La solidarité familiale intergénérationnelle et le réinvestissement familial après la naissance

Les parcours biographiques : une négociation avec les calendriers sociaux et le contexte

Les sociétés encadrent les parcours biographiques des individus en institutionnalisant certaines étapes de la vie (Gherghel, 2013). Cette institutionnalisation peut aller de pair avec une chronologisation des parcours biographiques lorsque l’âge biologique est utilisé pour baliser, formellement ou informellement, les seuils de passage d’un stade de vie à un autre. De l’institutionnalisation et de la chronologisation résulte une relative standardisation des parcours biographiques, c’est-à-dire une uniformisation du déroulement des vies individuelles, et plus précisément de l’ordre et des âges auxquels survient le franchissement des principales étapes de la vie, comme l’entrée sur le marché du travail, l’achat d’une propriété, la naissance d’un premier enfant, le départ à la retraite, etc. (Cavalli, 2007, p.61).
Les parcours biographiques des individus ont, pendant longtemps, été assez homogènes, se conformant pour la plupart à un modèle socialement suggéré comme étant « normal ». Mais depuis quelques décennies, on observe une déchronologisation, une désinstitutionnalisation et une déstandardisation des parcours dans les sociétés occidentales, notamment au Québec. La multiplication des possibles en matière de choix familiaux, résidentiels, professionnels, etc. a engendré une diversification des parcours biographiques et une flexibilité accrue dans leur déroulement (Gherghel, 2013). Les institutions ne fixent plus les parcours dans un canevas autant rigide et immuable et autorisent désormais plus d’appropriations individuelles des étapes et des âges. L’importance accordée à l’âge biologique dans le franchissement de certains seuils a d’ailleurs grandement diminué (Lalive d’Épinay et al., 2005). Cette flexibilité des parcours amène à concevoir dorénavant le déroulement de sa vie comme un projet, qui se constitue par un travail réflexif sur son cheminement et sur son orientation souhaitée, plutôt que comme un enchaînement inéluctable d’étapes de la vie.
Des modèles de parcours biographiques, prenant la forme de « calendriers sociaux », sont néanmoins toujours véhiculés dans la société. Ces calendriers sociaux servent de référence, et les parcours individuels sont ainsi jugés en fonction du rapprochement ou de la distanciation par rapport à ce qu’ils proposent, notamment l’occurrence de certains événements, le moment où ils devraient se produire et l’enchaînement selon lequel se déroulent ces événements (Ibid.). Malgré l’acceptation d’une certaine flexibilité des parcours, un trop grand écart entre le parcours biographique et le calendrier social est généralement critiqué. Et même lorsque les individus ne souhaitent pas suivre ces calendriers sociaux, les parcours biographiques s’insèrent toujours dans un contexte social particulier qui structure et organise encore, dans une certaine mesure, le déroulement des vies individuelles (Gaudet et al., 2013). Les parcours biographiques s’inscrivent également dans des réseaux de relations qui s’interinfluencent; les événements se produisant dans la vie d’une personne peuvent ainsi avoir des répercussions sur l’ensemble du réseau de relations, surtout sur les relations étroites comme les relations familiales intergénérationnelles (Macmillan et Copher, 2005). Le parcours biographique de chacun apparait ainsi comme une négociation de ses choix et de sa capacité à composer son projet de vie avec les normes sociales véhiculées et avec les contraintes qu’impose le contexte dans lequel il s’inscrit.

Les transitions dans les parcours biographiques

Les transitions, entendues comme de brèves périodes de changement qui introduisent généralement un nouveau statut ou un nouveau rôle, se voient aussi altérées par la désinstitutionnalisation, la déchronologisation et la déstandardisation des parcours. Les transitions sont davantage représentées comme des « projets » (projet de retour aux études, projet d’enfants, etc.) parce qu’elles sont moins déterminées socialement, relevant ainsi en grande partie de choix individuels s’articulant aux attentes collectives. Appréhendées comme « projets », on souhaite que les transitions soient prévues, désirées, préparées et non pas subies comme cela pouvait être le cas auparavant, l’objectif étant de tempérer le « degré d’imprévisibilité » de celles-ci (Gaudet et al., 2013).
La flexibilité, qui caractérise les parcours biographiques actuels, engendre par ailleurs une diminution du caractère de seuil de la plupart des transitions. C’est que la plupart des transitions sont désormais plus ou moins réversibles; la situation matrimoniale, l’orientation scolaire, le statut professionnel ne sont plus nécessairement définitifs (Grossetti, 2006)19. Mais certaines transitions, comme les transitions relatives au changement de position dans l’axe de filiation, conservent tout de même leur caractère de seuil, compte tenu du fort degré d’irréversibilité qu’elles engendrent. On ne peut effectivement pas devenir parent puis revenir sur sa décision quelques mois plus tard, comme on peut le faire notamment en entrant sur le marché du travail. Les transitions familiales sont par ailleurs singulières par l’importance des répercussions qu’elles produisent sur l’ensemble du parcours biographique d’un individu ainsi que sur les parcours des autres membres de la famille (Cicchelli, 2003). Ces répercussions se traduisent sous forme de changements concrets dans l’organisation du quotidien, notamment par la modification des routines et des habitudes de vie. Par ces changements concrets, la transition a comme effet de modifier les réseaux de relations des individus, mais aussi de changer la nature des relations qui sont maintenues avant et après la transition. Alors que ses comportements quotidiens et son environnement relationnel se transforment, le regard de l’individu posé sur lui-même est également transformé; la transition apparait alors comme une phase durant laquelle il peut formuler une nouvelle définition de lui-même en fonction de son nouveau rôle (Caradec, 2001, p.108). S’intéresser particulièrement aux transitions des parcours biographiques permet ainsi de poser un regard sur certains moments clés du déroulement de la vie et de comprendre comment, dans la transition, se transforment le quotidien, le réseau de relations, la perception à l’égard des nouveaux rôles acquis, et plus largement la solidarité familiale intergénérationnelle.

La naissance comme transition

Alors que la fondation d’une nouvelle famille suivait auparavant un enchaînement déterminé de plusieurs étapes – formation du couple, mariage, cohabitation, puis naissance des enfants – elle se résume aujourd’hui la naissance du premier enfant, toutes les transitions concernant la fondation d’un couple n’étant plus nécessairement déterminantes de la fondation éventuelle d’une famille. L’enfant « devient l’élément fondateur, celui qui “fait famille” » (Bonvalet et Lelièvre, 2011, p.241) et sa naissance constitue dès lors un moment charnière du parcours biographique.
La naissance d’un premier enfant, comme transition marquante du parcours biographique, opère non seulement un changement drastique de rôle, mais aussi une transposition des places dans l’ordre généalogique. Le changement de rôle de celui ou celle qui devient parent entraine nécessairement un changement de rôle des autres individus se situant sur le même axe filial : « les rôles de père/mère et fils/fille sont ainsi en tout temps circonscrits par les positions respectives des uns et des autres dans le parcours de vie et chaque transition d’une étape à l’autre des uns ou des autres entraine une reconstruction de la relation filiale » (Lalive D’Épinay, 2007). La naissance d’un premier enfant constitue donc non seulement une transition dans le parcours biographique des nouveaux parents, mais aussi dans le parcours biographique des parents de ces derniers, désormais grands-parents20.
Cette transition, bien qu’elle soit très largement souhaitée (B. Dandurand et al., 1997), est vécue différemment par les nouveaux parents et les nouveaux grands-parents selon le moment où elle advient dans les parcours biographiques et les circonstances dans lesquelles elle s’inscrit (Lalive d’Épinay et al., 2005). Concernant la transition à la grand-parentalité plus particulièrement, Caradec (2001) et Attias-Donfut et Segalen (2007) soulignent que la période de la « jeune retraite », dans la soixantaine généralement, serait considérée par plusieurs personnes comme étant le « bon moment » pour devenir grands-parents. Sans contraintes professionnelles, la plupart des nouveaux retraités se disent prêts à s’investir dans le rôle grand-parental, et d’autant plus lorsqu’ils sont encore en très bonne santé. La juxtaposition de ces deux transitions – la retraite et la naissance d’un premier petit-enfant – est même parfois planifiée par les futurs grands-parents eux-mêmes, le départ hâtif du marché du travail permettant de se consacrer entièrement à la grand-parentalité. Mais à l’inverse, lorsque l’entrée dans la grand-parentalité est vécue à contretemps, considérée comme trop tôt ou trop tard, la transition peut être plus difficilement acceptée (Zaouche-Gaudron, 2005). La naissance d’un premier petit-enfant peut d’ailleurs sembler se produire trop tôt : « quand les parents ne sont pas préparés psychologiquement à cette nouvelle identité de grands-parents, qu’ils se trouvent trop jeunes ou que leurs amis, leurs “pairs”, ne [sont] pas encore entrés dans la phase grand-parentale; les voici alors en décalage avec leur milieu, et par rapport à leur calendrier de vie » (Attias-Donfut et Segalen, 2007, p.82). À l’inverse, l’arrivée d’un premier petit-enfant semble se produire trop tard quand les futurs grands-parents considèrent qu’ils n’ont plus l’âge et la condition physique pour pouvoir accompagner les enfants dans leurs activités et leurs loisirs comme ils l’auraient souhaité. Le décalage entre le parcours envisagé et les transitions qui s’imposent réellement à l’individu affecte ainsi la façon de vivre l’entrée dans la grand-parentalité.

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