« L’agence » apprendre sa place

« L’agence » apprendre sa place

OBTENIR RAPIDEMENT UN EMPLOI

Malgré la multitude de configurations qui conduisent les individus à travailler en intérim, une constante demeure : obtenir le plus rapidement possible une rémunération. Sans procéder à un travail exhaustif de catégorisation de ces travailleurs qui relèverait davantage d’une sociologie de l’emploi, je propose ici d’examiner quelques cas de figures récurrents à partir de témoignages d’intérimaires rencontrés sur le terrain. Lors de cette recherche, j’ai côtoyé une foule d’intérimaires de tous âges aux parcours de vies difficilement comparables. La plupart d’entre eux ont toutefois insisté sur la simplicité et la rapidité des démarches à mettre en œuvre pour accéder à un emploi. L’agence, en tant qu’institution située à l’interface entre les salariés et les recruteurs, prend en charge la prospection et place directement les travailleurs à un poste. Selon mes interlocuteurs, ce sont ces facilités en matière d’accès au travail qui ont constitué l’attrait premier pour cette forme d’emploi. D’autant plus lorsqu’ils ne disposent pas d’un « profil » ou de compétences à faire valoir dans un entretien d’embauche plus direct. Je rappelle que la plupart des intérimaires dont il est question dans cette thèse font partie de la catégorie de « l’intérim de masse » pour reprendre les termes de Cathel Kornig1 . Ainsi, les candidats trop jeunes, trop âgés, trop peu qualifiés, inexpérimentés ou aux parcours heurtés augmentent leurs « chances » de vendre leur force de travail par le biais de l’agence qui effectue leur placement. Certains travailleurs vont jusqu’à présenter l’intérim comme l’unique recours pour trouver un contrat, à défaut de « relations » ou au regard de leur curriculum vitae, bien que la majorité des missions proposées concernent les postes les moins qualifiés dans l’industrie ou dans le bâtiment. L’âge est une dimension incontournable pour saisir les postures des travailleurs au moment où ils empruntent ce régime d’embauche. Les plus jeunes y ont trouvé un moyen d’accéder à un emploi malgré une faible expérience et une formation professionnelle insuffisante. La nature temporaire et intermittente des contrats d’intérim autorise les étudiants à occuper une activité salariée une partie de l’année sans être liés à une entreprise dans une relation salariale durable et qui pourrait devenir trop contraignante lorsque les vacances s’achèvent. Pour les autres, c’est-à-dire la majorité d’entre eux, l’intérim offre la possibilité de trouver du travail à peine sortis de l’école. Catherine Faure-Guichard1 nomme cet usage du travail temporaire : « l’intérim d’insertion » qui regroupe ceux qui n’ont pas d’identité professionnelle à la sortie du système scolaire et ceux qui éprouvent des difficultés à trouver un CDI dans leurs spécialités. Ces intérimaires, qui constituent le « vivier » des agences, ont insisté au cours des entretiens sur le caractère transitoire et temporaire de leur démarche initiale qui a abouti sur une période qui s’est révélée plus longue que prévue. Dix ans, en moyenne, avant de s’insérer durablement dans une entreprise2 . Souvent, ce premier contact avec le travail intérimaire a lieu dès l’entrée dans la vie active. Le premier emploi déclaré3 de nombre de ces jeunes a été temporaire. Le témoignage de Nico (23 ans) illustre ce point : « Je suis parti du système scolaire un peu rapidement [après plusieurs CAP non-achevés], alors je me suis naturellement tourné vers l’intérim. Je me suis inscrit tout de suite, pour avoir du travail et donc de l’argent ». Son récit est représentatif du parcours de nombreux intérimaires qu’il m’a été donné de rencontrer, comme Jérôme (26 ans) : « Au début, c’était pendant les vacances et quand j’ai arrêté les études [Bac STT] j’y suis retourné, plus longtemps cette fois. De plus en plus ». L’emploi intérimaire constitue ici une alternative et, parfois, accompagne les ruptures du cursus scolaire. Il offre à ces jeunes travailleurs une formule où les démarches sont simplifiées, un premier travail « clés en main ». « Dans ma famille, ça semblait naturel que je travaille si je n’étais plus en cours. Mais je ne savais pas comment m’y prendre, alors l’intérim c’était pratique », précise Virginia (24 ans). Lorsqu’on questionne les travailleurs temporaires au sujet de leur « choix » initial de l’intérim vis-à-vis d’autres formules d’emploi, ils répondent généralement qu’ils y sont arrivés par défaut4 . Défaut de connaissances, de formations ou de places disponibles sur le marché du travail, l’intérim est pensé comme l’unique option qui s’est présentée à eux.

PREMIERES INSCRIPTIONS

L’entrée dans le monde du travail temporaire se concrétise avec l’inscription dans une agence1 . Ce premier contact avec les employés de l’agence contribue à délimiter l’éventail des missions auxquelles pourront postuler ces demandeurs d’emploi, en fonction de leurs qualifications, de leur âge et de leurs disponibilités. Ces inscriptions m’ont rarement été décrites dans les détails. Mais le support écrit du carnet de terrain et les notes issues d’observations dans les agences permettent de souligner certaines caractéristiques récurrentes. En premier lieu, l’observateur ne peut que constater la rapidité de l’entretien visant à obtenir un emploi. Après avoir recueilli les documents nécessaires à son inscription1 , l’employé de l’agence pose généralement quelques questions au futur intérimaire – sur sa situation, son parcours, ses éventuels problèmes médicaux, ses préférences concernant les horaires et le contenu des missions qu’il acceptera d’effectuer – et inscrit ses réponses sur un ordinateur. Le dossier informatique est établi en quelques minutes. Les principales informations sur le travailleur y figurent. Les étudiants délimitent les périodes et les horaires durant lesquelles ils seront disponibles. Certains mettent en avant leurs qualifications et leurs diplômes. Pour d’autres, c’est le moment d’exprimer leur volonté de travailler dans une usine en particulier ou de signaler qu’ils souhaitent éviter certaines missions. Toutefois, la plupart de mes interlocuteurs évitent de se montrer trop exigeants lors de cette première entrevue afin d’augmenter leurs chances d’obtenir un contrat rapidement. Thibaut (19 ans) me dira à ce propos : « Je leur ai dit que j’étais disponible pour tout, jour et nuit, même le dimanche, pour qu’ils me trouve un truc tout de suite. » Ronan (25 ans) tient des propos similaires : « Au début, il ne faut pas faire sa « fine bouche » pour qu’ils te rappellent. De toute façon, quand on s’inscrit en intérim, c’est qu’on a vite besoin de travailler, alors… ». Dès le départ, ces intérimaires tentent de se montrer arrangeants avec les commerciaux2 de l’agence. Beaucoup m’ont dit que cette attitude est nécessaire, les premiers temps du moins, afin d’être rappelés pour un contrat. Se montrer trop difficile serait dommageable pour le candidat à l’embauche, selon Florent (intérimaire de 25 ans) : « il ne faut pas passer pour un « casse pieds », sinon ils mettent ton dossier au bas de la pile, c’est qu’avec le temps que tu peux te faire entendre ». Pour cet intérimaire, l’inscription, qui rappelons-le ne dure que quelques minutes, est un moment durant lequel l’employé tente de catégoriser au maximum le postulant. Pour Florent, ce premier contact fait courir le risque de se voir attribuer une « étiquette ». 

« Dépanner » l’agence en urgence

La plupart de mes interlocuteurs m’ont dit qu’il était nécessaire d’afficher une bonne volonté constante et surtout de se montrer disponible au quotidien. Les intérimaires, surtout les plus anciens dans ce régime d’embauche, savent qu’ils devront se démarquer des autres travailleurs temporaires. La meilleure manière d’y parvenir consiste à être « bien vu » par les commerciaux de l’agence, comme nous l’avons constaté précédemment. Pour cela, les intérimaires doivent montrer leur motivation, leur disponibilité, voire leur malléabilité, souvent en acceptant « sur le champ » des missions de tous types. Faire preuve de souplesse, de polyvalence et d’adaptabilité, selon la rhétorique managériale 1 , revient à consentir à « dépanner2 » l’agence en dépit de la nature du contrat proposé, de sa durée et du moment où il débutera. Les intérimaires qui se conforment à ces normes pourront bénéficier de quelques avantages par la suite. Comme l’ont montré Catherine Faure-Guichard et Pierre Fournier, l’agence dispose ainsi « d’un vivier d’intérimaires fidèles et efficaces […] Pour accepter des missions parfois ingrates qui gagent souvent l’attribution de missions plus nobles » et permet aux travailleurs temporaires « d’entrer dans le « cercle vertueux de la fidélité intérimaire » (suivant l’enchaînement : bonne mission, bon comportement, bonne mission…)3 ». Ces auteurs précisent que ce type de comportement peut contribuer à fabriquer « un candidat à la fidélité4 » pour l’agence. En analysant les relations qui se nouent entre les différents protagonistes (l’agence, le client et l’intérimaire), Catherine Faure-Guichard et Pierre Fournier soulignent que si les conditions de mobilisation du candidat s’appuient sur ses compétences, « il s’agit de part et d’autre, de fabriquer de la loyauté, de la fidélité, de l’assurance, de la stabilité dans un univers où l’incertitude est préjudiciable aux deux parties en même temps qu’elle fonde leur existence1 ». Leurs observations ont été menées dans une petite agence spécialisée dans le bâtiment où les employés nouent des relations privilégiées avec des intérimaires, aux compétences recherchées par les employeurs, dont-ils connaissent les habitudes2 . A partir d’une « sociologie du travail de responsable [d’agence] », les auteurs montrent que, par le biais de relations paternalistes, les employés de l’entreprise de travail temporaire visent à faire de l’intérimaire « un obligé » afin de s’assurer de sa disponibilité3 . Les intérimaires dont il est question ici présentent des profils très différents : plus nombreux, moins qualifiés, plus facilement interchangeables. Contrairement à leurs collègues qualifiés, ils disposent de moins de ressources pour maîtriser les temps d’activité et les périodes chômées. La plupart de ces travailleurs temporaires devront se conformer aux sollicitations irrégulières des employés de l’agence et se montrer disposés à les « dépanner » afin d’effectuer un contrat qui débutera quelques heures plus tard. Souvent c’est au moment où le travailleur temporaire ramène sa feuille d’heures à la fin de son contrat que la demande est formulée. Walid, 25 ans, témoigne : « J’avais passé ma semaine dans une usine de conditionnement. J’étais cassé. La fille à l’agence m’a demandé de faire une mission le lendemain matin. Le truc du Spa, là [Walid fait référence à une courte mission que nous avons effectuée ensemble, cf. p.54]. Je lui ai dit que pour 4 heures, je n’étais pas trop chaud [partant]. En plus, c’était loin et le déplacement pas payé. Enfin, elle a insisté, elle a dit que c’était pour lui rendre service et que ce serait bien pour moi. Alors j’ai dit que j’étais d’accord, mais j’en ai profité pour leur dire que je voulais des missions plus longues. Ce n’est pas la première fois, mais j’espère que cette fois, ils auront de la mémoire. »

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *