La memoire polltique. élements theoriques

Au printemps 2008, les commémorations du quarantième anniversaire de Mai 68 battaient leur plein en France et, signe des temps peut-être, les marchands mettaient à la disposition des consommateurs les derniers livres sur le sujet, vendaient des affiches et des gaminets où étaient reproduits les célèbres slogans – on alla même jusqu’à proposer, chez Fauchon, par dérision sûrement, un thé soixante-huitard « au parfum de révolution ». Cette reprise marchande de l’événement ne manqua pas d’attirer son lot de critiques, dont celle d’un Hervé Hamon accablé: «Tout cela illustre l’incapacité de la France à discuter de son histoire contemporaine. La France est toujours hors d’état de penser l’événement .» Cette difficulté n’est-elle pas inhérente à toute entreprise d’histoire contemporaine et n’est-elle pas due, tout simplement, au fait que la période appartient encore à la mémoire plutôt qu’à l’histoire? Peut-être l’histoire contemporaine est-elle nécessairement victime de son propre inachèvement, et peut-être cet inachèvement même est-il le signe d’une multiplicité d’interprétations intégrées à autant de mémoires collectives. François Hartog en fait une circonstance aggravante: «l’effet de l’accélération, explique-t-il, n’est plus seulement celui d’une « multiplication » des mémoires collectives, dès lors « impossibles à unifier », comme ce l’était encore pour Halbwachs, mais celui d’une « rupture » avec le passé . » Aussitôt advenus, les événements sont automatiquement archivés et historicisés, comme déracinés du milieu social – et donc de la mémoire collective – qui les a vu générer. ils sont rapidement travestis par les médias de masse, fruits de la démocratisation et de la globalisation de l’information. Cette rupture avec le passé concorde avec la fin des « sociétés-mémoires », autrement dit la presque disparition des groupes capables de soutenir une identité collective à travers une mémoire vivante. Hartog ajoute que la mémoire contemporaine est « [e ]ntièrement psychologisée, [elle] est devenue une affaire privée, entraînant une nouvelle économie de « l’identité du moi ». » Lorsqu’il reproche à la France de ne pouvoir « penser l’événement », Hamon semble alors confronter une des interprétations de cet événement, interprétation avec laquelle sa propre mémoire est en conflit. Or cette multiplicité d’interprétations est peut-être le signe même de l’inachèvement des années 1968, vacillant entre histoire et mémoire.

Le prochain chapitre permettra d’expliciter la notion de mémoire collective afin de pouvoir, dans les chapitres subséquents, en retrouver les traces patentes ou latentes, soit dans la fable soit dans la structure narrative des textes. Pour ce faire, plusieurs concepts définitoires de la mémoire collective seront analysés, d’abord ceux de souvenir et d’anamnèse, puis ceux d’individu et de groupe. Ensuite, nous reviendrons sur les liens qu’entretient la mémoire collective avec l’identité et l’idéologie, sur les similarités entre mythe et mémoire, et enfin sur la dimension politique de cette dernière. Le chapitre se fermera par l’exploration de la dimension narrative de la mémoire collective. En somme, les pages suivantes viseront à mieux circonscrire un objet dont les limites sont aujourd’hui difficiles à cerner. Nous n’entendons néanmoins pas nous lancer dans une entreprise purement définitoire; il s’agit surtout de tracer les contours de la mémoire collective pour mieux en retrouver les traces dans la pratique littéraire.

La mémoire collective : définition, entre individu et collectivité 

Souvenir et anamnèse 

La réflexion sur la mémoire est loin d’être récente, et comme Paul Ricœur l’indique, il a toujours été clair que le phénomène s’articule en deux temps, soit le souvenir lui-même et l’acte de se rappeler: « Les Grecs avait deux mots, mnêmê et anamnêsis, pour désigner d’une part le souvenir comme apparaissant [ … ], d’autre part le souvenir comme objet d’une quête ordinairement dénommée rappel, recollection . » Le souvenir en lui-même, vécu comme une émotion, un pathos, est distinct de l’acte de se rappeler, c’est-à-dire du chemin parcouru par l’esprit afin d’arriver à le reconstruire. Quant à l’existence d’une mémoire vivante et partagée qui surpasse le simple individu, s’il fallut attendre le siècle dernier pour la voir devenir un objet d’étude systématique, elle était loin d’être inconnue des philosophes et des écrivains des siècles précédents. Nicolas Russel, qui a tenté de retracer l’élaboration de ce concept, recense dans la littérature française d’avant 1900 des expressions telles que «mémoire des hommes », «mémoire de la postérité », « mémoire éternelle» et «mémoire perpétuelle », qui sous-tendent toutes l’idée de souvenirs communs à un groupe d’individus. On doit cependant à Maurice Halbwachs, sociologue français de la première moitié du xxe siècle, d’avoir initié les recherches contemporaines sur la mémoire collective. Le concept, qu’il a développé dans Les cadres sociaux de la mémoire en 1925, a été affiné dans plusieurs textes publiés à titre posthume en 1950 et regroupés dans La mémoire collective. Il y démontre que la mémoire collective est le produit d’un groupe structuré qui est son support et que cette mémoire constitue l’identité du groupe en même temps qu’elle a trait à l’identité de l’individu. L’intégration d’un individu à un groupe quel qu’il soit aura pour effet de fondre son individualité dans le collectif. Avec l’individu, viennent ainsi ses souvenirs, ses expériences passées, qui s’intègrent à ceux de la communauté à laquelle il appartient, et, réciproquement, la communauté permet à l’individu de mettre en perspective ses propres souvemrs.

Le groupe 

Le groupe, comme l’indique Halbwachs, n’est pas un simple « assemblage d’individus définis et sa réalité ne s’épuise pas dans quelques figures que nous pouvons énumérer et à partir desquelles nous le reconstruirions .» Il s’agit au contraire d’individus regroupés dans une entité collective qui est constituée par « un intérêt, un ordre d’idées et de préoccupations », donc un discours ou un récit qui pourra s’incarner dans les individus. Ces idées autour desquelles le groupe s’articule demeurent cependant, selon Halbwachs, « assez générales et même impersonnelles pour conserver leur sens et leur portée pour [l’individu], alors même que ces personnalités se transformeraient et que d’autres [ … ] leur seraient substituées . » Ces récits partagés seront autant d’idées qu’elles seront, en un sens, des souvenirs qui participent de l’édification d’une mémoire commune. On parle ainsi de mémoire collective non au sens d’une simple addition de souvenirs mettant en scène ses membres, mais comme un ensemble plus grand que la somme de ses parties, permettant la permanence du groupe dans le temps, incluant les états de consciences passés de l’entité collective comme les idées ou récits qui la constituent. Or, si la mémoire collective est un tout, elle ne peut s’exprimer réellement que par la voix de ses parties, les individus. Dans le cas d’un groupe comme la Gauche prolétarienne, cette parole commune s’est cependant incarnée dans des entreprises collectives, tracts ou journaux, comme La Cause du peuple. Elle s’est trouvée exprimée par une multitude d’actions symboliques menées en groupe, comme l’enlèvement de Roger Nogrette ou l’occupation de l’usine de Flins en 1969. L’entité collective et sa mémoire sont, dans un certain sens, absolument dépendantes des individus qui la supportent, si bien qu’advenant la dissolution d’un groupe, la mémoire collective qui le définit est condamnée à disparaître ou à subir de profondes transformations. Les souvenirs, eux, existent encore, mais entièrement subjectivés et réorganisés dans les esprits individuels ou dans de nouveaux groupes.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : QUE RESTE-T-lL DES ANNEES 1968 ? ÉLEMENTS
CONTEXTUELS
1. La surprise, la génération, le romantisme : sur les origines de Mai
1.1. Une génération spontanée
1.2. Processus de désidentification
2. Le renversement et la prise de parole
Renversements symboliques: un phénomène généralisé
Appropriation de la parole
3. La Révolution et la désillusion
Regroupement
Réinterprétations
Perte de légitimité
4. Le désengagement et la mémoire des années 1968
Renaissance et travestissement.
Dispersion
CHAPITRE 2 : LA MEMOIRE POLlTIQUE. ÉLEMENTS THEORIQUES
La mémoire collective: définition, entre individu et collectivité
Souvenir et anamnèse
Le groupe
Identité et idéologisation de la mémoire
Souvenirs, discours, récits
Identité et idéologie
Mythe, mémoire politique
Mémoire et mythe
Mythe et politique
La mémoire comme récit. Narrativité et déformation de la mémoire
Pacte de fiction, pacte de vérité
Stratégies de l’ oubli
CHAPITRE 3: REGROUPEMENT ET DISPERSION. FIGURES DE L’IDENTITE
POLITIQUE
Le révolutionnaire et le repenti
La jeunesse
La vieillesse
La cornrnunauté
L’individualisme
La fête et l’errance
L’ivresse
La folie
Les retrouvailles
L’exil. .
CHAPITRE 4 : COSMOGONIE ET ESCHATOLOGIE. DYNAMIQUES DU RECIT
POLITIQUE
Incursions du passé
Avant-gardes et modernité
Le temps des commencements
Le temps de la Fin
Postmodernité et [m des avant-gardes
Eschatologie
Entre transitivité et intransitivité
Paroles conflictuelles
Paradoxe et transmission de la mémoire
Spectres et héritiers: le regroupement des voix
Contre l’oubli: l’anamnèse comme opération transitive
CONCLUSION

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