La peur comme émotion à épuiser

La peur comme émotion à épuiser

Le processus d’épuisement de la peur : une vue d’ensemble 

Comment les auditeurs parviennent-ils à épuiser leur peur de passer à côté d’une erreur comptable significative, pour ressentir en bout de course du confort et pouvoir ainsi conclure ? Afin de rendre compte de la démarche globale qu’ils adoptent pour ce faire, nous nous appuierons sur l’équation qui fonde le cadre conceptuel de leur profession, et qui est pour mémoire la suivante : RA = RI x RC x RND .Plusieurs chercheurs, tel Francis (1994), ont dénoncé le caractère « scientiste » de cette formule mathématique, qui tend à faire passer le commissariat aux comptes pour ce qu’il n’est pas, à savoir une pratique exclusivement logique, entièrement codifiable, parfaitement programmable. Compte tenu de nos références théoriques, nous ne pouvons que souscrire à cette critique-là. Pourtant, tout comme le concept de risque d’audit parle finalement, à qui sait le décrypter, de la peur concrètement éprouvée par les auditeurs, sa mise en équation laisse entrevoir, derrière sa forme algébrique, le processus réellement mis en oeuvre par ces professionnels pour se défaire de leurs craintes. Pour dégager une vue d’ensemble de ce processus à partir de sa traduction équationnelle, et mettre ainsi en lumière la perspective tant subjective qu’opératoire dont celle-ci est issue mais qu’elle tend à obscurcir, il faut encore une fois remplacer le mot de « risque » par celui de « peur ». Ainsi les auditeurs procèdent-ils, selon nos analyses, en trois temps : ils cherchent tout d’abord à transformer leur peur de se tromper en une peur localisée et « mesurée » (1.1.) ; ils s’emploient ensuite à se défaire de cette peur-là, plus facile à éteindre (1.2.) ; ils s’attachent enfin à épuiser le reliquat qui subsiste toujours de leur peur initiale, autant que faire se peut (1.3.). 

Phase n°1 : La localisation de la peur, et sa « mesure » 

La peur que les commissaires aux comptes cherchent à épuiser pour parvenir au confort est, nous l’avons vu, celle de passer à côté d’une erreur significative. Cette peur naît assez 95 Pour une explicitation de cette équation, voir en annexe A de la présente thèse. 195 largement d’une certaine forme de méconnaissance : en début de mission, les auditeurs savent évidemment que les états soumis à leur contrôle sont susceptibles de contenir des erreurs graves, mais ils ignorent si de telles erreurs existent et où elles peuvent se cacher. Leur crainte initiale est donc de nature très générale et n’offre, en tant que telle, que peu de prises à l’action. Pour cette raison, ils cherchent à la préciser, pour pouvoir la réduire plus efficacement. Il s’agit pour eux de passer de la peur diffuse « de ne pas savoir où », au savoir du « où avoir peur et jusqu’à quel point » ; d’une peur fondée sur l’ignorance, à une peur fondée sur la connaissance ; d’une peur subie, à une peur « choisie », maîtrisée ; d’une peur relativement floue et de ce fait insaisissable, à une peur localisée, « mesurée » (qualifiée par exemple de faible, de forte ou de modérée), donc plus facile à juguler. C’est cette opération de « métamorphose » de la peur qui se trouve retranscrite, au moyen d’un langage mathématique, dans la première partie de l’équation de l’auditeur. Selon ce langage, localiser et mesurer sa peur se dit « déterminer, pour chaque compte significatif, et assertion par assertion, le niveau de risque inhérent (RI) et de risque de contrôle (RC) ». D’un point de vue subjectif pourtant, c’est bien de peur dont il s’agit. Dans les dossiers d’audit, l’appréciation du risque combiné (RI x RC) formalisée pour un poste donné, ne fait que parler de la peur éprouvée par les auditeurs à l’endroit de ce dernier. C’est, par exemple, le fait de craindre fortement que l’évaluation des stocks ne soit erronée, qui conduit un auditeur à qualifier le risque correspondant d’élevé. Nous l’avons vu, les commissaires aux comptes en mission ne peuvent pas tout vérifier : un audit intégral serait une aberration tant économique qu’organisationnelle. Où doivent-ils donc chercher ? C’est à cette question que permet de répondre la transformation de la peur de départ en une peur mieux définie, et la réponse est qu’il faut creuser à l’endroit même de cette peur-là, justement pour s’en défaire.

Phase n°2 : L’extinction de la peur localisée et « mesurée » 

Une fois leur peur localisée et mesurée, les auditeurs s’emploient à l’éradiquer au moyen de divers tests. Nous en resterons pour l’instant à ce niveau de généralité, car l’objectif est ici de brosser à grands traits les trois phases du processus d’épuisement de la peur, et non d’exposer le détail de sa mise en œuvre qui fera l’objet du point n°2. Il faut toutefois apporter la précision suivante : se libérer de leur peur localisée ne permet pas aux 196 auditeurs de gagner le confort qu’ils recherchent, mais un état de simple pré-confort dont ils ne peuvent se contenter. En effet, la peur de passer à côté d’une erreur significative est une peur tenace, qui n’est pas encore épuisée à ce stade du processus. Une partie certes importante, mais une partie seulement, a pu jusqu’alors être transformée en une peur mieux définie. A ce stade, les auditeurs craignent encore d’avoir pu mal juger le danger lié à certains postes (phase n°1) ou de ne pas avoir assez poussé les tests effectués (phase n°2). Dans l’équation de l’auditeur, ce reliquat de peur initiale est appelé risque de non détection (RND), et seul son épuisement quasi-complet peut permettre aux commissaires aux comptes de ressentir du confort.96 1.3. Phase n°3 : L’épuisement quasi-complet du reliquat de peur initiale Cet épuisement-là fait l’objet d’une troisième et dernière phase au cours de laquelle s’opère le passage crucial du pré-confort au confort. C’est à l’issue de cette phase, et seulement alors, que les auditeurs peuvent se sentir suffisamment à l’aise avec leurs conclusions pour en supporter l’officialisation. Beaucoup de choses se jouent ici, nous y serons attentifs. Au total, le processus déroulé par les auditeurs pour épuiser leur peur de se tromper peut être représenté de la manière suivante (figure 5.2). Figure 5.2 – Le processus d’épuisement de la peur : vue d’ensemble 96 Pour mémoire, le risque de non détection (RND) est défini par la CNCC comme le risque que les diligences accomplies par l’auditeur le poussent à conclure à tort qu’aucune anomalie significative n’existe dans les documents comptables soumis à son attention (norme n°2-301-06). Cette décomposition en trois phases du processus d’épuisement de la peur vise à fournir de ce dernier une vue d’ensemble. Une telle schématisation pourrait toutefois laisser penser qu’aboutir au confort en audit ne présente pas de difficulté. Or, rien n’est moins vrai. Pour le montrer, il convient à présent de commencer à introduire dans l’analyse la complexité qui lui fait pour l’instant défaut, et qui est celle du travail des commissaires aux comptes.

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