De la notion de personne dans le xangô
Plusieurs chercheurs se sont déjà intéressés de près à la notion de personne dans le candomblé. Les premiers furent Claude Lépine (1981) et Véronique Augras (1983) qui avancèrent une conception des orixás en terme de « types psychologiques » ou de ‘personnalités’ ou des « types psychologiques », mais dans celui d’une actualisation concrète de certaines conceptions symboliques de l’être humain et de sa place dans l’univers. (1985 : 101)
Pour Goldman, les orixás gagneraient à être envisagés en tant que « personne multiple », et non pas uniquement en terme de « personnalité ». Rita Segato (1995 : 259) proposera une analyse similaire mais élargira le concept de « personne » à celui « d’identité personnelle et à la notion de personnalité », qui seraient, selon l’auteur, « thématisés » par l’appréhension des divinités. Tout le débat portera alors sur ce que l’anthropologue argentine entend par « thématiser » car, bien qu’embrayant le pas à Goldman, elle place à nouveau le thème de la personnalité, déjà cher à Lépine et Augras, au cœur du questionnement. D’après elle, il y a lieu d’envisager la personne dans ce culte « comme une scène où les personnages variés, comme dramatis personae, s’affrontent dans leurs rôles respectifs » (1995 : 261). Pour comprendre une telle affirmation, il est nécessaire de nous attarder sur la manière dont la relation entre l’individu et ses divinités est pensée dans le culte.
Chaque individu, par l’initiation, s’inscrit dans une relation de filiation vis-à-vis d’un orixá dont il sera considéré comme le « fils » ou la « fille ». L’attribution de l’orixá suit deux grandes voies : la possession et le recours à l’oracle où le chef de culte va « jouer » pour possession, car l’individu n’est censé être possédé que par ses orixás personnels. J’aimerais revenir sur cette réflexion à l’aune de mes données ethnographiques.
Concernant le rôle des divinités dans la sphère rituelle, il est évident dans la mesure où seuls les orixás attribués à l’individu sont susceptibles de prendre possession de ce dernier aux cours des différents rituels ou la transe est recherchée. Parmi les personnes « recevant » effectivement les orixás – la possession n’est pas une condition pour l’initiation, comme j’y reviendrai au chapitre V -, plusieurs cas de figures peuvent être dégagés. Alors que certaines personnes ne « reçoivent340 » que leur orixá principal, d’autres peuvent « recevoir » également leur juntó et certains individus, plus rares, sont également possédés par leur troisième orixá. La fréquence des possessions peut varier fortement d’un individu à l’autre, ainsi qu’en fonction de la place occupée par l’orixá « dans la tête » de son « enfant ». En règle générale, l’orixá principal « se manifeste » plus fréquemment. Mais pour certains individus, c’est la situation inverse qui prévaut. D’après Segato, il existe également une catégorie d’individus, fort rares, dont il est dit qu’ils ont « le peji dans la tête ». Le peji étant le sanctuaire où les assentamentos sont entreposés, cette expression fait ainsi référence à la capacité d’être « manifesté » par l’ensemble des orixás susceptibles d’être reçus en possession. Dans ces cas fort rares, la personne en question doit se montrer capable « d’un gradient d’émotions et d’affinités plus grand que d’ordinaire » (1995 : 243). Au cours de mon enquête ethnographique, je n’ai rencontré aucun individu à qui cette capacité était attribuée, ce qui confirme la rareté de tels cas.
Revenons à présent sur la question de l’influence présumée de l’orixá sur l’apparence et la personnalité de ses « enfants ». Dans ce cas de figure, la démonstration est moins évidente et mérite que l’on s’y attarde quelque peu. Certaines différences importantes peuvent être relevées entre la situation décrite par Rita Laura Segato basée sur une enquête ethnographique menée à la fin des années 70 et celle que j’ai moi-même rencontrée en 2001-2003. Cette comparaison me semble d’autant plus intéressante qu’elle et moi avons travaillé sur une « même » population séparée par à peine une génération de chefs de culte341. Pour aborder cette comparaison, je propose de prendre en considération la relation entre ori et orixá. Les divergences enregistrées portent majoritairement sur l’influence attribuée à chacune de ces instances sur la personnalité de l’individu.
Afin de bien mesurer la différence en question, voyons pour commencer comment la relation entre ori et orixá est décrite par Segato :
Pour le yoruba, le maître de la tête [ori342] et la divinité personnelle [orixá] sont des entités différentes, le premier étant responsable autant du destin que de la personnalité, alors que dans le culte xangô ils sont la même entité et ne sont responsables que de la personnalité » (1995 : 84).
Le saint n’a rien à voir avec la personne… Fille de Oxum doit être comme ceci ou comme cela, fils de Xangô doit être désespéré…Par les ressemblances ? Cela entraîne la confusion : rien à voir ! Dire qu’un fils de Yemanjá est faux ou traître… Tout cela est un mensonge : cela dépend de la personne et non du saint… C’est comme dire qu’une prostituée est fille de Oxum… Rien à voir ! C’est elle qui a cette renommée mais c’est une question de personnalité, de morale, de caractère de la personne ! (C’est moi qui souligne)
La séparation fut également clairement exprimée dans l’épisode suivant. Lucínha devait se rendre sur une île voisine avec ses collègues de travail mais elle décida de ne pas y aller car elle avoua avoir trop peur de prendre le bateau! Sa fille s’exclama alors : « Credo! N’es-tu pas fille de Yemanjá? »
Lucínha lui rétorqua sèchement: « Je ne suis pas Yemanjá! Je suis Lucínha! »
Lorsque je demandai à Lucínha, à la suite de cet épisode, si elle ne pensait pas que l’orixá exerçait une influence sur la personnalité de son « enfant », elle répondit tout simplement : « Nous n’avons pas été éduqués ainsi… »
Le rôle central de l’éducation, et par conséquent des mécanismes de transmission et d’apprentissage des savoirs religieux apparaît ici clairement. Il y a dans ces quelques commentaires une distinction claire – je dirais même « radicale »! – entre d’une côté l’orixá et de l’autre « la personne », assimilée par Paulo à « la chair et ses défauts », qui est avant tout appréhendée comme le fruit de l’éducation qu’elle a reçu. Une double formule largement connue dans le milieu, qui relève plus de la sagesse populaire que d’un soi-disant modèle africain de penser le monde, résume parfaitement ce point de vue : « Chaque tête est un monde! Chaque tête est une sentence! »
Ces expressions dénotent d’une position se situant à l’antipode de la tradition archétypale du candomblé de Recife telle que décrite par Rita Segato (1995), car elles insistent sur la singularité de chaque individu, qui dépend avant tout de son éducation, plutôt que du profil psychologique des orixás censés modeler non seulement la personnalité de leurs enfants » mais également leurs interactions au jour le jour. Mais ces deux points de vue doivent être nuancés.
En effet, l’existence d’un discours de type « archétypal », tel que magistralement décrit par Rita Segato (1995), existe bel et bien au sein de la famille-de-saint étudiée. L’orixá, selon ce point de vue, peut être perçu comme exerçant une réelle influence sur la personnalité de son « enfant » : « La personne n’a pas la personnalité toute entière de l’orixá… Elle a seulement quelques traits : c’est elle qui est Yemanjá, moi je suis moi! » (Lucínha)
La même mère-de-saint qui défendait l’idée d’une séparation radicale entre « saint » et personne » se montre ici plus nuancée et reconnaît une influence partielle de l’orixá sur la personnalité de ses « enfants ». Cet exemple attire notre attention sur le fait qu’il arrive fréquemment que ce soit la même personne, mais dans des circonstances différentes, qui puisse tenir deux discours en apparence contradictoires. Une telle situation rend particulièrement délicate l’analyse des représentations culturelles, et soulève une question méthodologique de première importance : quelle place occupe chacun des discours dans le quotidien des individus ? Un domine-t-il l’autre ou coexistent-ils sans pour autant entrer en concurrence ? Ces questions en soulèvent d’autres d’ordre plus général : le discours est-il le reflet fidèle de la manière dont les gens conçoivent effectivement l’influence respective de l’ori et de l’orixá sur la personnalité des individus ?
Mon ethnographie ne permet malheureusement pas d’apporter une réponse tranchée à ces questions, et ce pour deux raisons principales. La première est que mon enquête est limitée à une famille-de-saint et que, par conséquent, je ne peux émettre de généralisation concernant toute la « nation » nagô de Recife. Ensuite, je n’ai abordé que marginalement ce problème dans mes entrevues. Mon matériel ethnographique, en terme d’exégèse externe sur le sujet, est donc limité. Mais cette situation présente toutefois un avantage certain: elle m’a permis une première évaluation de l’impact d’un tel discours – exégèse interne – dans le quotidien des participants.
Trois arguments me font pencher en faveur d’une primauté de la séparation ori/orixá dans le discours ambiant et d’une influence partagée par ces deux entités sur la personnalité des participants. Le premier (et principal) est d’ordre ethnographique. En effet, à l’échelle familiale, je peux dire qu’en un an de vie en commun, je n’ai relevé que quatre occurrences d’attribution spontanée d’un trait de caractère d’un fils-de-saint à l’influence de son orixá. Aussi, trois d’entre elles furent exprimés dans des contextes d’énonciation particuliers où prédominait la taquinerie, l’ironie ou encore la moquerie d’un fils-de-saint vis-à-vis d’un autre. Un des exemples fut un commentaire d’un père-de-saint vis-à-vis d’une fille-de-saint de Oxum qu’il envoya acheter de la bière et qui refusa radicalement, sous prétexte d’avoir autre chose à faire. Le père-de-saint s’adressa alors à un autre fils-de-saint, le sourire aux lèvres : « Tous les gens de Oxum sont butés… Elle ne veut que ce qu’elle veut! »
Ce commentaire provoqua un éclat de rire chez les deux protagonistes. Je serais donc enclin à rejoindre l’opinion de Goldman sur cette question qui souligne que ces références sont appréhendées avec un esprit plus jacasse que sérieux, et que (les gens) ne croient pas qu’elles reflètent rien de bien essentiel » (1985 : 99). Cependant, lors d’une entrevue avec un père-de-saint (quatrième occurrence), celui-ci, après deux heures de discussion intense, resta un long moment silencieux tout en m’observant avant de me faire remarquer que j’étais un véritable fils de Ode » car j’étais toujours aux aguets et toujours en train de poursuivre des informations d’un terreiro à l’autre. Il est vrai que dans mon cas, la cohérence entre l’activité caractérisant mon orixá, à savoir la chasse, et mon activité professionnelle est évidente, ce qui expliquerait l’inférence du chef de culte.
Mon deuxième argument est d’ordre méthodologique. Il me semble que les résultats obtenus par Segato sont en partie tributaires de la primauté qu’elle octroya au « aspects purement verbaux de la communication » et ce, bien qu’elle ait, avec beaucoup de sensibilité et de rigueur, également rendu compte des « recours expressifs variés » mobilisés par les participants au culte (1995 : 132). Je suis en effet persuadé que le recours à des entrevues élaborées et approfondies sur le sujet m’auraient amené à un résultat plus proche de celui obtenu par Rita Segato (1995). Tout ce que je peux constater, c’est que sans l’intervention de l’anthropologue, les occurrences spontanées de ce type d’interprétation sont rares et qu’elles ne semblent pas exercer d’influence majeure sur la catégorisation des personnes et de leur personnalité.
Mon troisième argument est d’ordre sociologique. Lucínha et Zite, qui figurent parmi les défenseurs les plus radicaux de la séparation ori/orixá et de la primauté de l’influence de l’éducation dans la formation de la personnalité de l’individu, ont toutes deux exercé ou exercent toujours le métier de professeur dans l’enseignement secondaire. Lucínha, par ailleurs, suivait au moment de mon terrain un cours de spécialisation en « Arts religieux ». Même si l’accès aux études supérieures est une exception parmi les pratiquants des cultes afro-brésiliens de Recife, il n’en va pas de même en ce qui concerne l’accès à l’enseignement primaire et secondaire qui, malgré leurs nombreuses lacunes, est obligatoire et suffisamment généralisé pour que les générations actuelles de pratiquants aient tous connus les bancs d’école (Cf. chapitre I). L’insertion du candomblé et des individus dans une société de plus en plus pénétrée par les connaissances scientifiques ne peut que favoriser l’accès à des modes explicatifs alternatifs aux modèles mythologiques issus de la psychologie, de la physique, de la biologie, etc. Mais que l’on me comprenne bien : même si la large diffusion de « modes explicatifs » concurrents semble indéniable, ce n’est pas pour autant que l’on assistera à une substitution des savoirs issus de la tradition africaine par ceux issus de la tradition occidentale! Dans la plupart des cas, on observe une synthèse individuelle qui est en constante évolution en fonction des facteurs biographiques et des contextes sociaux dans lesquels la personne est immergée. Seule une étude au cas par cas, ancrée dans des histoires de vie et prenant en considération la place respective occupée par chaque individu dans la famille-de-saint est à mes yeux capable de bien cerner la complexité des conceptions à l’œuvre au sein du culte.
