]Mais estce que tous les mensonges sont condamnables ? [4] Est-ce qu’il existe des mensonges bons ? Cette introduction a été rédigée par un étudiant de 2e année en FLE. Le scripteur raconte ses propres expériences, ce qui est à éviter dans une dissertation française. La correctrice écrit : «La dissertation n’est pas autobiographique. L’introduction doit aider le lecteur à aborder le sujet à partir d’une mise en contexte, mais celle-ci n’est pas votre contexte biographique que vous racontez mais plutôt l’environnement de la question ». Néanmoins, commencer un yilun wen par une anecdote personnelle est un procédé habituel en Chine. Exemple n° 2 Cet exemple est le schéma du développement d’une dissertation d’une étudiante en 3e année de FLE. Nous avons relevéla première phrase de chaque paragraphe et numéroté les paragraphes. Sujet : « Pour qu’un livre soit bon, son personnage principal doit-il lui aussi être bon, c’est-à-dire doit-il être une personne de grande moralité, une personne exemplaire ? » Partie I [1]Il est nécessaire de créer un bon personnage principal afin de créer un livre de grande qualité5 . [2]D’abord, un bon personnage est simplement aimé des lecteurs. [3]De plus, les qualités de cœur et d’esprit du personnage principal sont généralement ce dont la société manque. Partie II 5 C’est nous qui soulignons la première phrase de chaque partie. 13 [4]En revanche, est-ce qu’un livre est mauvais si l’écrivain ne campe pas un bon personnage principal ? Non, certainement pas. [5]Un personnage principal est peut-être un travailleur ordinaire ou un petit homme même vivant dans les bas-fonds de la société. [6]En plus d’un personnage ordinaire, l’écrivain aime choisir un mauvais personnage comme premier personnage. Partie III [7]Hors d’un personnage principal rempli de sentiments, quelle sont les qualités requises par un livre pour être un bon livre ? [8]Il doit contenir d’autres facteurs essentiels : des intrigues passionnantes, quelques thèmes qui se détachent. Conclusion [9] Un personnage principal, ce n’est pas indispensable pour qu’un livre soit bon. Le texte comporte trois parties dont les deux premières comprennent chacune deux sous-parties et la troisième une seule. La dernière partie pose problème aux lecteurs francophones natifs car les autres critères de jugement d’un bon livre sont hors sujet et ne peuvent constituer une partie aussi importante de l’article. Les paragraphes [7] et [8] sont donc digressifs et nuisent à l’unité de cette dissertation. Mais il ne s’agit pas d’un problème de « logique ». L’auteur n’a fait qu’utiliser un modèle textuel typiquement chinois : Qi-Cheng-Zhuan-He. Le Qi : « le commencement », l’introduction du sujet ; le Cheng : « brancher », la clarification du sujet ; le Zhuan : « le détour », « le changement » : l’orientation vers un autre point de vue plus ou moins éloigné du sujet ; le He : « rejoindre », « fermeture » : résumer ou conclure. La troisième partie qui a été jugée « digressive » correspond en fait à un détour, un changement (soit le Zhuan) du modèle quaternaire chinois. L’exemple 3 est l’introduction d’une étudiante titulaire d’un doctorat de français sur le même sujet.

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