La narration comme exposition de l’identité personnelle

Prolégomènes sur les Mémoires

Si la notion de mémoire est plurivoque, il en va de même pour le genre littéraire des Mémoires, qualifié de genre « défi[a]nt toute tentative de critique normative85 ». Parce qu’ elle oscille sans cesse entre les pôles de l’ intériorité et de l’ extériorité, la notion de mémoire ne se définit, on l’a vu, qu’en fonction de différents degrés. Forme hybride, située elle aussi entre deux extrêmes, le genre des Mémoires invite d’emblée à un rapprochement entre cette faculté de l’esprit et la catégorie générique à laquelle il appartient. Pour les définir brièvement86, les Mémoires étaient d’abord, selon l’ acception qu’en donne la première version du Dictionnaire de l ‘Académie française, des « relations de faits, ou d’evenements particuliers pour servir à l’Histoire87 ». Peu à peu, les mémorialistes intégreront au récit historique une part autobiographique de plus en plus importante jusqu’à en modifier la définition, comme en témoigne celle de la sixième édition du même dictionnaire : « Des relations écrites par ceux qui ont eu part aux affaires publiques, ou qui en ont été les témoins oculaires88 . » Nouvellement intégré au détriment de l’utilité historique (pour servir à l ‘Histoire), le renvoi direct à la personne même de l’ auteur prime maintenant.

Genre hybride, à la fois récit historique et récit de soi, les Mémoires doivent donc, eux aussi, se concevoir au sein d’une tension entre deux pôles. Pour reprendre l’expression de Gusdorf, les Mémoires oscillent ainsi entre le moi et le monde89 . Selon les époques et selon l’auteur, certains présenteront un récit tourné davantage vers l’ histoire, alors que d’autres seront plus intimistes. Il en découle ainsi une notion qui se joue sur une question de niveaux, de degrés. Rarement polarisé – un récit entièrement intime serait alors qualifié non pas de Mémoires mais bien d’ autobiographie, tout comme serait classé dans les annales un récit complètement historique -, le genre mémorialiste résulte précisément de ce mélange entre soi et autre, entre intérieur et extérieur. Fruit de cet amalgame, les Mémoires représentent donc un terrain fertile à l’émergence d’une écriture qui est bien sûr intime, mais aussi tournée vers l’autre et favorable à un espace commun que représente la collectivité. Autrement dit, le mémorialiste se raconte pour mieux raconter.

Les Mémoires appartiennent donc à un genre que caractérise une écriture qui, en adoptant le point de vue de l’intime, relate des souvenirs le plus souvent partagés. À travers cette entreprise d’abord individuelle, c’est un monde entier qui se donne à voir. Ainsi, il n’est pas surprenant de voir Aubert de Gaspé, dès le début des Mémoires, prendre soin de justifier son projet d’ écriture en précisant qu’ il mettra sa propre histoire au service des souvenirs qu’ il lui reste d’une époque bientôt révolue. Si l’ entreprise des Mémoires semble d’emblée tournée vers autrui de ce fait, cette hypothèse se consolide à la lecture de l’ incipit et de l’ explicit, où l’on voit l’auteur rappeler que la rédaction de l’ouvrage n’est due qu’à la sollicitation d’ amis9o• Qui plus est, le titre initial sous lequel devaient paraître les Mémoires est on ne peut plus significatif à cet égard : Mémoires des Contemporains91 • L’autre est donc présent du début à la fin de l’oeuvre, dans le texte comme dans le paratexte. L’aspect collectif est ainsi omniprésent dans l’écriture gaspéenne, de sorte que celle-ci ne fait pas exception à ce qu’avançait encore Roey-Roux : « la plupart des mémoires parlent moins de leur auteur que du milieu dans lequel il évolue, des gens qu’ il a connus92 ».

L’écriture mémorialiste faisant entendre la voix de multiples collectivités, il n’est donc pas étonnant de lire dans l’oeuvre d’Aubert de Gaspé plusieurs anecdotes familiales, professionnelles, sociales et même de caste. Cela étant, comment ce discours pluriel se traduit-il dans un récit d’abord introspectif? Autrement dit – et c’est précisément le noeud de notre recherche -, par quels procédés réussit-on à rendre compte d’une collectivité à travers un récit de soi ? Partant de cette interrogation, une analyse sommaire des pronoms utilisés nous informe qu’un glissement s’opère fréquemment entre le « je » personnel et le « nous » auto-implicatif, allant même jusqu’à dériver parfois vers un « nous » non implicatif. Aubert de Gaspé semble alterner entre trois positions, étant à tour de rôle acteur, témoin et dépositaire d’une mémoire. Ainsi voit-on plusieurs mémoires se succéder à travers les anecdotes, les portraits et les petits faits vrais, chacune étant portée par le même but, celui d’ être transmis à une nouvelle génération93 .

Les apports de la mémoire familiale dans le récit de soi: de la naissance à « l’apprentissage du mourir» Gusdorf disait encore que «la mémoire et l’ identité personnelles doivent toujours composer avec la mémoire familiale, mémoire forte qui exerce son pouvoir bien au-delà de liens apparemment distendus. Des solidarités invisibles, un impensé familial relient toujours un individu à ses ascendants: la mémoire familiale est notre « arrière-pays »I06 ». Cet arrière-pays renvoie à la tradition familiale qui nous précède et nous préexiste, déjà instituée avant notre arrivée et à laquelle nous sommes immédiatement intégrés, qu’on le veuille ou non, un peu de la même façon que fonctionne notre relation au langage. Il suppose aussi un espace où se construit, avec l’aide des autres membres, l’ identité de chacun. Ainsi la famille est à la fois un avant imposé, qui investit un présent en formation, une toile de fond située à l’ arrière et servant à la constitution de notre identité, de notre paysage mental. À cet arrière-pays qu’évoque Gusdorf se rapportent les « autruis privilégiés lO7 » de Ricoeur, tem1e que ce dernier utilise pour parler de la place influente qu’occupent les proches dans la mémoire personnelle. Comme l’avance Ricoeur dans Soi-même comme un autre, l’ identité personnelle n’ arrive jamais à se livrer en totalité, car [R]ien dans la vie réelle n’a valeur de commencement narratif ; la mémoire se perd dans les brumes de la petite enfance ; ma naissance et, à plus forte raison, l’acte par lequel j ‘ ai été conçu appartiennent plus à l’ histoire des autres, en l’occurrence celle de mes parents, qu ‘à moi-même.

Quant à ma mort, elle ne sera fin racontée que dans le récit de ceux qui me suivront ; je suis toujours vers ma mort, ce qui exclut que je la saisisse comme fm narrative108 • Si à la fois le commencement et la fin narratifs sont des faits appartenant à la mémoire d’un autre, il nous faut donc solliciter cet autre si l’on veut rendre compte de soi intégralement. Il en va de même dans les Mémoires d’Aubert de Gaspé ; dès l’incipit, l’ altérité est on ne peut plus présente lorsque l’auteur tente de relater sa venue au monde: Le lecteur me pardonnera donc de me présenter à lui le jour même de ma naissance. Le 30 octobre de l’année 1786, dans une maison de la cité de Québec, remplacée maintenant par le palais archiépiscopal, un petit être bien chétif, mais très vivace, puisqu’ il tient aujourd ‘hui la plume à l’âge de soixante-et-dix-neuf ans, ouvrait les yeux à la lumière. Après avoir crié jour et nuit pendant trois mois, sans interruption, sous le toit de sa grand-mère maternelle, veuve du chevalier Charles Tarieu de Lanaudière, le petit Philippe Aubert de Gaspé fut transporté à Saint-Jean-Port-Joli, dans une maison d’assez modeste apparence, ayant néanmoins la prétention de remplacer l’ancien et opulent manoir que messieurs les Anglais avaient brûlé en 1759 (M, p. 42).

D’emblée, on remarque les jeux incessants de basculement entre le personnel et l’ impersonnel. Ainsi passe-t-on de « ma naissance » au « petit Philippe » comme si, pour expliquer sa propre naissance, l’auteur devait se représenter lui-même comme un autre. Au surplus, l’ influence des proches se fait assurément entendre dans la description du « petit être bien chétif [ayant] crié jour et nuit pendant trois mois, sans interruption », vraisemblablement attribuable aux parents. L’ altérité est donc omniprésente dans cet extrait, et c’est par elle qu’Aubert de Gaspé arrive à rendre compte de soi. Au reste, la mention de l’ ancien manoir seigneurial incendié pendant la guerre de Conquête n’ est pas anodine: elle révèle à l’évidence l’importance de ce lieu au sein de la mémoire familiale. Sur ce point, Muxel avançait notamment que « [l]e lieu est ici considéré comme le point d’ancrage d’une expérience familiale collectivel09 ». Parce qu’ il permet de situer la famille dans l’espace et dans le temps, le manoir seigneurial rend compte de son parcours biographique et sociologique, caractérisé par la succession de différents états, comme en fait foi l’exemple précédent. En passant ainsi d’un « opulent manoir » à « une maison d’assez modeste apparence », cette transition révèle d’emblée la régression sociale de l’ aristocratie canadienne-française, thème qui reviendra constamment au fil de l’ oeuvre. Lieu emblématique d’une reconnaissance partagée, le manoir seigneurial aura été une figure historique marquante de la société canadienne. Si Muxel portait une attention particulière à la ferme dans ses recherches, nous pouvons transposer ce qu’elle en dit à la demeure seigneuriale : « Elle est un lieu de mémoire, à l’ échelle de la famille, mais aussi à l’échelle de l’ histoire nationale. Archétype d’un lieu légendaire dans la mémoire familiale mais aussi sociale, les souvenirs qu’ elle renferme rappellent un monde paysan [seigneurial] qui est en voie de disparition 1 10.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 LA MÉMOIRE ET LES MÉMOIRES
Prolégomènes sur la mémoire
II. Prolégomènes sur les Mémoires
CHAPITRE II LA MÉMOIRE FAMILIALE ET LE CADRE ms TORIQUE, OU L’ÉLARGISSEMENT VERS UNE MÉMOIRE NATIONALE
1. Les apports de la mémoire familiale dans le récit de soi : de la naissance à « l’apprentissage du mourir »
II. Les apports de l’Histoire dans les limites de la mémoire familiale
III. L’élargissement de la mémoire familiale vers une mémoire nationale
CHAPITRE III LA MÉMOIRE SOCIALE, UNE DYNAMIQUE CHANGEANTE À TRAVERS L’EXPLORATION SPATIALE
1. La société seigneuriale et ses rapports codifiés
II. La jeunesse et les rapports sociaux
III. La société urbaine: nouveaux lieux, nouveaux apprentissages
IV. Au terme de l’apprentissage social: l’ importance du capital symbolique
CHAPITRE IV LA MÉMOIRE INTERETHNIQUE ET LA NARRATION: L’EXEMPLE DES RÉCITS AMÉRINDIENS
1. L’idée de progrès et l’ interprétation mélancolique de la figure du Sauvage
II. La narration comme exposition de l’ identité personnelle
III. La reconnaissance comme interpellation de l’identité personnelle
IV. L’ interprétation des légendes et l’ évolution de l’ identité collective
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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