Le changement d’échelle refaire réseau, changer de territoire

Le changement d’échelle refaire réseau, changer de territoire

La bifurcation infrastructurelle est, pour les opérateurs de réseaux urbains, l’occasion de réinterroger leurs territorialités et la pertinence des échelles de gestion qu’ils ont adoptées au cours du temps. Les enjeux liés à la vulnérabilité infrastructurelle et aux dysfonctionnements de certains réseaux transforment les questions d’économies d’échelle propres aux grands systèmes techniques urbains : les économies d’échelle d’hier (Prost et Le Gauffre, 1997) ne sont plus aussi fortes aujourd’hui, et doivent être réinventées pour garder leur pertinence et les avantages de la forme réseau pour l’approvisionnement en services urbains (Coutard, 2010). Dans ce cadre, le changement de territorialité et d’échelle de gestion des opérateurs à l’œuvre confirme la tendance au maintien voire à l’extension de logiques de croissance développées dans le chapitre précédent. Fortes d’un nouveau rôle dans l’arène urbaine, les firmes locales d’infrastructure sont à l’origine de nouveaux arrangements spatiaux. Elles changent leurs régimes de territorialité et produisent de nouvelles géographies des services urbains (Florentin, 2015b). Celles-ci sont à la fois génératrices de conflits, car liées à un pouvoir et à un contrôle du territoire, mais elles sont également les vecteurs de nouvelles formes de solidarité territoriale. Ces nouvelles formes de redistribution spatiale correspondent à ce que Neil Brenner (2004) a appelé un « keynésianisme spatial », à la différence majeure près qu’il n’est pas ici porté par une instance élue ou une administration, mais par une entreprise de services urbains (liée toutefois en partie aux pouvoirs locaux). Cette évolution accentue ainsi les changements dans les régulations locales. Ces nouvelles géographies produites par les opérateurs sont le résultat d’une transformation territoriale et scalaire, qui appelle quelques éclaircissements sur la notion d’échelle. Derrière cette notion, il faut voir non seulement une taille (qu’il s’agisse d’une province ou d’un continent, par exemple) ou un niveau (local, régional, national), mais un processus relationnel, dans un ensemble qui inclut l’espace, le lieu et l’environnement (Howitt, 1998). L’échelle n’est pas qu’une métrique géographique, c’est avant tout un processus, qui reflète des relations De nombreux travaux ont cherché à utiliser la notion d’échelle pour déchiffrer des transformations de grande ampleur de l’organisation spatiale (Jessop et al., 2008), et notamment les processus de mondialisation, en montrant, dans ce cadre, les liens renforcés et les nouvelles hiérarchies s’installant entre territoires, lieux, échelles et réseau (Sheppard, 2002 ; Paasi, 2004).

Notre démarche, tout en partageant un même intérêt pour les reconfigurations territoriales (Brenner et al., 2003) se situe à un niveau plus méso : nous ne partons pas de l’Etat et de ses changements de territorialité (Brenner, 2004 ; Jessop et al., 2008224), mais de la firme locale d’infrastructures, pour mieux analyser les évolutions de son ancrage territorial et son influence sur la régulation locale. Nous partageons ainsi l’idée qu’apparaîtrait une nouvelle « économie politique de l’échelle » (Jessop et al., 2008, p.380),que nous envisageons à partir du domaine des infrastructures. Notre approche se focalise en particulier sur le réagencement de ce que van Vliet et al. appellent l’échelle technique ou technologique et l’échelle de gestion des opérateurs  (van Vliet et al., 2005)225, pour essayer d’en comprendre la production et les effets sur l’organisation spatiale des territoires concernés. En cela, nous nous rapprochons des travaux de Marston (2000), selon qui la production d’échelle n’est pas seulement une pratique rhétorique et un outil discursif, mais a une certaine matérialité, ou en tout cas des conséquences matérielles. A la suite de Cox (1995, 1998), nous considérons que, dans cette approche matérielle et symbolique de l’échelle, l’analyse de ce qu’il appelle la « politics of scale » est un moyen de mieux comprendre la politique locale ; nous y ajouterons qu’elle permet aussi de mieux discerner les conflits et les blocages entre les différents échelons inhérents à la gouvernance multi-niveaux.

 Il alterne entre mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation, incarnant le questionnement inaugural de l’ouvrage Ces réseaux qui nous gouvernent ? : « comment un réseau peut-il successivement se territorialiser, se déterritorialiser et se reterritorialiser ? »227 (Marié et Gariépy, 1997, p.28). Ce couple déterritorialisation/reterritorialisation est traditionnellement attaché aux travaux de Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe (1972) et a ensuite été largement repris par certains tenants de la géographie ou de l’anthropologie culturelle (Aliana, 2010 ; Appadurai, 2000, Haesbaert, 1994 pour une lecture critique de la notion). Dans leur approche, les deux philosophes partent d’une analyse du corps (le corps-sans-organes, dans leur vocabulaire), qui est perpétuellement transformé par la réalité sociale au point d’être sorti de lui-même, décontextualisé et ainsi déterritorialisé.

Appliqué à des processus socio-économiques, le terme a été repris pour désigner les processus de déliaison entre le lieu et l’identité, notamment dans une analyse critique de la mondialisation comme processus de déterritorialisation (Scholte, 2000). Ce premier mouvement, chez Deleuze et Guattari, est toujours accompagné d’un mouvement de reterritorialisation, qui consiste en la recréation d’un territoire (imaginé, symbolique ou réel), via un réajustement des relations (sociales et spatiales) et de l’identité. Sans reprendre la dimension psychologique propre aux travaux de Deleuze et Guattari, nous pouvons trouver une vertu heuristique à leur doublet ; elle n’est pas forcément à trouver dans la lecture géo- économique de la mondialisation qui en est faite, mais plus dans les questions d’ancrage et d’identité. Les processus que nous observons dans les firmes d’infrastructures locales participent de ce remodelage constant de leur ancrage, qui vient questionner leur identité, et notamment leur attache territoriale à la ville dont ils sont issus.

 

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