La gestion alimentaire quelle implication des hommes

La gestion alimentaire quelle implication des hommes

« While the assumption that domestic work is automatically women’s work is no longer acceptable within certain socio-cultural groups, the same gender expectations persist in more complex forms, couched in terms of individual choices, standards and preferences » (Beagan et al. 2008, p. 668). Les ressorts de la répartition des tâches relevés dans le chapitre précédent, et rappelés dans la citation ci-dessus, conduisent-ils à des répartitions inégalitaires dans la population enquêtée ? Quelles différences liées au genre voit-on poindre dans ces prises en charge ? Les femmes exécutent-elles toujours le travail alimentaire d’une façon spécifique, cherchant à produire la famille (Devault, 1994 ; Miller, 2013) ? En particulier, la part la plus invisible du travail, la « charge mentale » (Haicault, 1984), leur reste-t-elle majoritairement dédiée ? La participation des hommes aux tâches alimentaires continue-t-elle d’être pensée sous l’angle de la spécialisation et de la complémentarité, comme d’autres tâches (Cartier et al., 2018), même chez les plus jeunes générations, peut-être davantage porteuses de l’idéologie égalitaire (comme suggéré pour les jeunes couples de catégories populaires : Clair, 2011) ? Les tâches alimentaires sont-elles davantage « négociables » entre les sexes (Zarca, 1990) que les   La gestion alimentaire quelle implication des hommes autres ? La « masculinité » est-elle toujours associée au rôle d’aidant ou de second couteau en cuisine domestique ? Quels ressorts supplémentaires aux fonctionnements conjugaux déjà décrits peut-on relever, à commencer par les socialisations familiales propres à transmettre des rôles genrés ou des appétences et compétences spécifiques ? Autrement dit, comment interpréter la lente baisse du temps de cuisine des femmes et l’augmentation prudente de celle des hommes observées à l’échelle agrégée (Champagne et al., 2015 ; Ricroch, 2012) ? Exploitant la typologie, nous montrons tout d’abord que les ressorts « traditionnels » en matière de socialisations aux tâches des un·es et des autres font que la prise en charge alimentaire par la femme relève encore de l’implicite pour beaucoup, et que les hommes qui souhaitent s’y investir doivent encore s’inventer une place (1). Ces ressorts conduisent à des répartitions majoritaires dans lesquelles la femme est davantage investie dans la gestion (2). Réservant au chapitre suivant l’analyse des ressorts associés aux positions sociales des partenaires dans les participations élevées de certains hommes (chapitre 5), nous concluons ici en nous demandant si cette participation signifie une évolution du genre, ou découle d’un effet de cycle familial (3). 

Les ressorts « traditionnels »… 

Nous observons la survivance de ressorts favorisant une répartition « traditionnelle » des tâches alimentaires. Les femmes sont davantage socialisées, depuis leur enfance, à considérer l’alimentation conjugale et domestique comme méritant un investissement important (a). À ceci s’ajoute une participation aux tâches alimentaires plus forte dans l’enfance (b), et l’association dans les représentations des partenaires des activités alimentaires aux « femmes » de leurs familles d’origine (c). Tout cela concourt à la prédisposition des femmes à la prise en charge des autres à travers les activités alimentaires, et à celle des hommes à se laisser prendre en charge (d). Ceux-ci doivent donc toujours s’inventer une place dans ces activités (e). 

L’alimentation, une priorité ? 

« tant qu’il mange il s’en fout ! » (Laura) La différence de rapport aux tâches alimentaires est d’abord saisissable au travers de discrètes variations dans la capacité à se rendre, ou non, « disponible » pour ces tâches : les femmes rencontrées se déclarent plus fréquemment « disponibles » pour réaliser les tâches alimentaires, justifiant ainsi souvent la répartition. Toutefois, cette « disponibilité » concerne une perception de son emploi du temps plus qu’une mesure objective des emplois du temps  . Il est ainsi probable que les femmes ont plus souvent tendance à se considérer comme devant se rendre disponibles pour les tâches alimentaires, notamment parce qu’elles confèrent à cette activité une valeur relative plus élevée, comme clairement visible dans l’importance accordée à ce qui est consommé (voir partie I). Le manque d’intérêt de l’homme pour certains enjeux alimentaires sert ainsi parfois de justification à la prise en charge majoritaire de certaines tâches par la femme, qu’il s’agisse plutôt de la cuisine , de la santé , ou de la variété des plats  . Laura (24 ans, installée depuis 2 ans en petite agglomération, infirmière remplaçante, arrangement de type « partenaires spécialisé·es »), seule partenaire rencontrée du couple qu’elle forme avec Julien (boulanger), souligne ainsi que « tant qu’il mange il s’en fout quoi ! » : Laura : on fait des menus sur une semaine. […] moi je mets des idées en fait, et puis on regarde, ensemble ce qu’on veut… ce qui est bien ou pas. Et puis après on fait la liste de courses. […] Angèle : Et vous notez ça… sur quoi en fait ? Laura : j’ai une feuille ! En fait je me suis fait une feuille (elle se lève, va dans la cuisine la chercher) Je trouve ça plus pratique parce que c’est vrai qu’on tourne vite fait… à toujours manger la même chose. […] Et je note euh, ce que j’ai envie / (elle se reprend) ce qu’on a envie en gros. On choisit à deux en fait. […] Angèle : Ça t’est venu comment cette idée ? Laura : Bah c’est à force de pas savoir ce qu’on voulait manger. Et de faire les courses et d’acheter, quand on fait les courses eh bien en fait de se rendre compte qu’on a exactement la même chose dans le placard […] Et puis vu que, enfin c’est pas qu’il est pénible, mais il… il s’en fout de ce qu’on mange. Donc c’est toujours « comme tu veux, comme tu veux, comme tu veux ». Donc bah au bout d’un moment j’ai dit « bah écoute, on fait des repas ». (ent. 1, individuel) Dès lors qu’ils se moquent du contenu de leurs assiettes, certains hommes peuvent ne s’investir qu’a minima dans les activités alimentaires, beaucoup de celles-ci étant justifiées, aux yeux des partenaires, par l’enjeu de diversité ou d’équilibre alimentaire (comme s’efforcer de composer des menus équilibrés à l’avance, ou faire des courses d’appoint parce qu’il manque un ingrédient pour une recette). Ainsi, chez Laura et Julien, le couple s’est fréquemment retrouvé devant des difficultés pour décider du menu par manque d’idées. Laura, qui se retrouvait à devoir décider seule des menus au dernier moment, a fini par instaurer un menu prévisionnel que le couple est sensé préparer une fois par semaine. Elle considère que cela a permis de mieux répartir la charge de l’activité, mais dévoile qu’en réalité elle reste à l’initiative des propositions de menus. La moindre valorisation des activités alimentaires par beaucoup d’hommes est également bien visible dans la concurrence temporelle de celles-ci avec d’autres activités, à commencer par le travail (professionnel ou scolaire). Le travail sert plus fréquemment de justification à la nonprise en charge des tâches alimentaires chez les hommes que chez les femmes. Le travail de l’homme est souvent mis en balance avec la disponibilité supposée de la femme, lorsqu’elle est encore étudiante ou en insertion professionnelle , mais aussi lorsque les deux partenaires sont tout autant en emploi. Les femmes ont donc tendance à minorer leurs empêchements professionnels, et les hommes à les majorer. Ce faisant, celles-ci se rendent disponibles en pensant être disponibles. Plusieurs hommes conditionnent leur participation alimentaire aux horaires de leur activité professionnelle. Inversement, nous y reviendrons, c’est la disponibilité professionnelle qui justifie les prises en charge par certains hommes. Des partenaires fixent ainsi la prise en charge en fonction de la disponibilité de l’homme et non de celle de la femme : si celui-ci n’est pas disponible (ou plutôt n’est pas considéré comme), la femme prend en charge. Ainsi, l’entrée dans le rôle de cuisinier ou de cuisinière principale n’est pas justifiée tout à fait similairement.

Un engagement plus lointainement ancré chez les femmes 

« j’ai toujours cuisiné énormément » (Gaëlle) Autre ressort de leur plus fréquente prise en charge, les femmes ont souvent été familiarisées depuis plus longtemps aux tâches alimentaires. Ceci est visible dans certains parcours de partenaires cuisinant majoritairement. Si « chefs » comme « nourricières » prennent en charge la majorité de la cuisine à leur domicile, les modalités de leur entrée dans ce rôle diffèrent : alors que les « nourricières » étaient très investies dès leur enfance dans les activités alimentaires, certains « chefs » connaissent des entrées en cuisine plus tardives et moins affirmées. Leur engagement fort dans l’activité est plus récent, datant de quelques années voire de la mise en cohabitation conjugale. Leur apprentissage des savoir-faire culinaires semble davantage découler de socialisations par imitation à l’importance de la cuisine, puis de formes d’auto-formations plus solitaires. Fabien comme François sont ainsi partis de chez leurs parents en ne sachant pas cuire un œuf, alors même que la mère de François, qui a travaillé dans la restauration, l’avait sensibilisé à la cuisine. C’est au cours de leurs premières années de vie seule que les deux hommes développent leurs compétences, pour François notamment à l’occasion d’un départ au Chili pendant ses études, période pendant laquelle il a disposé d’énormément de temps libre, et a ressenti l’attrait d’une cuisine étrangère. Les « chefs » sont donc parfois aidés dans leur prise en charge de la cuisine par un arrière-plan familial les familiarisant avec le monde de la restauration , mais peu par la pratique de la cuisine en tant qu’enfants, du moins pour deux d’entre eux . Leur auto-formation relativement tardive contraste avec des récits de « nourricières » ayant depuis toujours aimé cuisiner. Ainsi, pour cuisiner et plus largement prendre en charge les tâches alimentaires, les femmes se coulent dans un moule qui leur est implicitement davantage proposé depuis l’enfance, notamment, nous allons maintenant le voir, parce que la place de cuisinier·ère principal·e était très fréquemment occupée par une femme dans les familles d’origine. 

La transmission inter-générationnelle des rôles

 L’alimentation peut jouer un grand rôle dans la production de la continuité familiale dans le temps et dans l’espace (Supski, 2013)334 et les études portant sur le genre dans les tâches alimentaires ont parfois tendance à trop se focaliser sur le couple, à ne pas prendre assez en considération les autres générations et les « dynamiques inter-générationnelles » (Neuman et al., 2019, p. 15, nous traduisons)335 . Au-delà d’un intérêt plus ou moins prononcé pour les enjeux alimentaires, se transmet via la famille une certaine représentation des rôles alimentaires en fonction de la place dans la famille, notamment du sexe social. Or, les mères étant bien plus présentes dans la gestion alimentaire que les pères, cette transmission des rôles favorise la prise en charge de la cuisine par la femme. En effet, parmi les 52 partenaires concernées par cette enquête, 39 partenaires ont eu un modèle familial qui mettait en avant l’investissement principal de la mère, seulement 6 partenaires ayant connu un investissement principal du père  et 6 partenaires ayant connu un investissement relativement équivalent entre les deux parents . Parmi ces 39 partenaires au modèle mettant en avant l’investissement de la mère, 5 partenaires ont été élevées entièrement  et 3 partenaires principalement  par leur mère  . Parmi les partenaires élevées par leurs deux parents ensemble, l’investissement principal de la mère peut consister en une prise en charge entière de la gestion alimentaire. C’est le cas pour au moins 6 enquêtées . Le nombre de mères au foyer  y participe, six mères l’ayant été. Plus sobrement, il peut s’agir d’une prise en charge de la cuisine . Toujours chez ces couples non séparés dans lesquels la femme cuisine voire gère principalement l’alimentation, la représentation d’un père incompétent et/ou totalement désintéressé par la cuisine sert de justification à la répartition dans la très grande majorité des cas, parfois de façon relativement implicite, mais souvent très directe. Une dizaine d’enquêtées au moins mettent ainsi en avant l’incompétence totale supposée de leur père . Les mères sont très souvent décrites comme beaucoup plus regardantes vis-à-vis des enjeux nutritionnels que les pères . Dans au moins trois foyers , le père cuisine parfois mais les enquêtées signalent une différence dans la valorisation des plats, les mères se chargeant des plats quotidiens et les pères des plats et repas « exceptionnels ». Ainsi, les configurations inversées d’un père en charge majoritaire de la cuisine quotidienne et reconnu comme plus investi sont très rares. Seuls 4 foyers d’origine connaissaient une prise en charge majoritaire de la cuisine par le père , quelques-uns connaissant des prises en charge temporaires. Au sein de l’un de ces quatre foyers, un père aime beaucoup cuisiner, davantage que sa femme . Quatre autres enquêtées sont confrontées dans leur enfance à un investissement d’hommes, mais sporadique  ou provenant du beau-père.

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *