Le registre symbolique de la chimie

Les noms, les symboles, les formules sont plus qu’un outil de représentation. Ils font progresser la science. Les signes dénotent les idées et il existe une algèbre à la fois nécessaire et harmonieuse, qui leur confère leur liaison interne. La science n’est rien d’autre que la recherche de cette algèbre, de cette combinatoire qui rend les mots aptes à dire les choses. (Laszlo, 1993, p. 31) Nous allons dans ce chapitre brièvement présenter l’élaboration du registre symbolique de la chimie et montrer que celui-ci peut être considéré comme un langage. Puis nous présenterons la place des modèles en chimie en lien avec le registre empirique et la place particulière du langage symbolique.

Élaboration de la nomenclature, des symboles et des formules chimiques 

La chimie est considérée comme une science à partir du XIXe siècle. C’est alors l’expansion des connaissances empiriques et des théories chimiques et cela se fait de concert avec l’élaboration d’un « langage » qui va porter ces nouvelles découvertes. Se développent alors la nomenclature, les symboles, les formules et les équations en lien avec l’évolution des nouvelles théories. Le « langage » de la chimie, en véhiculant les nouvelles théories, est un élément essentiel du processus de développement de la chimie du XIXe siècle. Lavoisier est à l’origine « de la révolution chimique sémantique et ordinatrice » (Dagognet, 2002, p.7). Avant celui-ci, la « langue » et la chimie ne fonctionnent pas ensemble (Laszlo, 1993). Dans la première moitié du XIXe siècle, trois temps forts se dégagent dans l’élaboration des représentations symboliques en lien avec le développement des connaissances empiriques et l’apparition des nouvelles théories de la matière :

– l’élaboration d’une nomenclature par Lavoisier s’appuyant sur le concept de « simple », ou substance indécomposable, et sur les expériences de laboratoire de composition et de décomposition des substances. L’eau, notamment, perd son statut d’élément. La nomenclature s’élabore contre la théorie du phlogistique et ouvre la voie à la chimie en tant que science. Lavoisier est conscient que la nouvelle nomenclature est une véritable révolution plutôt qu’une réforme, une rupture brusque et douloureuse avec le passé (Sliwka, 2003) ;

– l’élaboration des symboles et d’une arithmétique par Berzelius en lien avec la théorie atomique et les combinaisons fixes des atomes. Les chimistes vont traduire les expériences faites en laboratoire par des équations chimiques écrites au moyen de formules (Laugier, 1998, p. 163) ;

– l’élaboration des formules développées avec l’explosion de la chimie organique et en lien avec le concept de molécules et d’arrangement des atomes dans la molécule. Pour les chimistes comme Laurent, Couper ou Boutlerov la structure chimique devient la source des propriétés chimiques des composés. « La nature chimique d’une molécule composée dépend de la nature, de la quantité de ses constituants élémentaires et de sa structure chimique » (Kluge & Larder, 1971, p. 290). L’écriture de ces structures moléculaires planes sur une feuille de papier a servi d’auxiliaire puissant pour les chimistes dans l’interprétation des réactions chimiques (Dumon & Luft, 2008, p. 12).

On n’est pas juste devant la notion de formule développée en disant qu’une telle formule est une représentation conventionnelle ; c’est plutôt une présentation qui suggère des expériences. […] La formule développée est un substitut rationnel qui donne, pour l’expérience, une comptabilité claire des possibilités. Il y a dès lors des expériences chimiques qui apparaissent a priori impossibles parce qu’elles sont interdites par les formules développées. […] Vice versa, il y a des expériences qu’on n’aurait jamais songé à réaliser, si l’on n’avait pas prévu a priori leur possibilité en se confiant aux formules développées. On raisonne sur une substance chimique dès qu’on en a établi une formule développée. On voit donc qu’à une substance chimique est associé désormais un véritable noumène. (Bachelard cité par Lecourt, 2002, p. 78‑79) .

Ce système de représentations a permis de significatives avancées entre 1820 et 1850 (Klein, 2001b). C’est notamment en utilisant le système de Berzelius que Dumas en vient à proposer le concept de substitution (Klein, 2001a). La composition de chaque substance chimique au moyen de lettres et de chiffres « permet la manipulation formelle des symboles indépendamment de leurs signifiés empiriques, pour autant que le chimiste suive certaines règles générales » (Laszlo, 1993, p. 12). Les représentations spatiales posées sur le papier peuvent être considérées, ainsi que l’indique Bachelard (2010), comme de véritables hypothèses scientifiques.

En posant le schéma du tétraèdre, la chimie classique émettait une hypothèse. (Bachelard, 2010, p. 144).

Les formules écrites sont de véritables « outils de papier » (Klein, 2001b) permettant de réaliser des expériences sur une feuille blanche en lieu et place de la paillasse.

Les représentations symboliques en chimie : langue ou langage ? 

For a chemist, natural signs are whatever can be seen, smelled and felt before, during and after an experiment. This assortment of signs is actively linked to that other group of signs devised by chemists to communicate among themselves – the “language of chemistry”. (Weininger, 1998, p. 18‑ 19) .

Les symboles en chimie et leurs règles combinatoires constituent un code très ancien (Crosland, 1980). Depuis Dagognet, ce système de représentation est étudié du point de vue sémiologique (Mounin, 1981, p. 216). Peut-on alors le considérer comme une langue ou un langage ?

La nomenclature 

Sliwka (2003) envisage la nouvelle nomenclature comme un exemple de construction de la langue à la manière de Zamenhof, cent ans plus tard, quand il construit l’esperanto. Mestrallet, reprise par (Mounin, 1981, p. 217), propose quatre niveaux distincts dans la nomenclature chimique moderne.

– On trouve en premier lieu les termes de la langue naturelle comme eau ou ammoniac ou des néologismes de l’alchimie tels que l’eau forte ou la teinture de tournesol. Ces noms sont arbitraires, ne donnant aucune indication de la composition chimique de la substance.
– On a ensuite des termes qui combinent à la fois la langue naturelle et des suffixes et préfixes qui vont commencer à donner des indications de structure chimique. On peut citer les noms comme méthane, éthylène, etc. Ces noms ne donnent encore aucune indication sur la composition ou l’arrangement des atomes, par exemple. Au mieux, ils permettent de regrouper et classer.
– Le troisième niveau est qualifié de « fonctionnel » (Mestrallet citée par Mounin, 1981, p. 217) avec des exemples tels que le chlorure d’argent, l’acide phosphorique. Ce niveau, en plus du classement, donne des indications sur les propriétés chimiques des substances en faisant apparaître la principale fonction chimique.

– Enfin, le quatrième niveau, ou la nomenclature « systématique » (Mestrallet citée par Mounin, 1981, p. 217) permet à partir du nom, tel que 2-méthyl pentane, de retrouver la structure chimique sans aucune ambiguïté. Mestrallet (Mounin, 1981, p. 218) constate que dans la nomenclature chimique, terme qu’elle propose de remplacer par « champ sémantique », les chimistes essaient d’accorder au mieux la signification du nom avec le concept chimique et d’élaborer des noms de façon systématique, ce qui n’est pas forcément le cas dans une langue naturelle. Mais comme dans une langue naturelle, on retrouve de l’arbitraire, par exemple dans le choix des préfixes et des suffixes comme ane, ène, ate, etc. Et enfin, comme toute langue vivante, la nomenclature ne cesse d’évoluer. La nomenclature chimique ne saurait être définitive comme la table des déclinaisons d’une langue morte. Elle est sans cesse rectifiée, complétée, nuancée. Le langage de la science est en état de révolution sémantique permanente. (Bachelard, 2010, p. 209) .

Les formules chimiques

Les chimistes ont élaboré ce que certains considèrent comme une véritable langue avec un alphabet, une syntaxe et des règles sémantiques. Jacob (2001) effectue un parallèle avec la langue ordinaire, en considérant que :
– les symboles des éléments chimiques figurent l’alphabet ;
– les formules chimiques, élaborées à partir d’associations de symboles, correspondent aux mots ;
– les équations chimiques, enfin, constituent l’équivalent de phrases, puisqu’elles peuvent être vues comme association des « mots » (les formules). Comme toute langue, celle des chimistes possède un ensemble de règles syntaxiques pour former les mots et les phrases qui sont :
– les règles orthographiques avec par exemple la valence pour les molécules et l’électronégativité pour les ions ;
– des règles de grammaire avec la conservation des éléments chimiques et la conservation de la charge électrique. Les formules chimiques peuvent être disséquées « comme s’il s’agissait de vocables » (Laszlo, 1993, p. 41). Nous pouvons reconnaître dans une formule chimique telle que (CH3)2C3H5OH, ou dans son nom le 2,2-diméthylpropan-1-ol, les racines, les préfixes et les suffixes comme le ferait un grammairien avec les mots. Dans les formules de la soude (NaOH) et de l’eau (H2O), le symbole O représente l’atome d’oxygène. Il a bien la même signification, qu’il soit uni avec le sodium ou avec deux hydrogènes. Mais si l’atome d’oxygène est invariant dans ces différentes situations, il l’est sans être tout à fait identique, notamment dans son organisation électronique.

Cette transférabilité fait de la manipulation des symboles chimiques une langue très proche du langage usuel. […] Le langage de la chimie est plus qu’un code, il a le « bougé » sémantique d’une langue (Laszlo, 1993, p. 64‑ 65) Cette langue a aussi ses règles sémantiques basées sur l’expérience et sur l’existant, même s’il n’y a aucune ressemblance entre les signes utilisés et les molécules qui sont représentées (Edeline, 2009). Les symboles du chimiste ne sont pas uniquement des «représentations » qui peuvent être jetées quand elles ne fonctionnent plus. Le chimiste y met également de la « réalité ». (Bachelard, 2010, p. 156) .

Une langue scientifique est censée être un système univoque dépouillé de connotations et de significations implicites (Mounin, 1981). Comme dans une langue ordinaire, la signification des « mots » en chimie (les formules) dépend du contexte. Plusieurs signifiés peuvent être associés à un signifiant . Seul le contexte nous permet de dire si la formule H2O représente une molécule ou une quantité quelconque, un gaz, un liquide ou un solide, un acide ou une base, un nucléophile ou un électrophile (Weininger, 1998, p. 22). Dans l’équation chimique rendant compte de la combustion du carbone : C(s) + O2 (g) = CO2(g), la même lettre C symbolise à la fois le graphite quand elle est seule et l’atome de carbone dans la formule du gaz dioxyde de carbone. Dans les deux cas, elle représente également l’élément chimique, ce qui permet d’ajuster l’équation de la réaction.

Le code chimique possède également une véritable flexibilité avec la possibilité d’élision de symboles, les H et C dans les formules organiques, ou le remplacement des chaînes organiques : un R pour les chaînes aliphatiques et un A pour les chaînes aromatiques (Mounin, 1981). Comme dans toutes les langues, on peut observer des variations « régionales» (Taber, 2009). Entre l’organicien et le thermochimiste, les équations ne prennent pas nécessairement la même forme. L’un va préférer des formules semi-développées alors que l’autre travaillera de façon privilégiée à partir des formules brutes. Des choix de représentation peuvent être décidés dans les programmes pour faciliter les apprentissages comme la notion de l’ion HOplutôt qu’OHfacilitant ainsi le repérage de l’atome portant la charge, ces différentes variations sembleront d’une importance mineure pour l’expert mais cela peut s’avérer beaucoup plus difficile pour le novice de distinguer si un symbole légèrement différent est destiné à impliquer une différence dans le signifié (Taber, 2009).

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : ENJEUX DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 1 : LE REGISTRE SYMBOLIQUE DE LA CHIMIE
1. ÉLABORATION DE LA NOMENCLATURE, DES SYMBOLES ET DES FORMULES CHIMIQUES
2. LES REPRÉSENTATIONS SYMBOLIQUES EN CHIMIE : LANGUE OU LANGAGE?
3. LES REGISTRES ET NIVEAUX DE LA CHIMIE
CHAPITRE 2 : CONCEPTS EN CHIMIE ET LANGAGE SYMBOLIQUE
1. QU’EST-CE QU’UN CONCEPT ?
2 LES CONCEPTS EN CHIMIE EN LIEN AVEC LE LANGAGE SYMBOLIQUE : REPRÉSENTATIONS DES ÉLÈVES
3. DIFFICULTÉS D’APPRENTISSAGE DU LANGAGE SYMBOLIQUE
4. UNE PROGRESSION TENANT COMPTE DE L’APPRENTISSAGE DU LANGAGE SYMBOLIQUE
CHAPITRE 3 : CADRES MÉTHODOLOGIQUES
1. ENSEIGNER LE LANGAGE SYMBOLIQUE PAR L’HISTOIRE DES SCIENCES : UNE RECONSTRUCTION DIDACTIQUE
2. POUR L’ANALYSE DE L’ÉLABORATION HISTORIQUE DU LANGAGE SYMBOLIQUE : LA PROBLÉMATISATION
3. POUR L’ANALYSE DES PRATIQUES ENSEIGNANTES : LA DOUBLE APPROCHE DIDACTIQUE ET ERGONOMIQUE
CHAPITRE 4 : PROBLÉMATIQUE ET QUESTIONS DE RECHERCHE
1. PROBLÉMATIQUE
2. QUESTIONS DE RECHERCHE
PARTIE 2 : ENQUÊTES PRÉALABLES
CHAPITRE 1 : LE CONTEXTE INSTITUTIONNEL
1. LES PROGRAMMES
2. ANALYSE DES OUVRAGES SCOLAIRES DE CINQUIÈME ET QUATRIÈME
3. CONTEXTE INSTITUTIONNEL : CONCLUSION
CHAPITRE 2 : L’ENQUÊTE DIDACTIQUE : ÉLÈVE ET LANGAGE SYMBOLIQUE
1. OBJECTIF DU QUESTIONNAIRE
2. MÉTHODOLOGIE
3. RÉSULTATS ET DISCUSSION
4. LES DIFFICULTÉS ÉLÈVES : CONCLUSION
CHAPITRE 3 : CE QUE DISENT ET FONT LES ENSEIGNANTS
1. UN QUESTIONNAIRE ENSEIGNANT
2. OBSERVATION DE DEUX SÉANCES DE CLASSE « ORDINAIRES »
3. CE QUE DISENT ET FONT LES ENSEIGNANTS : CONCLUSION
CONCLUSION PARTIE 2
PARTIE 3 : ENQUÊTE HISTORIQUE
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : ÉLABORATION DU LANGAGE
1. AVANT LAVOISIER : LE PASSAGE À UNE SCIENCE
2. LAVOISIER OU L’ÉLABORATION D’UNE NOMENCLATURE
3. LES FORMULES DE DALTON
4. LES FORMULES DE BERZELIUS
5. LES FORMULES DES ORGANICIENS
CHAPITRE 2 : LA FORMULE CHIMIQUE AU CŒUR DES DÉBATS
1. UNE MÊME FORMULE MAIS PLUSIEURS INTERPRÉTATIONS
2. DES CONTROVERSES
3. UNE FORMULE MACROSCOPIQUE OU MICROSCOPIQUE ?
CONCLUSION DE L’ENQUÊTE HISTORIQUE
PARTIE 4 RECONSTRUCTION DIDACTIQUE
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 APPORT DE L’ENQUÊTE HISTORIQUE POUR L’ÉLABORATION DES RESSOURCES
1. REGARDS CROISÉS ENQUÊTES HISTORIQUES ET ENQUÊTES DIDACTIQUES
2. HISTOIRE DES SCIENCES POUR LE MEDIA : LES RAISONS DE L’ÉLABORATION DES FORMULES CHIMIQUES
CHAPITRE 2 : ÉLABORATION DES RESSOURCES
1 CHOIX DES RESSOURCES
2. LES SCÉNARIOS
CHAPITRE 3 : PREMIÈRES UTILISATIONS DES RESSOURCES
1. COMPARAISON INTRA-PERSONNELLE AVEC OU SANS LES RESSOURCES
2 UTILISATION DES DIALOGUES PAR UN ENSEIGNANT
CONCLUSION PARTIE 4
CONCLUSION GÉNÉRALE

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