Le parcours narratif de l’héroïne

Pour ce faire, nous commençons par analyser le premier niveau de lecture des trois romans, celui qui nous fait distinguer ce qui est de l’ordre de l’apparent, non convaincant pour le lecteur, de ce qui demeure enfoui et qu’il faudrait décrypter. Dès lors plusieurs questions se sont présentées à notre esprit : il y aurait-il une autre quête, d’un autre genre que les personnages recherchent ? ou encore, l’intention de la narratrice était-elle de faire de l’itinéraire de ses personnages un parcours sans issue ? Quel est ce message secret que la romancière envoie au lecteur dans ses trois textes? Toutes ces questions trouveront leurs réponses au cours de l’analyse.

Nous tenons à rappeler que l’objectif général de cette étant de savoir s’il y a respect de la part de l’auteure des spécificités de son discours développé sur l’espace et le temps tel que nous l’avions démontré dans une analyse précédente de son deuxième roman « Le Siècle des sauterelles » à savoir « la revendication de l’appartenance de ses personnages à un espace (le désert), terre des ancêtres, et un temps (le passé), comprenant l’enfance et la jeunesse, il nous a paru évident de décrire, en premier lieu, le parcours narratif, qu’elle fait emprunter, par l’écriture, à ses personnages- féminins, en quête d’une identité.

Tenue de respecter le concept d’immanence du texte, c’est-à-dire considérant le texte comme un ensemble de signes obéissant à une structure donnée et détachée de ses éventuels référents biographiques, nous nous tiendrons à l’interprétation de ces signes afin de « les faire parler » pour découvrir leurs sens. Nous essayerons de cerner l’écriture -et rien que l’écriture – de Malika Mokeddem pour analyser son fonctionnement interne.

Nous rappelons que toute histoire se définit comme une suite d’actions prises en charge par des acteurs. C’est dans cette perspective que nous entamons notre analyse des trois romans, c’est – à -dire par une approche structurale afin de faire apparaître les différentes étapes du récit. En effet, les trois romans se présentent comme tout récit, sous la forme de la quête d’un objet par un sujet. Les obstacles , inévitables dans toute quête, font surgir les opposants que le sujet affronte avec l’aide d’adjuvants. La quête a une origine ou motivation, le destinateur, et une finalité ou destinataire ( bénéficiaire ) qui, outre le sujet, peut concerner d’autres personnes .

La naissance d’une dualité : le double-aspect de la quête. 

Le premier niveau de lecture, nous fait vite repérer la première quête du personnage qui, en général n’est pas la véritable. Dans son premier roman, considéré comme « le roman matriciel », Malika Mokeddem, pose les jalons, en corrélation avec la thématique de son écriture. Le personnage principal de ce roman, nommée Leila, est narratrice et personnage en même temps. Elle écoute et rapporte les propos de la grand-mère raconter la saga familiale qui semble être la clef de voûte du roman. Ainsi deux récits alternent : le premier, celui de la grand-mère qui relate une partie de la vie familiale et à travers cette vie, un pan de l’Histoire de l’Algérie après les années 40, marquée par la souffrances du peuple algérien et la sédentarisation forcée des nomades.

Le deuxième récit est relayé par la petite fille Leila, qui raconte une partie de sa vie tout aussi marquée par celle de ses ancêtres, les nomades, qu’elle n’a pas connus, mais, desquels elle proclame sa descendance et son esprit rebelle jusqu’à les prendre pour l’effet d’une libre imagination, tellement elle était pénétrée, comme eux, par le sentiment d’insubordination et de refus de l’enfermement. A ce propos, la narratrice nous rapporte l’étonnement de Leila devant cette aspiration, toujours grandissante, à vouloir leur ressembler : « N’étaient-ils pas [les nomades] un mirage né de son désir grandissant de franchir les frontières ? »[H.M.114].

Par ailleurs, voici en quoi se résume son admiration pour ces hommes : « Des gens droits et généreux, mais si fiers et durs ![…] rebelles de toujours qui jamais n’adhèrent à aucun système établi ».[H.M .25].

Alors que le deuxième niveau de lecture fait plonger le lecteur dans une autre dimension en lui permettant de prendre connaissance de la personnalité de la romancière, inscrite en filigrane, dans toute son épaisseur psychologique.

Donc, ce roman est plutôt contestataire, dénonciateur où la narratrice porte un discours accusateur sur la société traditionnelle avec tous ses défauts, toutes ses imperfections.

Plus tard, la voix de la grand-mère est perpétuée par la petite fille dans l’écriture. En se racontant, la narratrice exploite les événements intériorisés, soit qu’elle a vécus directement ou dont elle a été témoin.

Signalons que ces événements qui plongent leurs racines loin dans le temps et l’espace de l’enfance, n’ont pas été tous de bonheur . Bien au contraire, la narratrice en garde, en mémoire, des blessures qu’elle s’ingénie, dans chaque création littéraire nouvelle, à effacer. Dans le deuxième roman, « Le Siècle des Sauterelles », les différentes quêtes de vengeance du personnage principal, Mahmoud : celle de venger sa famille expropriée par les colons et forcée au nomadisme et celle de restituer les ossements de son aïeule afin que le père repose en paix, ou encore celle de retrouver les assassins de son épouse représentent les péripéties de toute l’histoire.

Cependant, cette première analyse du récit, qui provoque la dynamique du roman, à savoir que, Mahmoud est en perpétuel déplacement à la recherche d’un objet manquant, nous situe à un premier niveau de lecture, de ce qui est apparent et qui demeure non convaincant pour le lecteur.

Dès lors plusieurs questions se sont présentées à l’esprit : il y aurait-il une autre quête, d’un autre genre que les deux personnages recherchent ? ou encore, l’intention de la narratrice était-elle de faire de l’itinéraire de Mahmoud et sa fille un parcours sans issue ? Il fallait donc trouver ce qui était inscrit en filigrane, ce que le roman donnait à lire à un second niveau. A considérer le roman sous un autre angle, nous nous rendons compte qu’ au delà de l’apparente simplicité de la première quête, les deux personnages poursuivent une quête d’ordre intérieur : le savoir et la connaissance qui doivent mener inévitablement à la libération. C’est le fil conducteur que nous avons suivi dans notre investigation du roman.

Le désir de vengeance chez Mahmoud n’avait été, au fait, qu’une quête apparente. Répondant à ses aspirations d’homme de paix et nourri de valeurs humaines, du fait de ses origines nomades, sa vision du monde avait changé depuis longtemps. C’est ce qui a provoqué, chez lui, la destruction définitive du projet de vengeance.

Cette décision lui a permis de se sentir conforté dans son opinion et allégé de ne plus être obligé de s’imposer un mépris et une haine, inutiles, envers les autres. Nous nous sommes aperçue, donc, que tous les projets de vengeance n’avaient été qu’illusions poursuivies dans le temps et dans l’espace d’où leur échec ou le non aboutissement de la quête.

L’origine de la quête d’une nouvelle identité : 

Nous allons voir que l’origine de la quête d’une identité individuelle et singulière chez le personnage-féminin, vient du fait d’avoir considéré le comportement des parents à son égard, par rapport à leur conduite avec leurs fils, auxquels trop d’avantages sont accordés, indûment, est injuste.

• L’injustice du père.

Dans le premier roman, « Les Hommes qui marchent », le parcours narratif de l’héroïne, Leila, qui fait écho avec celui de la romancière, commence le jour de sa venue au monde. Par la technique d’une mise en abîme, elle nous raconte les circonstances qui ont entourées sa naissance. Il va de soi que la narratrice ne raconte pas sa naissance, à proprement parler car en tant que nouveau-né, elle ne peut en avoir gardé trace dans sa mémoire, mais elle met cet événement en scène pour faire apparaitre certains éléments à valeur symbolique tels que sa venue au monde de nuit, d’où son prénom « Leila » qui signifie « nuit ».

• L’ambigüité de son comportement.

Cette petite fille, qui a eu la chance d’aller à l’école à une époque où les algériens ne permettaient pas à leurs filles de s’y instruire, va évoluer dans un monde de contradictions aussi bien à l’intérieur de la famille qu’à l’extérieur. Elle grandit dans un entre-deux, entre deux cultures : la première, sous-jacente, dictée, même en silence, par les parents et la société, l’autre, s’est enracinée en elle, dès l’âge de l’école par l’attention particulière que lui portait son institutrice, la lecture d’ouvrages, le côtoiement de personnes étrangères venues dans le cadre de la colonisation et plus tard dans celui de la coopération technique fournissant de l’aide à l’Algérie, fraichement sortie d’une guerre. Concernant le père, ce qui demeure incompréhensible voire paradoxal dans son comportement est que c’est lui qui a mis sa fille à l’école pour lui permettre d’apprendre et c’est lui-même qui va être à l’origine de sa frustration.

• La désaffection de la mère

Traitant toujours du rapport de Leila avec ses parents, la mère, non plus, ne jouit d’aucune brillance chez sa fille. Elle ne sort pas du commun et donc, ne représente pas le modèle tant désiré par la fille pour plusieurs raisons : « La mère de mes fils»[H.M. 116] : c’est ainsi qu’est nommée, Yamina, par le père, étant donné que depuis la naissance de la deuxième fille, elle n’a eu que des garçons.

• Stigmatisation de la petite fille.

Cette mère, convaincue d’être une maure pure, considérait le teint foncé de sa fille comme une profanation et un reste du pigment d’un ancêtre noir autrefois, esclave, la traitant de « négrita », pour la couleur brune de sa peau et ses cheveux bouclés.

Table des matières

INTRODUCTION
Présentation du corpus
1ère PARTIE : LA QUETE IDENTITAIRE
Chapitre I : Le parcours narratif de l’héroïne
I.1. La naissance d’une dualité : le double-aspect de la quête
I.1. 1. L’origine de la quête d’une nouvelle identité
I.1. 2. La revanche de la petite fille
I.1. 3. L’édification d’un espace subjectif: je /les autres
I.1. 4. Le réconfort féminin
I.1. 5. L’appui masculin
I.2. Les repères identitaires et leur rapport avec le temps et l’espace.
I.2. 1. Les espaces naturels et les espaces culturels
I.2. 2. Les espaces naturels
I.2. 3. Les espaces culturels
Chapitre II : L’espace du savoir
II.1. Les enjeux du savoir pour le personnage féminin
II.1. 1. La contribution de la famille
II .1. 2. La corrélation colonisateur / colonisé
II.1. 3. Le savoir et les persécutions sociales chez le personnage féminin
II.2. Les coercitions du savoir sur le personnage masculin
II.2.1. Les restrictions du savoir
II.2.2. Le savoir, comme besoin impérieux
II.2.3. Les mentalités figées
Chapitre III : La représentation par la mémoire du paradis perdu dans un espace nouveau
III.1. La restitution de l’espace et du temps à travers la mémoire
III.1. 1. Ecrire n’est pas raconter
III.1. 2. Le refus d’oublier
III.2. La remémoration : une revanche sur l’espace et le temps
III.2. 1. Le ressassement perpétuel du drame
III.2. 2. L’édification d’un destin sur un échec
III.3. 3. Réversibilité de la mémoire
III.3. La remémoration : une thérapie
III.3. 1. Se soigner par les mots
III.3. 2. Se soigner par le retour aux origines
III.3. 3. Se soigner en réveillant l’enfant qui dort
2 ème partie : LES MISSIONS DE L’ECRITURE DANS L’EXIL
Chapitre I : ce que représente l’exil pour Malika Mokeddem
I.1. L’exil, espace d’épanouissement
I.2. « Je suis une expatriée, pas une exilée »
I.3. Exil et spécificités
I.4. L’exil, espace de l’entre-deux : un départ et une arrivée
I.5. La thématique de l’exil
I.6. Les compromis de l’exil
Chapitre II : une mission de paix
II. 1. Le dédoublement du discours
II.2. Le désir de normalisation et d’équilibre des rapports
Chapitre III : CONSOLIDATION DE L’IDENTITE
III.1. La quête d’une identité plurielle
III.1.1. L’adoption approuvée d’une culture étrangère
III.1.2. L’adhésion involontaire du personnage à des cultures
III.1.3. L’envahissement de l’extérieur
III.2. La moisson d’humanité
III.2. 1. Le mal de filiation
III.2. 2. L’affiliation à une nouvelle famille
3 ème partie: L’ECLATEMENT DE TOUTES LES STRUCTURES
Chapitre I : L’éclatement du personnage dans le temps et dans l’espace
I.1. La définition de la culture
I.1.1. L’attachement à une culture
I.1.2. Les aspects approuvés de la culture
I.1.3. Les aspects désapprouvés de la culture
I.2. L’emprunt d’une identité paradoxale
I.2.1. Avantages du déguisement
I.2.2. La vie à l’envers
Chapitre II : L’éclatement du moi
II.1. Le cas de Yasmine : plongée en apnée ou émersion ?
II.2. Le cas de Dalila : de la fusion à la fission
Chapitre III : L’éclatement des structures narratives
III.1. Les structures de surface
III.1. 1. Aux alentours du texte
III.2. Les structures profondes
III.2. 1. Deux langues, deux genres et plusieurs voix
III.2. 2. L’interculturalité
III.2. 3. Les romans-contes
III.3. L’invocation du mythe
III.3. 1. La mythification des personnages emblématiques
CONLUSION

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