LE DÉSORDRE DE L’HOMME SOCIALISÉ

LE DÉSORDRE DE L’HOMME SOCIALISÉ

Chez Rousseau, la nature humaine dans l’état de nature diffère de la nature humaine dans la société. Autrement dit, dans le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes, la nature hypothétique ou fictive de l’homme correspond à un quasi-monisme. La nature humaine est essentiellement corporelle, les sentiments mêmes qui constituent l’aspect moral de cette nature appartiennent à l’homme en tant qu’être vivant. Toute la « spiritualité de l’âme » humaine se résume à la conscience de la liberté, laquelle apparaît comme capacité de résistance à la pulsion instinctuelle. Dans la Profession de foi du vicaire savoyard, en revanche, l’homme paraît partagé entre l’âme et le corps. Il est sollicité par deux voix contradictoires : la voix spirituelle et la voix corporelle. De même que le droit naturel raisonné se substitue au droit naturel primitif, un dualisme métaphysique succède au quasi-monisme de l’état de nature, et ce dualisme caractérise l’homme développé, l’homme en société. Mais comment concilier l’un et l’autre ? Et ce dualisme métaphysique n’introduit-il pas un principe de désordre au cœur de la nature humaine ?

LA NATURE HUMAINE

L’homme est un être tellement étrange qu’il suscite beaucoup d’interrogations chez les philosophes anciens et modernes. L’homme est proche de l’animal par son instinct et tend vers Dieu par le « désir de sagesse ». Nous lisons dans l’Encyclopédie de la philosophie que « la définition courante de l’homme comme animal rationnel conserv[e] encore sa signification antique et désign[e ]le privilège de l’homme sur les animaux tout en marquant la dissemblance de l’homme et de son  créateur. »152 Cherchant les critères essentiels ou les qualités propres à l’être humain depuis l’Antiquité, des philosophes ont considéré que la raison le définit essentiellement : l’homme est un animal raisonnable puisqu’il développe des connaissances rationnelles. Cette définition classique de la nature humaine ne satisfait pas Rousseau. Il répond que la liberté est la qualité essentielle de l’humanité. Nous devons juger les progrès humains par rapport à l’usage de la liberté selon Rousseau qui a une conception optimiste de la nature de l’homme mais est conscient que, grâce à sa liberté, l’homme perfectionne sa raison. Cette perfectibilité, qui différencie de façon irrécusable l’homme de l’animal, est la source de tous ses bonheurs et de tous ses malheurs à la fois. Telle est chez Rousseau l’originalité de la nature humaine que nous allons examiner. L’introduction de la liberté dans la nature humaine par Rousseau est déterminante dans l’histoire de la philosophie en Europe. Sa définition de l’homme bouleverse la conscience humaine, sociale et politique. Elle intègre les fous, les enfants, les femmes, les esclaves…La définition rousseauiste repose sur une conception optimiste de la nature de l’individu humain. Nous verrons ultérieurement les enjeux sociaux et politiques de cette détermination humaine. Nous nous focalisons ici sur les problèmes métaphysiques et moraux de la nature humaine chez Rousseau afin de voir le lien entre la liberté, la perfectibilité humaine et les rapports entre ordre et justice. Rousseau réfute la définition traditionnelle de l’être humain en écartant l’interprétation mécaniste des philosophes : « la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées »153. Les lois mécaniques peuvent expliquer la formation des idées que possèdent aussi bien les hommes que les animaux. L’étude de la croissance de la connaissance montre que l’animal est capable de comparer ses sensations pour former des idées simples, même s’il est incapable de les transformer en idées complexes. Toutefois, il existe une forme de réflexion chez l’animal comme chez l’homme. La raison est donc insuffisante pour distinguer spécifiquement les bêtes des hommes. Par là, Rousseau s’oppose rigoureusement aux philosophes matérialistes ou athées et reconnaît que l’homme est doué d’une âme immortelle. Certes, il désire fonder son humanité sur cette dimension spirituelle, la raison humaine n’exprimant pas, selon lui, 152 Encyclopédie de la philosophie, Ed. librairie Générale française, Italie, 2002, p. 1383. 153 Rousseau, Second Discours, op. cit., Première partie, p. 142. 72 suffisamment l’âme humaine. Rousseau nous montre que, si nous nous contentons de la définition mécanique, matérialiste de l’homme, alors les rapports entre l’ordre et la justice n’auront aucune incidence, c’est-à-dire l’ordre sera toujours aussi bien dans la nature en général que sur cette terre ; car l’homme ressemblerait à l’animal qui n’évolue pas, qui ne transforme pas son milieu naturel. Pour rendre compte de la responsabilité humaine dans l’évolution du monde, Rousseau a besoin d’une essence humaine qui s’oppose à l’ordre naturel ; d’où les concepts de liberté et de perfectibilité humaines. Rousseau affirme catégoriquement dans Du contrat social que la liberté définit l’être humain et que « renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. »154 Cette affirmation métaphysique et morale de la liberté humaine nous amène à comprendre le sens métaphysique de ce mot « liberté » chez Rousseau : Je ne vois, dit-il, dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. Je n’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la Nature seule fait tout dans les opérations de la Bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’argent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par acte de liberté ; ce qui fait que la Bête ne peut s’écarter de la Règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice.155 L’animal obéit strictement au déterminisme naturel tandis que l’homme transcende la nécessité naturelle. Il a le pouvoir de dépasser l’ordre de la nature et de se fabriquer, c’est-à-dire d’être maître de ses actes. Il réagit et agit librement aux circonstances, vu qu’il choisit ou rejette par acte de liberté qui signifie le pouvoir de choisir ou le libre arbitre. Nous avons constaté que l’homme sauvage obéit naturellement à la Nature. Bien qu’il soit encore incapable de penser selon Rousseau, il est déjà capable de vouloir. En qualité d’agent libre, il est la première cause volontaire de ses comportements : malgré l’absence de raison, il est entièrement un homme car il est déjà conscient de sa liberté. L’être humain reconnaît sa liberté quelles que soient les conditions de son existence.

LA RESPONSABILITÉ HUMAINE

L’homme est un être spécifique dans l’ordre naturel, car il est le seul être naturel qui doive répondre de ses actes. Sa spécificité est ambivalente : elle est sa grandeur et sa misère à la fois. Défini par sa liberté et sa perfectibilité créatrices, l’homme se perfectionne. En perfectionnant ses facultés naturelles, il transforme sa nature et devient rebelle à la Nature : « la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, […] nous les aurions presque tous évités, en conservant la manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous était prescrite par la Nature. Si elle nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer, que l’état de réflexion est un état contre la Nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé »160 , affirme Rousseau. Cette affirmation souligne la responsabilité humaine, c’est-à-dire le pouvoir de transgression et de dépravation de la liberté et de la perfectibilité humaines. L’homme oscille souvent entre l’ordre et le désordre, la justice et l’injustice, le bonheur et le malheur, la liberté et l’esclavage, ou le bien et le mal en raison de sa nature spécifique. Quoi qu’il en soit, ce désordre humain, selon Rousseau, ne trouble pas l’ordre général ou ne change pas le système de la nature. 159 Rousseau, Du contrat social, op. cit., liv. I, chap. III, p. 364. 160 Rousseau, Second Discours, op. cit., Première partie, p. 138. 75 a. « Cette faculté distinctive […] est la source de tous les malheurs de l’homme ». Là où l’optimisme des Lumières célèbre la grandeur humaine et la valeur positive du progrès, Rousseau insiste sur l’aspect négatif de la perfectibilité humaine. L’homme n’est pas fermé à l’évolution ou au changement, comme les animaux. Il porte en lui une cause latente de désordre. Son intelligence et sa sensibilité se développent négativement avec le temps. Au cours de son évolution, rien n’arrête la nature humaine : « la nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers le temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné »161. Rousseau déclare ici un de ses principes métaphysiques qui montre que l’être humain ne résiste pas à l’évolution. Une fois que la perfectibilité est à l’œuvre, il est impossible que l’homme reste à son état originel : il tend toujours à le dépasser. Insatisfait de la nécessité naturelle, il développe au fur et à mesure ses facultés. Ce faisant, il se crée lui-même. Est-il possible de parler encore de la nature humaine si nous estimons que la première liberté réside dans notre pouvoir de nier la nature en nous et hors de nous ? Toutes les possibilités nous sont ouvertes en permanence. Ainsi dans l’Existentialisme est un humanisme par exemple, Jean-Paul Sartre pensera plus tard que la liberté humaine est incompatible avec la notion de nature ou d’essence humaines, vu que « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » lors de ses choix existentiels. Il semble que Rousseau a déjà esquissé cette idée à travers son concept de perfectibilité qui permet à l’homme de se soustraire aux ordres de la Nature et renoncer aux avantages naturels. Il s’oppose à la nature : « c’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l’Esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la Nature se tait. » La Nature est silencieuse dès que l’homme parle. N’ayant plus besoin de sa protection, il l’écarte de ses chemins. 

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