Le réseau social comme « canalisateur » de la circulation des objets et savoirs techniques

L’utilité : un concept complexe

Quand nous pensons à un objet technique bien enraciné dans nos habitudes, au point qu’il est devenu un objet de routine qui n’attire plus aucune attention particulière (une « boîte noire »), l’utilité de cet objet apparaît évidente. C’est aussi pour cette raison que le fait de ne pas utiliser un tel objet (parmi les personnes âgées par exemple, parmi les femmes, parmi une population nationale…) peut apparaître « irrationnel ». Puisqu’il s’agit d’ « utilité » avérée – une notion apparemment universelle et neutre – il semble difficilement compréhensible qu’on puisse refuser de s’emparer de l’objet. Pourtant, l’utilité est bien loin d’être universelle. Comme Gilli (1988) l’a souligné à partir d’une analyse forte intéressante du concept de tekhnê chez les Grecs de l’Antiquité, les idées de l’utilité, de la technique, sont historiquement très variables et ne sont pas du tout neutres. Au contraire, un concept d’utilité peut incarner une valeur politique et servir comme arme sociale pour attaquer ou pour défendre des personnes, des pratiques… Gilli traite des controverses sur l’utilité d’une catégorie de personnes – les tekhnai – mais les affirmations sur l’utilité des objets techniques, si évidemment différentes, sont aussi chargées de jugements de valeur. Les entretiens réalisés auprès d’un échantillon de « jeunes retraités » (55-65 ans, à la retraite depuis 2-6 ans)63 montrent bien cette complexité de la notion d’utilité. Prenons l’exemple de Mme Robert et de son mari, qui hésitent à acheter un répondeur, même s’ils sont tentés: « parce que c’est une utilisation un peu… neutre… c’est pas de travail ou… c’est pas un besoin ». La distinction entre objets de travail et objets qui sont quelque part superflus, ne correspondant pas à des vrais « besoins », est récurrente dans le discours de Mme Robert. Elle regarde l’utilisation privée des téléphones mobiles avec un œil désapprobateur : « Pour les gens qui travaillent, pour les gens qui ont besoin d’être contactés tout de suite évidemment c’est très utile; mais quand j’entends ‘Ah, bon, tu n’as pas oublié les petits fours et… un litre de rouge’ ah, bon… Non, c’est un outil qui est probablement très utile, mais aussi à certaines catégories de gens… parce qu’il y a beaucoup de gens qui l’utilisent comme un jouet… je suis absolument pour ce machin, le portable, mais quand on l’achète pour des raisons sérieuses, pour le travail, choses comme ça. Pour les poireaux et un litre d’eau ? [Non ! – ZS]… » Pour Mme Robert, le téléphone mobile est donc très « utile » quand il sert à augmenter l’efficacité collective, le rendement au travail, etc. mais il n’est pas justifiable quand il s’agit des usages « futiles ». Dans ce cas, il est particulièrement clair que la construction d’un concept d’utilité implique un jugement moral. On a affaire ici à une vision du monde, une « cosmologie » en sens anthropologique : c’est-à-dire, les paroles de Mme Robert expriment une vision des catégories qui divisent le monde (les gens qui travaillent, etc.) et une idée des relations qui devraient exister entre ces catégories. Evidemment, tout le monde ne parle pas de l’utilité de cette façon. Tout le monde ne partagerait pas les valeurs de Mme Robert. Mais, comme nous essayerons de le démontrer, toutes les déclarations des personnes interrogées (celles des nombreux techno-enthousiastes, comme celles des objecteurs) sont imprégnées de valeurs. Il serait donc erroné imaginer qu’il existerait en premier lieu une utilité qui devrait simplement être « découverte » par l’utilisateur, une utilité universelle ou intrinsèque à l’objet. En effet, la correspondance entre « besoins » et moyens techniques est différente selon les catégories des personnes (les jeunes, les personnes âgées, l’individu X ou Y… ont tous leurs besoins spécifiques). Mais, en plus, ce qui est défini comme un « besoin » est profondément associé aux valeurs de la personne. Le fait de reconnaître l’« utilité » d’un objet technique ne peut être séparé du jugement de valeur qu’il exprime.

Le réseau social comme « canalisateur » de la circulation des objets et savoirs techniques

 Notre étude porte sur les réseaux sociaux au sein de la catégorie sociale des « jeunes retraités ». Au départ, l’idée de base était que la réceptivité de ces personnes aux nouvelles technologies pourrait être influencée par leur insertion dans un certain type de réseau familial, amical ou de voisinage. Il semble en effet possible que l’entourage personnel apporte plusieurs types de ressources et exerce différents types de pression favorisant ou non l’adoption des outils de télécommunications. Cet entourage peut devenir une source d’information sur l’existence, l’utilisation, le coût ou la qualité d’un objet technique. Il peut fournir assistance et savoir-faire pour l’installation (et plus tard assurer la « maintenance ») d’un objet technique, voire guider les premiers pas du nouvel utilisateur. Finalement, il peut exercer des pressions sur le retraité afin qu’il adopte un objet de communication ou même l’offrir en cadeau pour accélérer ce processus. Cette liste, non exhaustive, suggère le type de mécanisme en jeu : des informations, des soutiens, des petites pressions sociales, issus de l’entourage, influenceraient les choix des personnes à la retraite. De surcroît, on peut s’attendre à ce que l’insertion dans un réseau d’utilisateurs soit essentielle pour plusieurs raisons d’ordre général. Les personnes de l’entourage personnel peuvent jouer un rôle fondamental dans la construction de valeurs et de styles de vie, indispensables pour donner du sens à l’objet analysé. Cela est particulièrement évident dans le cas des technologies de communication. Il y a en effet très peu d’incitations, par exemple, à utiliser le courrier électronique si l’on ne trouve pas dans son réseau personnel des correspondants potentiels. De manière générale, il semble possible que la valorisation d’un objet technique, ainsi que les pratiques et les formes de vie qu’il implique, soit un processus en grande partie mis en acte à l’intérieur de l’entourage personnel, dans la mesure où les objets techniques destinés au grand public sont surtout utilisés dans le contexte de la vie familiale ou privée. Finalement, l’utilisation d’un objet technique dans l’entourage d’une personne a sans doute un effet diffus de familiarisation. La présence de personnes ayant des besoins et un style de vie assez similaire, et qui utilisent ou tout simplement parlent d’une innovation technique suggère sans doute que le produit en question 154 pourrait être utile également pour soi, l’éventuelle distance ressentie vis-à-vis de certains objets tend alors à s’évanouir. En voyant sa sœur, un ami… utiliser un objet technique, il en devient du coup plus abordable, moins étrange. L’objet commence à être défini moins comme un instrument de spécialiste, ou un signe de statut de quelques cercles élevés ou excentriques de la société, et davantage comme un objet qui pourrait faire partie de l’environnement domestique. On peut donc imaginer que la diffusion d’une innovation technique au sein de la population passe par le biais des entourages personnels, plus encore que par un simple mécanisme lié au prestige social. Dans les sciences sociales, la diffusion d’une innovation est le plus souvent décrite comme un processus qui part d’en haut, d’une élite de « pionniers », pour s’élargir à un cercle encore restreint « d’innovateurs », normalement issus des classes sociales élevées ainsi que des classes d’âge plus jeunes, pour se répandre graduellement dans la population générale, à la seule exception près des « retardataires » (late adopters), presque exclusivement recrutés parmi les secteurs économiquement défavorisés, les moins instruits et les plus âgés de la population (Rogers 1995). Cette hypothèse diffusionniste, dite « trickle down hypothesis », dans laquelle une transmission essentiellement indifférenciée se répand à l’intérieur de la population comme un liquide qui part du sommet de la structure et graduellement, presque par automatisme se retrouve en bas, peut sembler utile pour l’interprétation des données à haut niveau d’agrégation. Toutefois, il y a plusieurs exceptions à un modèle de diffusion hiérarchique de ce type, comme par exemple la diffusion de la télévision dans les années soixante, ou celle plus récente des téléphones mobiles. Mais surtout, ce modèle ne propose aucune explication des mécanismes en jeu. Les acteurs sociaux en sont étrangement absents et les consommateurs sont présentés comme des êtres essentiellement passifs, qui ne font qu’imiter, après un certain laps de temps, les fameux « pionniers » et autres « branchés ». Nos connaissances générales du processus quotidien d’adoption des objets techniques ne confirment pas, loin s’en faut, une telle image de passivité des utilisateurs (cf. Mallein et Toussaint 1994) et les résultats de nos entretiens avec les jeunes retraités nous ont particulièrement conforté dans cette idée.  

Famille et amis : les points de passage… 

Analysons à présent quelques exemples concrets illustrant le rôle direct des membres de l’entourage personnel sur l’adoption des objets techniques. En faisant référence à la liste des types d’influence dressée plus haut, il apparaîtra évident que plusieurs des mécanismes préconisés semblent bien exister. Le cadeau : « Le téléphone sans fil, c’est mes enfants qui me l’ont offert il y a trois ans. C’était une initiative des enfants parce que j’habitais un pavillon où il y avait un étage et un sous-sol et je courrais sans arrêt quand le téléphone sonnait (…) Alors ils m’ont dit ‘Ecoute c’est pas possible, tu vas tomber dans l’escalier, on va t’offrir un téléphone, comme ça tu peux le descendre, il te suivra partout’ » Q: Et vous n’en avez pas ressenti le besoin vous-même? « Non. Je n’ai pas trouvé l’idée… mais ils sont allés peut-être au devant et puisqu’ils savent que je ne suis pas spontanée envers la nouveauté. » Les pressions : « C’est mes enfants qui m’ont dit : ‘Ecoute, achète-toi un répondeur, tu n’es jamais chez toi. On ne peut jamais te joindre maintenant que t’es à la retraite’ » L’apprentissage : « Ma fille m’a prêté un petit ordinateur et son mari et elle m’ont donné des cours, ils essayent… et donc j’essaie… » « Puisque c’était eux qui me l’ont offert, ils ont dû en même temps m’expliquer le fonctionnement. » « J’ai commencé à manipuler et puis mes anciens collaborateurs, mes collaboratrices m’ont aidé. Je n’ai pas suivi de cours mais de temps en temps j’allais les voir et ils m’ont montré ce que je pouvais faire avec mon ordinateur. » Des informations, une proximité rassurante : « C’était le secrétaire [de l’association] qui nous a dit qu’un téléphone mobile serait très utile. » « Je l’ai pris surtout par rapport à mon amie à Vannes. C’était elle qui m’a conseillé, qui l’a pris en premier. Elle m’a donc conseillé. » « Je l’ai vu [internet] chez ma fille parce qu’elle communique comme ça, elle fait les recherches comme ça. » 156 L’effet global de ces influences de l’entourage personnel consiste en une diffusion de l’innovation technique au sein de la population par « grappes ». On trouve rarement d’utilisateurs isolés d’un nouveau produit, mais plutôt des personnes entourées par d’autres qui sont, elles aussi, utilisatrices. Les utilisateurs d’internet ou du téléphone mobile que nous avons interrogés sont tous des personnes entourées par d’autres utilisateurs. On est ou on n’est pas dans un « cercle » d’usagers du mobile ou de l’internet. On pourrait penser qu’il s’agit là d’une spécificité des instruments de communication. Mais en réalité, il y a beaucoup de fonctions de ces systèmes techniques qui ne nécessitent pas d’interlocuteurs parmi les parents ou la famille. Les usages d’internet dont nos interviewés ont la conscience la plus nette sont aussi ceux purement impersonnels comme la recherche d’information ou le « télé-achat » (appelé par les marketeurs, mais jamais par nos interlocuteurs, « e-commerce »). Pour ce qui concerne le téléphone mobile, la communication peut très bien se faire avec les téléphones fixes. Donc, formellement parlant, l’existence d’autres usagers de l’entourage personnel n’est pas nécessaire. Pourtant, l’analyse du trafic téléphonique de nos interviewés (le téléphone fixe) montre que les personnes qui possèdent un téléphone mobile sont aussi celles qui téléphonent le plus (à partir de leur domicile) vers les autres numéros mobiles. En d’autres termes, elles ont plusieurs personnes dans leur entourage qui ont un téléphone portable. Cela semble confirmer l’hypothèse d’une distribution par « grappes » d’utilisateurs (ou de non-utilisateurs). Le même phénomène semble exister pour l’internet (Lelong et Thomas 2000). 

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