Le conflit d’intérêts issu de la position dominante de la société mère

Le conflit d’intérêts issu de la position dominante de la société mère

Les différentes formes d’abus de position dominante 

 La société mère peut poursuivre un intérêt personnel contraire à l’intérêt social de sa filiale ou s’octroyer un avantage particulier non partagé avec les associés minoritaires de celle-ci. I- La poursuite d’un intérêt personnel contraire à l’intérêt social 112. L’article 1833 du Code civil français édicte que « toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ». La Cour de cassation française a affirmé au visa de cet article que « toute société doit être constituée dans l’intérêt des associés ; qu’il y a abus de minorité ou d’égalité lorsque l’attitude des actionnaires minoritaires est contraire à l’intérêt général de la société en ce qu’il interdit la réalisation d’une opération essentielle pour celle-ci et dans l’unique dessein de favoriser un intérêt égoïste au détriment de celui des autres associés3 ». Dans une autre affaire, la même Cour a déclaré que, dans le cadre d’un groupe de sociétés, les opérations réalisées par les membres du conseil d’une filiale dans l’intérêt du groupe ne sont pas constitutifs d’abus de bien sociaux. Dès lors, la Cour de cassation se réfère à deux acceptions de la notion d’intérêt : l’une tient à l’intérêt social visé à l’article 1833 du Code civil, et l’autre s’appuie sur la notion d’intérêt du groupe pour écarter le délit d’abus de bien sociaux. Cette dualité d’intérêt invite à la réflexion. A- La notion d’intérêt social 113. La notion d’intérêt de la société ne doit pas être confondue avec celle d’objet social car toutes deux correspondent à des réalités différentes. Un acte peut entrer dans l’objet de la société bien qu’il ne serve pas forcément l’intérêt social. Par exemple, pourrait 3V. Cass, 3e ch. civ. n° 09-10.209, 16 déc. 2009. 95 être conforme à l’objet d’une filiale, l’accord à sa mère des avals ou des sûretés en exécution d’une convention de trésorerie, alors que ces actes sont de nature à compromettre son intérêt. L’intérêt social est considéré comme un standard ou un guide qui oblige les associés et les dirigeants à agir dans le respect des éléments fondamentaux de la société4. Il détermine la politique suivie par cette société, notamment en matière d’investissement, de distribution de dividendes, ou d’absorption d’autres entreprises. De plus, les pouvoirs des dirigeants et des associés, et les restrictions qui leur sont imposées, varient en fonction de l’acception de l’intérêt social5. Comme l’interprètent certains auteurs, l’intérêt de la société anime la gouvernance de celle-ci et détermine l’étendue des missions du conseil d’administration (ou du directoire en cas de structure duale) . 114. Toutefois, en l’absence d’une définition juridique précise, la notion d’intérêt social n’est pas l’objet d’un accord unanime dans la doctrine et la jurisprudence7 : deux perspectives essentielles alimentent les débats. Certains auteurs se fondent sur la notion d’entreprise pour appréhender celle d’intérêt social. Ils envisagent la société comme une technique d’organisation de l’entreprise, laquelle doit être gouvernée non seulement pour la réalisation des bénéfices à partager entre les associés mais encore pour des intérêts particuliers, tels que ceux des salariés, des clients, des fournisseurs, des banques, du fisc8 . En ce sens M. Despax affirme 9 :« l’intérêt social n’est que l’intérêt de l’entreprise qui transcende celui des actionnaires et qui constitue la limite des sacrifices des actionnaires ou des salariés, ou qui donne le fondement et l’étendue de l’intervention du juge dans l’appréciation des décisions financières » De même, Paillusseau0, favorable à cette idée, précise que l’intérêt social « ne serait rien d’autre que l’intérêt de l’entreprise qui tendrait à assurer la prospérité et la continuité de celle-ci. Les dirigeants et les associés majoritaires devraient alors agir conformément à l’organisme économique qui représente l’entreprise1 ». P. Bezard, Président honoraire de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, a encore déclaré sans ambages que « quant à la jurisprudence, elle est particulièrement claire sur le fait que l’intérêt social ne se ramène pas à l’intérêt des seuls actionnaires2 ». Cet auteur insiste sur l’existence d’une jurisprudence «séduite» par l’idée d’entreprise3 . La Cour de cassation a eu maintes occasions de manifester sa conception en la matière. Ainsi, selon un arrêt rendu le 18 mars 2003, elle a reproché à la Cour d’appel de Paris d’avoir déduit l’absence d’atteinte à l’intérêt social de la conclusion d’une caution par l’accord unanime des associés4. Selon elle, cette unanimité n’est pas suffisante si elle ne permet pas de satisfaire l’intérêt de la société. Cet arrêt laisse entendre que la Cour de cassation distingue l’intérêt de la société de celui commun aux associés ; elle invoque ainsi (peut-être sans intention) la notion d’entreprise qui ne se cantonne pas aux seuls propriétaires, mais comprend aussi d’autres catégories telles que les salariés, les dirigeants, les fournisseurs, etc. Selon elle, cette unanimité n’est pas suffisante si elle ne permet pas de satisfaire l’intérêt de la société. Dans une autre affaire, la même Cour a sanctionné pour abus de pouvoir l’abstention des associés minoritaires dans le vote d’une décision servant l’intérêt général de la société. Elle précise que « toute société doit être constituée dans l’intérêt des associés ; qu’il y a abus de minorité ou d’égalité lorsque l’attitude des actionnaires minoritaires est contraire à l’intérêt général de la société en ce qu’il interdit la réalisation d’une opération essentielle pour celle-ci et dans l’unique dessein de favoriser un intérêt égoïste au détriment de celui des autres associés5 ». On remarque l’emploi du terme  »intérêt général de la société » aux côtés de celui d »intérêt des associés », ce qui témoigne que l’attitude d’un associé ne devrait pas passer outre l’intérêt de la société, de même qu’elle ne peut viser un intérêt personnel en défaveur de l’intérêt commun des autres associés6. L’obligation de respecter l’intérêt général s’applique cependant à tout associé nonobstant l’ampleur de ses participations. Plus récemment7, la chambre commerciale de la Cour de cassation a affirmé, à propos d’un cautionnement hypothécaire donné par une société civile immobilière à une caisse régionale du Crédit Agricole, que cette garantie, même consentie à l’unanimité des associés, n’est valable que si elle est conforme à l’intérêt social. Toutefois, la Cour de cassation a été critiquée par certains auteurs qui ont estimé que l’intérêt social ne devrait signifier que l’intérêt des associés, consistant en la création des richesses sociales et en l’optimisation de la valeur des titres8. D. Schmidt considère que la société ne serait pas constituée en vue de satisfaire un autre intérêt que celui des associés, qui ont seuls vocation à partager les bénéfices sociaux. Il a écrit en ce sens que « la société a pour objet la réalisation du plus important bénéfice social dans le seul intérêt des associés». Dans ce sens aussi M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy considèrent que l’intérêt social se confond avec l’intérêt des associés visé à l’article 1833 du Code civil. Ils affirment ainsi que « dans la mesure où tous les associés sont d’accord, ils sont libres de décider du sort de la société, dans le respect de l’ordre public et des engagements souscrits à l’égard des tiers »

Intérêt social et intérêt du groupe 

La problématique de l’intérêt social apparaît avec plus d’évidence dans le cadre de groupes de sociétés, notamment avec l’émergence dans la jurisprudence du concept  »d’intérêt de groupe » justifiant sous certaines conditions le délit d’abus de biens sociaux. La société mère jouit d’une certaine liberté pour utiliser la trésorerie d’une filiale afin de régler des dettes personnelles, ou relatives à d’autres sociétés liées à son groupe. Le délit d’abus de biens sociaux a été ainsi écarté, sous certaines réserves, en raison de l’existence de l’intérêt commun du groupe, différent de celui afférent à chaque société membre . Cependant, malgré ses effets pénaux, l’intérêt commun du groupe ne peut pas empêcher la responsabilité civile de la société mère, issue du délit d’abus de biens sociaux. Bien que cette société soit encouragée par le droit pénal à exploiter ses filiales au service de son entreprise, elle n’est pas à l’abri des poursuites civiles de ses coassociés. Ce fait peut en l’occurrence conduire à l’existence d’un conflit d’intérêt entre cette société et les associés minoritaires dans les filiales. Ces derniers, qui n’ont pas d’intérêt effectif lié au groupe, se trouvent souvent victimes d’actes conclus par la société mère, ayant pour objet de servir un intérêt étranger au leur. On s’aperçoit, dès lors, que la survenance du conflit d’intérêt au sein d’une société membre d’un groupe, semble plus probable que dans une société isolée, car il existe en la matière un double intérêt : intérêt commun de groupe et intérêt particulier à chacune des sociétés membres. L’intérêt de groupe conduit la société mère à dépasser les formes classiques de ses filiales au profit de son entreprise globale. Une telle tendance constitue en réalité un vrai souci pour les intérêts liés aux sociétés filiales, dont ceux des associés minoritaires.En l’absence de règles spécifiques aux groupes, la protection des associés minoritaires des filiales soulève d’importantes difficultés lors d’un éventuel conflit d’intérêt entre eux et la société mère. On hésite en l’occurrence entre deux solutions : faire prévaloir l’intérêt social de la filiale et ainsi interdire à la société mère l’exercice de son droit de vote, ou favoriser l’intérêt du groupe. La difficulté est surmontée lorsqu’il existe des règles spécifiques, telles que celles des conventions réglementées ou des avantages particuliers, mais elle subsiste en dehors de ces deux cas.

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