L’aliénation

L’aliénation

Au Brésil, depuis la moitié des années 1950, le concept d’aliénation était associé aux concepts de « situation coloniale » et de « dépendance» créés par les membres de l’Iseb à partir d’une vision 897 anti-impérialiste et de la notion hégélienne de maître et esclave qui engendre la division et le débat subséquent entre un art engagé et un art aliéné, entre un être sujet et un être objet. Selon Renato Ortiz : « L’identification du maître au colonisateur et de l’esclave au colonisé est certainement idéologique, mais elle permet aux penseurs périphériques de se situer du côté de l’Histoire, et rend possible l’articulation d’un discours politique qui s’insurge contre la domination colonialiste. En traitant la situation coloniale en termes d’aliénation, ils peuvent immédiatement concevoir sa corrélation, le processus de désaliénation du monde colonisé. Si, comme le disent quelques membres de l’Iseb, l’Être de l’homme colonisé est aliéné dans l’Être de l’Autre, il est nécessaire d’initialiser un mouvement qui restitue au colonisé son ‘essence’. Cela ne peut arriver que si le discours se répand du terrain philosophique vers le domaine politique ». 898 Dans ce cas, le colonisé, l’esclave, n’aurait pas de conscience critique parce qu’il refléterait la conscience du colonisateur, le maître. Ainsi, la culture des pays dépendants économiquement et politiquement d’autres pays ne pouvait être qu’aliénée, en étant le reflet de la culture dominante qui ne ferait que copier ou importer la culture métropolitaine. Comme l’avait observé Alvaro Vieira Pinto, l’un des membres de l’Iseb, « le propre de la colonie est de ne pas posséder une conscience authentique, d’être l’objet de la pensée d’autrui, de se comporter comme objet. Se représenter à soimême comme objet, en sachant que c’est un autre qui a son sujet, c’est l’essence de l’être colonial ». Le colonisé ne pourrait avoir une culture authentique qu’à partir de l’indépendance 899 totale de son pays face aux pays impérialistes. Cette position des membres de l’Iseb et de la gauche de l’époque part d’une lecture un peu étroite de la phrase de Marx et d’Engels où ils affirment que « Les pensées de la classe dominante sont aussi à toutes les époques les pensées dominantes» et que « Les idées [des classes dominantes] sont les idées dominantes de leur époque » sans, cependant, en inférer que la culture des classes dominées 900 est une conséquence de cette culture dominante ou qu’elle soit aliénée. D’ailleurs, le texte ne cite jamais les classes dominées et ne parle jamais d’idées dominées. L’aliénation y est expliquée par la propriété privée et par la division du travail. Pourtant, cela n’a pas empêché des amalgames associant, dans un inéluctable déterminisme « économiciste», la domination économique et politique à la domination culturelle, en faisant voir les idées des classes subalternes comme des idées forgées et influencées par les classes dominantes. Dans ce passage du texte, Marx et Engels font allusion à une espèce de hiérarchisation des idées qui nous permet d’inférer qu’il y aurait une culture dominante entre autres cultures non nécessairement dominées, mais subordonnées et indépendantes. Dans ce cas, il serait plus pertinent, en pensant comme Gramsci, de parler d’une hégémonie culturelle, où il y aurait prédominance d’un rapport de force, mais non d’aliénation. Mais depuis la fin des années 1950, le concept d’aliénation commence à être employé par les jeunes intellectuels de gauche, y compris les jeunes réalisateurs du cinéma novo, dans le sens économicosocial développé par Marx à partir d’une idée de Hegel et de Feuerbach (pour ce qui concerne le champ religieux) selon laquelle l’être humain n’a plus sa conscience individuelle, ni son identité et personnalité, « ce qui signifie que sa volonté est écrasée par la conscience d’un autre, ou par la conscience sociale – la conscience du groupe. C’est une forme de para-conscience, c’est-à-dire, une conscience particulière incomplète, à travers laquelle l’homme perd partiellement ou totalement sa capacité de décision. […] il se massifie, appartenant à la masse et non à lui-même ». L’aliénation 901 saute du champ culturel au champ politique et religieux. Ainsi, la culture populaire passe d’une chose inauthentique, d’une fausse conscience (parce que le reflet d’une conscience étrangère à soi), à une mystification, à une non-conscience qui empêcherait l’homme d’affronter la « véritable» réalité tout en devenant un obstacle au processus de  »conscientisation » et à la conséquente libération de l’homme simple par la révolution socialiste. Pour les cinémanovistes, la culture populaire est perçue comme quelque chose d’authentique, mais mystifiante. Elle perd son caractère de culture aliénée, dans le sens où elle n’est plus perçue comme le reflet d’une culture exogène, et elle acquiert celui de culture politiquement aliénante, dans le sens où elle servirait à détourner l’homme de la réalité, l’empêchant de s’indigner et de faire la révolution libératrice. Plus ethnocentriques, les jeunes de gauche ne croyaient pas que la culture populaire s’améliorerait avec un meilleur développement du pays. Culture d’un peuple primitif, précapitaliste, il fallait, au moins dans un premier temps, qu’elle disparaisse pour que la modernité pût survenir. 

La construction de la culture populaire comme opium du peuple

Ici nous allons analyser la représentation de quelques manifestations de la culture populaire qui ont été construites dans les films du cinéma novo à partir de la notion marxiste d’opium du peuple. 2.5.1 – La représentation des religions populaires Au début du film Barravento nous pouvons lire le texte suivant : 514 « Dans le littoral de Bahia vivent les pêcheurs noirs de ‘xaréu’, dont les ancêtres sont venus esclaves de l’Afrique. Subsistent jusqu’à aujourd’hui les cultes aux dieux africains et tout ce peuple est dominé par un mysticisme tragique et fataliste. Ils acceptent la misère, l’analphabétisme et l’exploitation avec la passivité caractéristique de ceux qui espèrent pour le royaume divin. ‘Yemanjá’ est la reine des eaux, ‘la vieille mère d’Irecê’, maîtresse de la mer qui aime, protège et châtie les pêcheurs. ‘Barravento’ est le moment de la violence, quand les choses de la terre et de la mer se transforment, quand dans l’amour, dans la vie et dans le milieu social surviennent des changements…». Nous ne nous attarderons ni sur l’aspect totalement pamphlétaire de ce texte, qui est caractéristique de l’époque, ni sur les quelques incohérences qu’il présente ni sur son aspect rébarbatif par rapport 914 à ce qui est montré dans le film, pour nous concentrer sur sa conception d’une culture populaire comme opium du peuple, comme un obstacle à l’éveil de la conscience d’un peuple représenté comme une masse manipulée en attente d’un rédempteur, qui était entièrement tributaire de l’interprétation de l’idéologie marxiste prédominante dans le Brésil des années 1960, même si la plupart des jeunes cinéastes n’avaient pas encore lu l’auteur allemand, comme l’a affirmé Glauber Rocha dans une lettre à Paulo Emílio . Cette question de la culture comme opium du peuple est 915 inspirée par un passage dans lequel Marx observait que : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole ». 916 Marx apporterait davantage de précision lorsque, dans un passage de Le capital, il affirme que : « Généralement, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître aussi longtemps que les conditions de travail et la vie pratique montreront aux hommes des relations plus transparentes et rationnelles non seulement des hommes entre eux, mais aussi des hommes avec la nature. La vie sociale, dont la base est formée par la production matérielle et par les relations que celle-ci implique, ne sera libérée du nuage mystique qui la recouvre que le jour où dans la vie sociale se manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social ». 917 Notons l’ambivalence évidente de cette condamnation de la religion qui peut aussi être analysée comme une défense partielle. Marx ne conçoit pas la religion simplement comme une source d’irrationalismes superstitieux ou comme la cause des malheurs de l’homme simple, mais comme le résultat des conditions matérielles difficiles de sa vie. La religion y est perçue comme une espèce de baume quasiment nécessaire à une plaie sociale constamment ouverte. Proclamer l’extinction de la religion, c’est avant tout, pour lui, proclamer la fin de cette  »blessure sociale » qui justifierait l’existence de l’opium religieux. Marx essaie de démontrer qu’il ne faut pas seulement essayer de signaler la mystification religieuse, mais qu’il faut surtout essayer de comprendre l’homme aliéné et les contradictions internes des sociétés comme partie d’un même processus qui produit cette condition d’aliénation en engendrant des mécanismes de condensation des frustrations sociales dans un contexte socio-historique bien précis. Avec la dernière phrase de la première citation, Marx dit clairement qu’il ne faut pas s’attaquer seulement à la religion, mais notamment à ce qui la rendrait possible, à ce qui favoriserait son existence, qui en serait la cause, c’est-à-dire, « la misère réelle» qui obligerait l’homme simple à chercher refuge dans l’immatérialité religieuse, qui en serait la conséquence. Cette position nuancée de Marx, qui conçoit la religion comme une idéologie – donc comme une image à l’envers du monde -, est totalement opposée à celle des cinémanovistes qui ont accusé la religion populaire d’être la responsable de l’aliénation et de la paralysie des pauvres, la cause de leurs malheurs sociaux, au lieu de la voir comme une conséquence, comme l’avait fait Marx. Pénétrés par une attitude paternaliste au contour visiblement autoritaire, ainsi que par leur envie de réaliser un cinéma politiquement engagé à partir d’une culture populaire-nationale authentique, les jeunes réalisateurs n’ont pas su ou voulu voir l’ambivalence des religions populaires qui, comme l’observe la philosophe marxiste Marilena Chaui en traduisant autrement le cerne de la pensée de Marx citée ci-dessus, « se réalise comme une forme de connaissance du réel, comme une pratique qui à la fois renforce et nie ce réel, qui combine fatalisme (conformisme) et désir de changement (anticonformisme)… ».

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