La manière d’être du personnage

LA MANIÈRE D’ÊTRE DU PERSONNAGE

Un personnage à l’identité vaporeuse

Du début à la fin de L’Appareil-photo, l’identité du protagoniste demeure floue, nébuleuse, inexplorée. Les cent vingt-sept pages qui constituent le roman ne permettront pas, en effet, de dresser un portrait conventionnel du personnage principal: on ne connaîtra ni son nom, ni son âge, ni sa position sociale, ni son entourage, ni sa profession, ni ses désirs, ni son passé, ni son avenir, et son présent ne sera exploré qu’en surface, sans qu’on y ait accès véritablement. Pourtant, normalement, «au début d’un récit, un personnage est caractérisé par certains attributs, tels que le sexe, l’âge, la condition sociale, l’apparence physique, etc. […] Raconter l’histoire de ce personnage revient à dire ce qu’il advient de ces attributs, ou par ces attributs, dans la suite du texte. » Si le roman conventionnel apporte tout naturellement les réponses à ces questions, il en va bien autrement ici. Le protagoniste n’est pas décrit, sans raison particulière, sans contraintes apparentes à même le récit qui pourraient motiver ce choix. Cela manifeste, pour les sociologues Anne Barrère et Danilo Martuccelli, un véritable éclatement du personnage social traditionnel , en ceci qu’on omet de brosser le portrait de celui qui fait partie intégrante du roman, ou alors qu’on le fait de manière énigmatique, ce qui ne permet pas d’en avoir une réelle compréhension :

[L]e principal parti pris est de décrire les personnages par un certain nombre de détails hautement singularisants, une obsession du petit fait significatif qui «sonne juste ». […] Mais cette liste interminable, plurielle, multiple, contradictoire, arbitraire de petits gestes, tics, habitudes, infimes détails vestimentaires… n’a en définitive de sens que rapportée au modèle du personnage social dont elle vise à signer la mort définitive .

Certains endroits du roman présentent des moments où il aurait été tout à fait opportun, pour le narrateur, de s’inscrire dans une compréhension traditionnellement sociale du personnage où l’histoire personnelle et familiale et le milieu permettent l’intellection des motivations, des intentions et des identités actorielles. Par exemple, le narrateur mentionne l’existence de sa vie professionnelle en faisant part de sa venue à Milan pour un voyage d’affaires. Tout ce que le lecteur sait, c’est qu’il va à quelques rendez-vous, sans toutefois que le narrateur précise en quoi ils consistent, ne donnant, par le fait même, aucun indice sur la nature de l’emploi qu’il occupe. Le narrateur s’attarde à l’anecdotique qui entoure ce déplacement plutôt que d’en profiter pour en dire davantage sur son identité :

Dans les jours qui suivirent, je dus faire un bref déplacement à Milan. Je passai là deux journées interminables, si je me souviens bien, où, entre deux rendez-vous, j’occupais mon temps à parcourir la ville à la recherche de journaux anglais et français, que je lisais à peu près intégralement dans divers parcs, passant de banc en banc pour suivre la progression du soleil. Un rayon capricieux venait me chatouiller agréablement la narine tandis que je feuilletais tranquillement le journal en éternuant sur mon banc, ma narine concevant en effet cette petite allergie réjouissante au contact des premiers rayons du soleil.

Dans le même ordre d’idées, le narrateur évoque, à une reprise, sa famille. Au début de L’Appareil-photo, il doit rassembler quelques documents et pièces d’identité afin de s’inscrire à des cours de conduite. Alors qu’il est supposé chercher, dans sa maison, des photos de lui pour compléter son dossier, il tombe sur des clichés de son enfance. Il les garde dans ses poches de manteau, et en profite pour les montrer et les décrire à Pascale, la secrétaire de l’école de conduite, lorsqu’il retourne au bureau de la jeune femme : Alors là, […] je suis debout à côté de mon père et là c’est ma sœur, dans les bras de ma mère. Là, on est tous les deux avec ma sœur dans la piscine; derrière la bouée, c’est ma sœur oui, toute petite. […] Voilà, […] je pense que vous conviendrez que cela ne nous est pas d’une grande utilité (pour le dossier, dis-je).

Ces passages reflètent le peu d’importance accordé, dans le roman, à la compréhension du personnage en général : les moments où il pourrait être approprié d’en savoir davantage sur son passé, son enfance, sa famille, son origine, son emploi, sont vite mis de côté pour faire place à l’insignifiant. Il s’agit d’occasions manquées, et ce, semble-t-il, délibérément: on tombe bien vite dans l’anecdotique sans donner sens conventionnellement au narrateur, ces passages devenant ainsi caractéristiques d’un refus de la signification identitaire habituelle, qui assigne aux personnages des romans des aspects physiques, moraux, socioprofessionnels et familiaux révélateurs. Dans L’Appareil-photo, soit ils sont absents, soit ils sont perçus comme inopérants pour le récit, et c’est le cas, également, pour tous les autres personnages qui gravitent autour du protagoniste.

À première vue, l’on peut croire que l’identité de Pascale est beaucoup moins voilée que celle du personnage principal: la secrétaire parle de son état civil, de son enfant et de son père qu’elle prend soin de nommer et de décrire quelque peu, au moment où, accompagnée du protagoniste, elle va chercher son fils à l’école. Ce n’est toutefois qu’à la page 54 que le narrateur dévoilera le nom de la jeune femme, ignoré jusque-là par lui comme par le lecteur. Alors qu’ils vont dans une station-service pour remplir une bouteille de gaz, Pascale connaît quelques problèmes avec l’employé lorsque le narrateur est aux toilettes. Une fois revenu, il fait semblant, pour que ses paroles aient plus d’impact, que Pascale est sa femme. C’est là qu’il apprend le nom de la secrétaire : «Au fait, dis-je, je lui ai dit que vous étiez ma femme. Vous avez bien fait, dit-elle. Vous vous appelez comment, à propos? Pascale, elle s’appelait Pascale Polougaïevski. » On en apprend donc davantage sur elle que sur celui qui tient le rôle central, et c’est le cas pour plusieurs autres personnages secondaires du roman. Toutefois, malgré les informations émises sur eux, leur portrait restera, au final, assez flou, comme si la description n’avait pas pour objectif de rendre les personnages signifiants. Ce qu’on saura d’eux ne sera pas en fonction d’une volonté narratoriale de donner sens aux personnages de manière habituelle, mais devra tout aux hasards des journées qui passent.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIER CHAPITRE – FUITES, IMMOBILITÉS ET INSIGNIFIANCE DE LA
RÉALITÉ DANS L’APPAREIL-PHOTO DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
1.1 LA MANIÈRE D’ÊTRE DU PERSONNAGE
1.1.1 Un personnage à l’identité vaporeuse
1.1.2 Des relations hasardeuses
1.2 LE RAPPORT À L’AGIR
1.2.1 Incapacité d’agir, lassitude et indifférence
1.2.2 Immobilité et indétermination
1.2.3 Les déplacements : le semblant d’une action
1.3 LA POÉTIQUE NARRATIVE
1.3.1 La dislocation du récit
1.3.2 Une « dimension sensible »
DEUXIÈME CHAPITRE – PASSIVITÉ, FUTILITÉS ET PENSÉES EN DÉRIVE
DANS LA NOTAIRE DE PATRICK NICOL
2.1 LA MANIÈRE D’ÊTRE DU PERSONNAGE
2.1.1 Passé dérisoire, présent énigmatique
2.1.2 Une relation étrange à l’autre
2.2 LE RAPPORT À L’AGIR
2.2.1 Indolence et déséquilibre
2.2.2 Fuite et inertie
2.3 LA POÉTIQUE NARRATIVE
2.3.1 Un récit dispersé
TROISIÈME CHAPITRE – ERRANCES, ISOLEMENT ET EXISTENCE
FANTASMÉE DANS PROMENADE DE RÉGIS JAUFFRET
3.1 LA MANIÈRE D’ÊTRE DU PERSONNAGE
3.1.1 Une identité imaginée
3.1.2 Des relations inventées, espérées, gaspillées
3.2 LE RAPPORT À L’AGIR
3.2.1 Inaptitude, ennui et dérèglement
3.2.2 Une mouvance aléatoire
3.3 POÉTIQUE NARRATIVE
3.3.1 Une construction passive
CONCLUSION

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