La pensée chinoise

La langue et l’écriture

Le chinois est une grande langue de civilisation qui a réussi à devenir et à rester l’instrument de culture de tout l’Extrême Orient. Elle a, de plus, servi d’organe à l’une des littératures les plus variées et les plus riches. — La langue chinoise appartient au type monosyllabique. L’écriture est figurative.

Les emblèmes vocaux

Dans l’état actuel de nos connaissances, c’est seulement pendant la période comprise entre le VIe siècle de notre ère et les temps modernes qu’on peut suivre l’évolution phonétique et morphologique du chinois (24). Pour les temps plus anciens qui nous intéressent ici, les documents ne renseignent que d’une manière insuffisante sur la prononciation et la langue parlée. Les spécialistes admettent que le chinois est une langue du groupe dit sino tibétain. Tous les parlers de ce groupe sont caractérisés par une tendance au monosyllabisme. Le « sino¬-tibétain commun » était il une langue monosyllabique ? Certains pensent qu’» il serait inexact » de le définir ainsi « si l’on entend par là un idiome dont tous les mots à l’origine n’auraient eu qu’une syllabe » (25). Il ne paraît point possible, pour le moment, d’isoler les racines primitives. On considère cependant comme probable qu’à date ancienne « de nombreux mots étaient plus longs qu’ils ne le sont aujourd’hui ╓34 et comprenaient, outre la racine, un ou plusieurs affixes et peut être même une désinence. Au cours des siècles, cet agrégats se sont réduits graduellement » (26). M. Karlgren a même essayé de démontrer que les Chinois employaient jadis des pronoms personnels différents au cas sujet et au cas régime (27). Les documents qu’il a étudiés ne sont certainement pas antérieurs aux VIIIe Ve siècles avant notre ère. Les Chinois de l’époque féodale auraient donc parlé une langue où existaient des traces de flexion (déclinaison sinon conjugaison).Il paraît, d’autre part, que le chinois archaïque était phonétiquement moins pauvre que le chinois moderne. Les consonnes, initiales ou finales, étaient plus nombreuses. La série des vocales comprenait un assez grand nombre de diphtongues et de triphtongues. Chaque mot portait un ton dont la hauteur variait selon que l’initiale était sourde où sonore, tandis que l’inflexion dépendait, semble t il, de la finale. Ces tons étaient au nombre de huit : quatre dans la série basse, quatre dans la série haute. Ils pouvaient aider à différencier les homophones (28). Si, en prononçant un mot, on faisait passer le ton de la série basse à la série haute ou inversement, la valeur de ce mot se trouvait modifiée. là encore, il y a (peut être) trace d’un procédé ancien de dérivation.Il est impossible de dire si les différents procédés de dérivation qu’on pense avoir restitués et dont il n’y a guère moyen de déterminer l’importance témoignent d’un état archaïque du chinois ou s’il faut y voir l’amorce d’un développement de la langue — d’ailleurs rapidement arrêté. Quoi qu’il en soit, la langue parlée aux temps les plus anciens de l’histoire chinoise (29) apparaît déjà comme une langue d’un phonétisme très pauvre et dont la morphologie est extrêmement réduite. Même si l’on postule que, dans l’idiome chinois, les mots n’étaient point primitivement monosyllabiques, on doit reconnaître que nulle part la tendance au monosyllabisme n’a été plus forte. S’il est vrai que les Chinois aient employé des affixes, le rôle de ceux-ci était, en tout cas, si restreint que le sujet parlant n’avait guère le moyen de prendre conscience d’aucune dérivation. Il avait à utiliser des mots qui, ╓35 réduits à l’état de monosyllabes, dépourvus de toute souplesse, de toute fluidité, se présentaient à lui, pratiquement, comme autant de racines indépendantes. Nous ne connaissons pas l’importance des variétés dialectales qui pouvaient distinguer les parlers des différents pays de la Chine ancienne. Le fait qu’une même langue se retrouve dans l’ensemble des chansons locales (Kouo fong : Chansons de pays) qui forment la première partie du Che king prouve peu de chose. Il n’est pas impossible que ces chansons aient été remaniées au moment où on en fit une anthologie. On peut cependant supposer que tous les sujets de la vieille Confédération chinoise avaient conscience qu’ils parlaient un même idiome.
Il y a des chances que l’habitude des réunions interféodales ait favorisé le développement d’un parler commun aux nobles des différentes seigneuries.
Ceux ci considéraient cette langue commune comme la seule qui fût digne d’eux. Un prince de Wei (seigneurie du Ho nan), revenu dans son pays après un temps de captivité, se plaisait à imiter la façon de parler de ses vainqueurs, les gens de Wou (Ngan houei). On s’écria aussitôt : « Le prince de Wei n’évitera pas le Sort ! Ne sera ce point de mourir chez les Barbares ? Il fut leur prisonnier. Il se plaît à parler leur langue ! Le voilà décidément lié à eux (30) ! »
On doit admettre que, dès l’époque féodale, le chinois est une langue de civilisation (31).
Il mérite de l’être parce qu’il est l’organe d’une culture originale et parce qu’il présente certaines qualités. Ces qua¬lités, à vrai dire, sont très différentes de celles que nous serions tentés de demander à une langue choisie pour assurer une bonne transmission de la pensée.
Les mots, brefs à l’excès et que la pauvreté du phonétisme rendait souvent difficiles à distinguer, pouvaient, pour la plupart, être employés indifféremment comme noms, verbes, adjectifs, sans que leur forme fût changée sensiblement (32). Quelques particules, qui, du reste, servaient chacune à plusieurs fins et valaient surtout comme ponctuations orales, aidaient à faire entendre le sens de la phrase. ╓36 Mais seule une construction rigide pouvait apporter quelque clarté à l’expression des idées. Or, quand on écrivait, c’était bien à l’ordinaire, un emploi strict de la règle de position qui fixait le rôle syntactique de chaque mot. Mais, quand on parlait, l’ordre des mots était déterminé par la succession des émotions. Cet ordre ne faisait que mettre en valeur le degré d’importance affective et pratique attribué aux différents éléments d’un ensemble émotionnel.
La langue offrait peu de commodités pour l’expression abstraite des idées. Sa fortune comme langue de civilisation a cependant été prodigieuse.
Le chinois, il est vrai, possède une force admirable pour communiquer un choc sentimental, pour inviter à prendre parti. Langage rude et fin à la fois, tout concret et puissant d’action, on sent qu’il s’est formé dans des palabres où, s’affrontaient des volontés rusées.
Peu importait d’exprimer clairement des idées. On désirait, avant tout, arriver (discrètement tout ensemble et impérativement) à faire entendre son vouloir. — Un guerrier, avant que le combat ne s’engage, s’adresse à un ami qu’il a dans l’autre camp. Il veut lui donner de prudents conseils, l’engager à fuir à travers les boues de la plaine inondée, lui faire entrevoir qu’en ce cas il pourrait lui porter secours… Cependant il se borne à lui dire : « Avez vous du levain de blé ? » — « Non », répond l’autre [qui, peut être, ne comprend pas]. — « Avez vous du levain (de plantes) de montagne ? » — « Non », répond de nouveau l’autre. [Malgré l’insistance sur le mot levain (le levain passait pour être un excellent préventif contre l’influence pernicieuse de l’humidité), il ne comprend point encore — ou feint de ne pas comprendre : sans doute désire t il recevoir, avec un conseil plus explicite, l’engagement qu’on lui viendra en aide.] L’ami reprend alors [évitant encore le mot essentiel, mais le suggérant avec force] : « Le poisson du Fleuve aura mal au ventre. Quel remède lui donnerez vous ? » Et l’autre [qui se décide enfin] : « Regardez les puits sans eau. Vous l’en retirerez. » Il va donc, su gros du combat, se cacher dans une fondrière boueuse et, le danger passé, son ami l’y retrouve. Le donneur de conseil a concentré l’attention sur un mot qu’il s’est ╓37 bien gardé de prononcer — tout en sachant lui donner une pleine valeur d’impératif complexe. (« Songez à l’eau !¬ Méfiez vous de l’eau ! — Servez vous de l’eau 1 = Sauvez-¬vous, en utilisant, avec prudence, l’inondation ! »)Le langage vise, avant tout, à agir. Il prétend moins à informer clairement qu’à diriger la conduite. « L’art de s’exprimer (wen) rend la parole puissante (33). » Cet art, tel qu’il apparaît dans les récits anciens de transactions ou de palabres, ne se soucie aucunement de notions explicites ou de raisonnements en forme. Pour prendre barre sur un adversaire, pour peser sur la conduite de l’ami ou du client, il suffit qu’accumulant les formules on impose à la pensée un mot, un verbe, qui la possédera entièrement.

 Les emblèmes graphiques

Le Chinois, quand il s’exprime, paraît préoccupé d’effi­cacité, plus qu’il ne semble obéir à des besoins d’ordre stric­tement intellectuel. Cette orientation de l’esprit explique sans doute le fait que l’écriture n’a jamais, en Chine, cessé d’être une écriture emblématique. Cette écriture est souvent qualifiée d’idéographique [38p], parce qu’un caractère spécial est affecté à chaque mot. Les carac­tères sont plus ou moins compliqués. Ils se résolvent en un certain nombre d’éléments graphiques, dépourvus de signi­fication et qui correspondent simplement à un certain mou­vement de l’outil employé par l’écrivain. Ces traits, groupés en plus ou moins grand nombre, forment de petites figures. Les figures que l’on arrive simplement à décomposer en traits élémentaires sont qualifiées de symboles ou d’images. On retrouve chez les unes la représentation d’une chose (arbre) ; les autres paraissent évoquer une idée (sortir). Ces caractères que l’on nomme simples, sont relativement peu nombreux. Les caractères dits complexes sont en bien plus grand nombre. Quand on considère qu’un caractère ╓44 complexe est uniquement formé de composants (images ou sym­boles) concourant tous à indiquer le sens (habit + couteau = commencement), on admet qu’on est encore en présence d’un idéogramme (39). Le plus souvent on aboutit, par l’ana­lyse graphique, à isoler deux parties. L’une (simple) est alors qualifiée de radical ; elle est censée donner une indica­tion sur le sens. La seconde (considérée comme plus ou moins complexe), qualifiée de phonétique, est censée donner une indication sur la prononciation. Les caractères de ce type, dits complexes phoniques, ne sont pas présentés comme des idéogrammes. Ils évoquent un mot en faisant d’abord songer (par leur radical) à une catégorie d’objets, puis en spécifiant (grâce à la phonétique) cet objet : il est, dans la catégorie indiquée, celui (ou l’un de ceux) qui correspond (à peu près) à telle prononciation [doublure (li) = vêtement (radical) + li (phonétique ; le signe qui appelle cette pro­nonciation signifie village)].Leibniz a écrit (40) : « S’il y avait (dans l’écriture chinoise)… un certain nombre de caractères fondamentaux dont les autres ne fussent que les combinaisons », cette écriture « aurait quelque analogie avec l’analyse des pensées ». Il suffit de savoir que la plupart des caractères sont considérés comme des complexes phoniques, pour sentir combien est fausse l’idée que les Chinois auraient procédé à l’invention de leur écriture comme à celle d’une algèbre en combinant des signes choisis pour représenter les notions essentielles. Les mérites de l’écriture chinoise sont d’un ordre tout autre : pratique et non pas intellectuel. Cette écriture peut être utilisée par des populations parlant des dialectes — ou même des idiomes — différents, le lecteur lisant à sa manière ce que l’écrivain a écrit en pensant à des mots de même sens, mais qu’il pouvait prononcer de façon toute différente. Indé­pendante des changements de la prononciation au cours des temps, cette écriture est un admirable organe de culture tra­ditionnelle. Indépendante des prononciations locales qu’elle tolère, elle a pour principal avantage d’être ce qu’on pour­rait appeler une écriture de civilisation. Elle a servi puissamment à la diffusion de la civilisation chinoise. C’est en partie à cette raison qu’elle a dû de ne point se voir encore remplacée par une écriture phonétique. ╓45 D’autre part, elle a pu être conservée parce que la tendance de la langue au monosyllabisme ne s’atténuant point sensi­blement, il n’était besoin, pour l’écrire, que de figurer des racines. On n’avait aucunement à noter des flexions. On peut, du reste, penser que l’habitude de l’écriture figurative a été un obstacle pour tout développement de la langue qui aurait amené à utiliser les divers procédés possibles de déri­vation.

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