La métaphore sans copule

La métaphore sans copule

Le phénomène n’est pas propre au cinéma ou à la poésie : dans Madame Bovary, de nombreux 126 passages constituent des métaphores complètement implicites. Au début du roman, par exemple, quand Charles multiplie les visites aux Bertaux pour y voir Emma, le narrateur nous fait comprendre sans le dire que le médecin est tombé amoureux de la jeune femme, le personnage ignorant lui-même ses sentiments. Il s’ensuit une description « par un temps de dégel » de l’intimité naissante, silencieuse, entre les deux futurs mariés, sur le seuil de la maison. Le désir se devine à travers tous les détails donnés : « l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait », « l’ombrelle, de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil éclairait de reflets mobiles la peau blanche » de la figure d’Emma, « elle souriait là-dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les gouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue. » 151 L’amour quasi fétichiste de Charles pour les bottines de la jeune femme, indiqué juste avant, ne laisse aucun doute sur la dimension érotique de l’extrait : les analogies sont nombreuses entre les personnages et la nature qui s’éveille. Mais ce n’est pas qu’un jeu avec le lecteur, finalement assez convenu, autour de la montée de la sève qui a lieu ici : Flaubert suggère plus largement un dégel sentimental. Charles attendait l’amour sans le savoir, comme Emma d’une certaine façon : le médecin, marié à une veuve jalouse et acariâtre plus âgée que lui, fond littéralement à la vue de la jeune fille. Enfin, on comprend d’autant mieux le recours à une description indirecte, pour figurer le désir, quand on se souvient du contexte politique, celui du Second Empire : même si Flaubert sera jugé pour « offense à la morale publique », à cause des adultères, c’est bien la « couleur lascive » du roman qui frappera les premiers lecteurs et indignera le procureur. Un autre passage présente, de façon exemplaire, une métaphore implicite : le chapitre des Comices agricoles, sur lequel il faut revenir pour montrer combien la métaphore peut être réalisée et néanmoins complètement sous-entendue. Les échos sont innombrables entre les péripéties de cette fête de l’agriculture et celles de la séduction d’Emma par Rodolphe.152 Cela commence par un coup de coude de la jeune femme, alors qu’elle est au bras du châtelain, qui veut l’avertir ainsi de se méfier, car elle s’est aperçue que le marchand de nouveautés les accompagne. Rodolphe ne comprend pas, la dévisage, étudie son expression, peu avant que, sur la prairie, ce ne soit « le moment de l’examen » des bêtes. « Les bêtes étaient là, […] alignant leurs croupes inégales ». Comme le président du jury, Rodolphe « s’arrêtait parfois devant quelque beau sujet, que madame Bovary n’admirait guère. Il s’en aperçut, et alors se mit à faire des plaisanteries sur les dames d’Yonville, à propos de leur toilette » : on voit que le terme de « sujet », employé par le jeune homme, favorise l’absence de transition par son ambiguïté. Puis, quand le conseiller du préfet arrive et monte sur l’estrade, Rodolphe entraîne Emma au premier étage de la mairie, pour mieux voir le « spectacle ». Il ne cesse pas pour autant, alors que le discours de M. Lieuvain débute, de déployer toutes les ressources d’une rhétorique amoureuse assez plate : son badinage commence dans l’extrait par des compliments galants, il entretient ensuite le mystère sur son propre état sentimental, se déclare incompris, joue au mélancolique, à l’homme malheureux en amour, et multiplie par ailleurs les clichés les plus romanesques. C’est à ce moment que le narrateur se met à présenter, d’une façon parfaitement alternée, les propos des officiels, sur la tribune, et des futurs amants, dans la mairie. Pour rendre perceptible le montage, qui va en s’accélérant, Flaubert isole chaque segment par des espaces. C’est d’abord un effet de dialogue ou de commentaire entre les deux discours qui s’instaure : Rodolphe s’accuse d’une « mauvaise réputation » alors que le conseiller évoque les temps révolutionnaires, se félicite de voir révolue cette époque de « la discorde civile » et des « maximes les plus subversives ». Au tableau d’une France conformiste, florissante, répond le portrait des « âmes tourmentées », passionnées, mais qui finissent un jour par découvrir le bonheur. Les métaphores elles-mêmes semblent filées d’un orateur à l’autre : aux « orages politiques » succèdent la paix et la prospérité, sur l’estrade, alors que Rodolphe dépeint, après les orages d’une vie de passion et de débauche, l’espoir qui renaît : « des horizons s’entr’ouvrent », le soleil paraît ; « il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là, devant vous ; il brille, il étincelle. Cependant, on en doute encore, on n’ose y croire ; on en reste ébloui ; comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière. » Puis, alors que commence un éloge de l’agriculture, le jeune châtelain rebondit sur le mot « devoir », oppose sa propre conception du devoir à la conception commune, blâmant celle-ci et louant les passions. Malgré la dissemblance des sujets, ce sont donc deux éloges convenus qui sont développés. Enfin, dans une dernière étape du discours, Lieuvain célèbre le rapprochement entre le gouvernement et les agriculteurs, pendant que Rodolphe évoque la « conjuration du monde » contre « les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures », et prophétise que les âmes sœurs « se réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité l’exige » : les deux orateurs appellent donc de leurs vœux deux unions. À l’analogie entre les discours s’ajoute une analogie entre les comportements des destinataires. Le conseiller « n’avait pas besoin d’appeler » l’attention du village, malgré une rhétorique très épaisse, où Flaubert semble s’être amusé à placer toutes les figures et procédés qu’on pouvait trouver dans les manuels de l’époque, « car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. » Emma n’en est pas moins conquise par la rhétorique de Rodolphe : « une mollesse la saisit » et elle se met à rêver d’amour. Les deux discours, enjôleurs, remplis de clichés, tout entiers destinés à séduire, produisent leur effet. Puis c’est au tour du président du jury de prononcer quelques mots : alors qu’il étudie le rapport de la religion à l’agriculture, Rodolphe cause « rêves, pressentiments, magnétisme », « attractions irrésistibles » et métempsychose ; la superstition le dispute à la superstition. C’est à ce point du chapitre, alors que la distribution des prix commence et que Rodolphe réussit à saisir la main d’Emma, après une première tentative manquée, que l’alternance des discours s’accélère. À l’effet d’écho s’ajoute maintenant celui de décalage, de contraste : le boniment du jeune homme, sentimental, éthéré à souhait, est entrecoupé par les préoccupations très concrètes du jury. Médailles et argent sont remis pour les « bonnes cultures », les « fumiers », « un bélier mérinos » ou les plus beaux spécimens de « race porcine », etc. Les répliques s’enchaînent presque ligne à ligne. Cette alternance de plus en plus rapide produit – outre un effet comique, et même un effet d’injure – un effet de dévoilement, notamment lorsqu’on entend « fumiers », ou « race porcine… », comme si le narrateur soulignait à quel niveau tout cela se situe.

La métaphore sans comparant

Contrairement aux représentations les plus largement enracinées, il existe en effet des cas où ce n’est pas le comparé qui est sous-entendu mais bel et bien le comparant, autrement dit une sorte de métaphore in absentia du second type. L’exemple de Des hommes et des dieux le montre bien : le Christ n’est présent qu’implicitement, de même que le tableau de Mantegna. On recourt au même procédé dans la littérature. Dans Madame Bovary, par exemple, Emma se promenant sur la Seine avec Léon, déclame un vers de Lamartine (« un soir, t’en souvient-il, nous voguions, etc. »), et c’est tout « Le Lac » qui surgit.155 Nous comprenons aussitôt les pensées de la jeune femme : cette promenade en barque lui paraît follement poétique, d’un exotisme fou, elle se croit en pleine nature, éloignée de la civilisation, mais le temps file trop vite avec son amant, elle devra bientôt retourner auprès de son mari, et cela lui semble comme la mort. Tout l’univers du poème est convoqué par le personnage et s’impose au lecteur, pour peu qu’il connaisse « Le Lac ». Ensuite, évidemment, s’ajoute l’ironie du narrateur : depuis le début de la promenade, Flaubert s’est amusé à pointer tous les décalages entre le rêve romantique et la réalité, à commencer par la pollution sur le fleuve. Mais cela ne retire rien à la dimension métaphorique de la citation. Le procédé est fréquent : il semble même que l’on cite de plus en plus souvent, dans la littérature comme au cinéma. Amélie Nothomb, par exemple, en use et en abuse, dans Métaphysique des tubes, qui débute par « Au commencement il n’y avait rien. Et ce rien n’était ni vide ni vague : il n’appelait rien d’autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon. » et se poursuit, quelques pages plus loin, par « Manger ou ne pas manger, boire ou ne pas boire, cela lui était égal » avant d’ajouter – on avait pourtant compris – « être ou ne pas être, telle n’était pas sa question ».156 La référence à la Bible ou à Hamlet sert ici à évoquer la vie végétative du « tube », c’est-à-dire en l’occurrence du fœtus ou du nourrisson. La citation ne suffit évidemment pas à produire une métaphore mais, par l’univers qu’elle convoque avec elle, elle favorise indéniablement l’apparition d’une analogie. Le récit de la création fait apparaître par exemple l’idée du Verbe, qui apparaîtra plus tard dans le roman, avec cette enfant prodige, capable de parler parfaitement après s’être longtemps tue. De même, le détournement de la citation de Shakespeare évoque l’absence de cas de conscience, de scrupules moraux ou métaphysiques, qui caractérise la vie primitive, d’avant la parole et la conscience. La référence néanmoins ne passe pas toujours par la citation, ou du moins par la citation d’un texte : elle est parfois plus indirecte, même en littérature. La poésie y recourt abondamment. Pour nous limiter à des exemples célèbres de Rimbaud, on pourrait mentionner « Ma Bohème », où les thèmes de la poésie, de l’amour et la référence finale à la lyre « au milieu des ombres fantastiques » convoquent la figure d’Orphée. Mais c’est surtout « Les Effarés » qui m’intéresse : une comparaison irrigue tout le poème qui ne peut être perçue si l’on ne s’interroge pas sur le moment où se déroule la scène. Selon les versions, on apprend en effet que c’est « pendant que minuit sonne » ou à l’approche de « quelque medianoche ». Or, nous sommes l’hiver, et le boulanger sort le pain. Il ne peut donc s’agir que de la nuit de Noël. La référence à la religion déploie alors une quantité impressionnante de significations contenues dans le poème : le pain semble naître, comme le divin enfant. Il sort d’un « trou chaud » qui « souffle la vie ». Le boulanger passe volontiers pour un Dieu, au moins aux yeux des enfants. C’est dans sa maison que réside la bonne nouvelle pour les orphelins : la misère fait qu’ils ne sont pas à l’église, mais devant la boulangerie. Ils chantent, pourtant, « mais bien bas – comme une prière », et sont repliés vers cette lumière « du ciel rouvert » : le paradis n’est plus au ciel pour eux ; si le ciel peut se rouvrir, c’est en bas – leur seul espoir est matériel. D’ailleurs, leurs yeux sont tournés vers le boulanger et le pain, comme des fidèles à l’église : ils contemplent le mystère de cette « pâte grise » qui se transforme en pain, nouvelle transsubstantiation qui leur apporte quelque espoir. Ils n’en sont pas moins à l’extérieur, « dans la neige et dans la brume » : il n’est pas dit qu’ils pourront goûter à l’hostie. Leur communion semble tout aussi illusoire que l’autre, en fait, mais ils l’ignorent encore. Le poète ne cesse de suggérer leur aliénation : « Ils ont leur âme si ravie / Sous leurs haillons, / ils se ressentent si bien vivre, / les pauvres petits pleins de givre ! ». La chute du poème confirme cette idée d’un nouveau leurre : ils se pressent si fort contre la grille du soupirail « qu’ils crèvent leur culotte, / Et que leur chemise tremblotte / Au vent d’hiver… » Leur nouvelle religion risque de ne rien leur apporter, sinon un mauvais rhume. Le comparant religieux, presque indiscernable si l’on omet le « ciel rouvert », est pourtant capital, comme on le voit : la critique sociale y prend une force insoupçonnée de prime abord.

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