La gestion des voies publiques et du transport: une façon indirecte de contrôler la circulation des animaux

L’histoire de la santé publique dans l’espace urbain nord-américain

Les enjeux sanitaires ont une grande importance dans la réflexion sur la place des animaux dans l’espace urbain. En outre, les travaux en histoire de la santé publique vont reconnaitre le rôle de nouveaux acteurs non-humains et « invisibles » dans la transformation des villes: les micro-organismes. En effet, il faut tenir compte tant de l’évolution de la compréhension des maladies (étiologie) que de l’influence des discours scientifiques sur la santé publique pour comprendre les actions posées par les autorités municipales au xrxe siècle. Le rôle des administrations des villes est d’ ailleurs appelé à se transformer à cette époque alors que l’opinion publique leur reconnait une responsabilité accrue dans la lutte contre les épidémies. C’est à travers les débats sur l’origine des maladies et les actions à poser pour enrayer leur propagation que les animaux sont progressivement perçus comme une menace sanitaire en milieu urbain.

La lutte contre les maladies infectieuses et l’institutionnalisation des structures d’hygiène publique sont les thèmes les plus récurrents dans les recherches des historiens qui se sont intéressés aux enjeux sanitaires de l’espace urbain. Si les auteurs s’entendent sur les déplorables conditions sanitaires des villes du xrxe siècle, tous n’ont pas la même conception de la santé publique. Dans leur article sur les commencements de l’administration montréalaise de la santé publique (1982), Michael FarIey, Othmar Keel et Camille Limoges retracent l’évolution des préoccupations pour les enjeux sanitaires à Montréal ainsi que la lente mise en place institutionnelle de l’administration municipale dans la montée de l’expertise médicale et l’élaboration de politiques sanitaires permanentes Il. Avant la première moitié du xrxe siècle, des comités ou des bureaux de santé sont souvent mis sur pied à chaque épidémie, mais ces derniers sont éphémères et disposent souvent de peu de ressources et de pouvoir pour intervenir concrètement.

L’ intervention des autorités municipales en matière de santé publique n’ est qu ‘occasionnelle et tributaire des crises sanitaires. En outre, ces comités de santé, souvent composés d’élus ou de conseillers plutôt que de membres de la profession médicale, appliquent généralement des mesures inefficaces. Néanmoins, la récurrence des épidémies favorise une prise de conscience chez les élites. Porté par une tendance internationale Cl’ influence des discours et de la 1 ittérature d ‘ époque) et l’action de groupes de pression (dont la Jvfontreal Sanitary Association) et d’acteurs locaux comme les maires Workman et Hingston, un mouvement sanitaire montréalais émerge au tournant des années 1870. La thèse des auteurs permet de mettre en lumière le rôle de la profession médicale et des acteurs politiques dans l’évolution des préoccupations en matière de santé publique à Montréal. Dans son article publié en 1974, John Duffy souligne que New York s’est démarqué par rapport à d’ autres villes américaines par l’ implantation de mesures sanitaires relativement tôt dans le siècle – phénomène qu’ il explique essentiellement par des facteurs culturels 12. En comparant La Nouvelle-Orléans à New York, l’historien oppose les populations anglo-saxonnes aux populations créoles, jugées arriérées et peu intéressées par les enjeux sanitaires, argument que notre mémoire rejette puisque nos découvertes montrent plutôt une forte intervention des autorités municipales en matière de santé publique à une époque où d’autres villes nord-américaines (dont Montréal) ont appliqué leurs premières politiques sanitaires.

Si Duffy adhère à la thèse d’une « américanisation» progressive des villes du Sud en associant la santé publique à une dualité culturelle, mentionnons qu’étant plus ancienne et plus densément peuplée, New York disposait de davantage de ressources pour intervenir concrètement lors des épidémies l3 . Il semble plus probable que l’émergence des premières mesures sanitaires à La Nouvelle-Orléans corresponde principalement à la période d’urbanisation que connait la ville au courant du XIXe siècle. Dans les années 1990, Gilles Vandal s’ est intéressé aux processus de modernisation des services publics à La Nouvelle-Orléans pour la seconde moitié du xrxe siècle. Son analyse s’imbrique dans une réflexion politique sur le rôle de l’ État et des institutions publiques l4 . En effet, le mouvement de santé publique qui fut introduit dans la ville louisianaise par les forces fédérales va complètement transformer la fonction du gouvernement municipal par l’introduction de grandes réformes sanitaires. Les Républicains qui demeurent à la tête de la ville jusqu’en 1872 continuent dans cette voie par la mise en chantier de vastes travaux publics, l’application de nouveaux règlements, l’ établissement d’une police sanitaire et de nouvelles mesures contre les maladies infectieuses. Bien que la population se montre d’abord réticente à ces nouvelles mesures, le mouvement sanitaire permet une nette diminution de la mortalité et aboutit à une redéfinition du rôle des autorités municipales dans la santé publique, c’est-à-dire un rôle proactif dans la lutte contre les maladies infectieuses et le soutien à la population. En ce sens, l’étude de Vandal propose un éclairage pertinent sur les rapports qui relient l’évolution des préoccupations sanitaires et les aléas politiques en milieu urbain, en particulier en ce qui a trait aux discours sur le rôle des institutions publiques.

CIRCULA TION ET ORDRE PUBLIC: LE DÉPLACEMENT DES ANIMAUX DANS L’ESPACE URBAIN

Concems for public order and the proprieties of the public sphere, operating through class, gender, and cultural registers, regulated animais’ lives via moral geographies that mapped out, in addition to appropriate areas for different kinds of humans, proper places for their non-human animal companions. Sometimes this resulted from a self-conscious animal advocacy that subjected animais’ human oppressors to regulation and prosecution, but the effect was, often enough, the same kind of compartmenta1ization and marginalization. – Phillip Howell, 2012 1 • Les villes étant en pleine croissance démographique et matérielle au xrxe siècle, le transport et la sécurité publique apparaissent comme les premières préoccupations associées à la présence animale en milieu urbain. Si la proximité avec l’animal n’ est pas un fait nouveau, les transformations que connaissent les agglomérations urbaines à cette époque soulèvent de nouveaux enjeux spatiaux qui vont considérablement influencer les relations entre les populations humaines et animales. Tant à Montréal qu ‘à La NouvelleOrléans, on observe une volonté d’encadrer le mouvement des individus dans l’espace urbain, principalement sur les voies de communication et les places publiques. En effet, une indéniable volonté disciplinaire – à comprendre ici dans une perspective fouca1dienne de contrôle des corps – oriente l’action réglementaire des autorités municipales en matière de circulation et d’ordre public2 .

Ces réglementations, qui deviendront de plus en plus restrictives, touchent à la fois les humains et les animaux. Ce chapitre aborde trois catégories de mesures réglementaires portant sur la circulation et l’ordre public et impliquant des animaux dans les villes de Montréal et de La Nouvelle-Orléans: la gestion des voies publiques et du transport qui concerne souvent les animaux de manière indirecte; la lutte contre les animaux errants, dont le chien, et finalement, le cas du cochon, qui se différencie des deux autres sous plusieurs aspects. Alors que les règlements portant sur la circulation et les enjeux de transport ont pour objectif d’encadrer la présence des animaux sur les voies de communication, notamment en limitant leur vitesse de mouvement, les mesures concernant les animaux errants introduisent la notion de nuisance urbaine et visent à évacuer certaines catégories d’animaux de l’espace urbain. Les animaux errants sur les propriétés privées ou dans les rues des villes attaquent parfois les citadins et dérangent l’ordre public. Si les enjeux évoqués sont certes similaires – qu ‘ il s’ agisse de la sécurité ou de la circulation – ces dernières mesures s’inscrivent davantage dans une dynamique d’ exclusion et de marginalisation plutôt que dans un rapport de proximité homme-animal. L’ attitude des autorités s’avère au départ plus tolérante, laissant certaines espèces circuler librement dans la ville et interdisant simplement l’ accès aux grandes voies de communication et à certaines places publiques.

Néanmoins, les conseils municipaux de Montréal et de La NouvelleOrléans, comme dans plusieurs villes occidentales, abolissent la libre circulation des animaux. Des règlements qui identifient certains animaux comme nuisibles les évincent éventuellement des centres populeux. Toutefois, il convient de préciser que certaines espèces sont davantage concernées que d’autres par ces mesures, ce qui démontre que la notion de nuisance est elle-même appelée à varier en fonction de diverses considérations économiques, politiques et pratiques. Le cheval par exemple, même s’ il contribue aux problèmes d’encombrement, demeure une force de traction majeure tout au long du xrxe siècle et n’est donc pas perçu de la même façon que certaines espèces sans utilité apparente, comme le chien. Ces mesures s’inscrivent d’ une manière générale dans un travail d’encadrement qui cherche à définir l’acceptable et la nuisance en ville. Humains et non-humains forment ainsi une communauté multi-espèces dont les autorités cherchent à contrôler le comportement et le déplacement dans l’ espace. C’est précisément cette hiérarchie et les représentations qu’ elle suggère que nous tenterons d’ illustrer dans le présent chapitre. À cet égard, l’approche comparative nous permettra de nous questionner sur la façon dont différentes sociétés pensent et représentent leur relation avec les animaux, tout en montrant les pratiques spatiales qui mènent à l’ inclusion ou à l’ exclusion des animaux pour des motifs de circulation et d’ ordre public.

Table des matières

RÉsuMÉ
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES FIGURES
INTRODUCTION
Bilan historiographique
Les historiens de Montréal et de La Nouvelle-Orléans et l’espace
urbain
L’histoire de la santé publique dans l’espace urbain nord-américain
L’émergence de l’ histoire environnementale urbaine et les animaux dans la ville
Qu’en est-il de l’ histoire des animaux à Montréal et à La Nouvelle-
Orléans ?
Problématique, questions de recherche et hypothèse
Démarche méthodologique, sources et plan de l’étude
CHAPITRE 1- CIRCULATION ET ORDRE PUBLIC: LE DÉPLACEMENT DES ANIMAUX DANS L’ESPACE URBAIN
1.1 La gestion des voies publiques et du transport: une façon indirecte de contrôler
la circulation des animaux
1.1.1 Le cheval: un exemple particulier de cohabitation urbaine
1.1.2 Se déplacer dans la ville: l’animal comme obstacle à la circulation
1.2 Une question de sécurité: la lutte contre les animaux errants et la mise en place du système des enclos publics
1.2.1 Les animaux errants: une nuisance à éliminer
1.2.2 La mise en place du système des enclos publics
1.2.3 Le chien: un véritable « danger public»
1.3 Le porc: une nuisance urbaine ?
CHAPITRE 2 – SANTÉ ET HYGIÈNE PUBLIQUE: L’ANIMAL COMME MENACE SANITAIRE ET SOURCE DE NUISANCES
2.1 L’introduction des politiques sanitaires et la mise en place des bureaux de santé
2.1.1 La création des bureaux de santé
2.1.2 Règlements généraux sur les nuisances à la santé: l’animal comme menace sanitaire
2.2 Nuisances urbaines et manufactures incommodantes
2.2.1 L’élimination des déchets et des cadavres d’animaux
2.2.2 L’encadrement des industries incommodantes
2.3 Bouchers, étaux privés et abattoirs
2.3.1 L’encadrement des marchés publ ics
2.3.2 Bouchers et étaux privés: quand la boucherie devient nuisible
2.3.3 Un changement de paradigme: de l’étal privé à l’abattoir public
CHAPITRE 3 – SENSIBILITÉS ET ENJEUX ÉTHIQUES: MORALITÉ, ANIMALITÉ ET COMPORTEMENTS NUISIBLES
3.1 La cruauté animale: combattre la violence pour civiliser l’humain
3.1.1 Les premières mesures contre la cruauté animale: une man ière d’évacuer la
violence de l’ espace urbain
3.1.2 Loisirs et spectacles: violence, animalité et moralité
3.1.3 Les réglementations sur les oiseaux insectivores
3.2 L’émergence du mouvement pour la protection des animaux: vers une nouvelle sensibilité
3.2.1 La Canadian Society for the Prevention of Cruelty to AnimaIs
3.2.2 La Society for the Prevention ofCruelty to AnimaIs de la Louisiane
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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