Le rôle du rapport au savoir dans le processus de transposition didactique interne

Un nouveau changement de programme en histoire nationale

En 2017, l’écriture d’un nouveau programme en enseignement de l’histoire nationale au secondaire s’est faite avec l’intention de réconcilier les détracteurs du programme d’RÉC avec l’approche par compétences. Donnant ainsi suite aux commentaires émis par Jacques Beauchemin et Nadia Fahmy-Eid dans leur Rapport final à la suite de la consultation sur l’enseignement de l’histoire (Rapport Beauchemin), le nouveau programme d’histoire nationale a pour objectif de consolider l’approche par compétence et l’enseignement de la discipline historique. Concrètement, ce sont à la fois le récit historique – dans sa forme et son contenu – ainsi que les compétences disciplinaires qui ont fait l’objet de restructuration, et ce, pour en arriver aujourd’hui avec un tout nouveau programme d’ Histoire du Québec et du Canada (HQC). De manière générale, ce sont à la fois l’approche thématique en secondaire 4, l’approche par compétences et l’arrimage des compétences liés à l’éducation à la citoyenneté et l’histoire nationale qui constituent les limites du programme d’HÉC (Beauchemin et Fahmy-Eid, 2014).

C’est d’ailleurs avec l’intention de pallier ces limites que le MELS a demandé l’opinion d’experts en histoire et en enseignement de l’histoire, et ce, afm d’en arriver avec des recommandatioils sur lesquelles s’appuyer lors de l’écriture d’un nouveau programme d’histoire nationale au secondaire. Or, les auteurs reconnaissent que « l’origine du problème tient d’abord aux orientations intellectuelles du programme [d’RÉC] » (p.21) et que, pour cette raison, seule l’écriture d’un nouveau programme saurait redonner à l’histoire enseignée dans le programme d’histoire nationale au secondaire, son caractère scientifique. Dans leur rapport, les auteurs soulignent que « la structure générale du programme, le radicalisme et l’imprécision du libellé des compétences, le manque de fils conducteurs clairs et la minceur de la trame nationale ainsi que l’actuel désintérêt à l’égard des savoirs à transmettre» (ibid.) sont les principales raisons qui expliquent le manque de cohérence entre l’histoire en tant que discipline scientifique et l’histoire telle qu’enseignée dans les salles de classe. Dès lors, on recommande que le prochain programme d’histoire nationale au secondaire respecte une approche narrative, et ce, tout en respectant un« équilibre apaisé entre savoirs et compétences» (ibid.).

C’est donc dans cette perspective que le nouveau programme d’HQC sera construit. Bien que les pistes de solution formulées par Jacques Beauchemin et Nadia FahmyEid dans leur rapport n’évoquent pas un retour vers une approche centrée sur l’enseignement traditionnel des savoirs déclaratifs historiques, certains auteurs considèrent que le programme d’HQC viendra en quelque sorte légitimer une approche pédagogique centrée sur la transmission de savoirs (Boutonnet, 2017). En effet, l’augmentation significative de la quantité de savoirs déclaratifs prescrits dans le programme d’HQC par rapport au programme d’HÉc aurait comme effet de placer l’enseignant dans un cadre qui s’agence plus naturellement avec un enseignement de type magistral. De plus, l’éviction de la compétence relative à l’éducation citoyenne irait dans ce sens, c’est-à-dire au retour de l’enseignement traditionnel d’un récit historique, unique et centré sur l’histoire des peuples fondateurs européens (Éthier et al., 2017). Ainsi, il nous est possible de rendre compte des enjeux liés aux programmes d’enseignement d’histoire nationale, et ce, dans le contexte actuel de l’enseignement au Québec. Bien que les différences existantes entre l’ancien programme d’HÉC et le nouveau programme d’HQC concernent tant les compétences disciplinaires que les savoirs déclaratifs, notre intention ici n’est pas de présenter au lecteur une liste exhaustive de ces différences, mais simplement de savoir que ces deux programmes sont suffisamment différents pour que l’enseignant . s’engage dans un processus d’appropriation de ce nouveau programme. En ce sens, nous avons décidé de placer, d’une part en annexe 1 un tableau comparatif des compétences disciplinaires, d’autre part un tableau comparatif des savoirs déclaratifs (quantité de [nouvelles] connaissances historiques) en annexe II. De cette façon, le lecteur sera en mesure de comprendre le contexte et la nature des différences entre ces deux programmes.

Enjeux épistémologiques liés à l’histoire et à l’enseignement de l’histoire

Comme nous l’avons souligné précédemment, l’histoire est une discipline dont les pratiques – lesquels relèvent d’une méthode spécifique – produisent des savoirs de nature scientifique. L’histoire est considérée comme une science, notamment parce qu’elle utilise une méthode afin de « connaitre et de comprendre le monde» (Barrette, 2004, p.4). Cette méthode est d’ailleurs propre à chaque discipline; selon les traditions épistémologiques, la méthode permet de produire un savoir qui correspond aux visées de chacune de ces disciplines, aux différentes façons de raisonner, de voir le monde. En histoire, comme en sciences sociales, cette méthode nécessite la prise en compte d’un facteur qui, fondamentalement, vient distinguer les sciences sociales des sciences naturelles: l’humain. Ainsi, l’histoire, par défmition, n’est pas la science qui étudie le passé, car comme nous l’indique Bloch (1967) : « on a dit quelquefois: ‘l’Histoire est la science du passé’. C’est à mon sens mal parler, car d’abord, l’idée même que le passé, en tant que tel, puisse être objet de science est absurde» (p.2). L’histoire est plutôt la science qui étudie les phénomènes humains et sociaux à travers le temps, passé et présent. Or, les phénomènes humains et sociaux « sont, par essence, des phénomènes très délicats, dont beaucoup échappent à la mesure mathématique» (p.4) et aux lois universelles qui la constituent. Cette « mesure mathématique» dont nous fait part Bloch est en fait une analogie pour représenter l’omniprésence de l’esprit positiviste qui, à l’époque! constituait l’assise sur laquelle reposait le caractère jugé de scientificité de toutes les sciences, tant sociales que naturelles.

Cependant, et comme nous l’avons mentionné plus haut, la compréhension des phénomènes humains et sociaux dans leur complexité nécessite la prise en compte des caractéristiques de l’objet étudié, en l’occurrence l’humain. Une autre caractéristique qui distingue l’histoire des autres sciences sociales, s’identifie par « sa préoccupation dominante pour la dimension temporelle» (Martineau, 2010, p.30). Ainsi, l’objet d’étude s’inscrit dans une durée, une période du passé, à laquelle il importe à 1 ‘historien de replacer le phénomène dans le contexte qui lui est propre. À cet égard, Bloch (1967) argumente que s’il veut comprendre les phénomènes humains et sociaux du passé, celui-ci « aura pour premier devoir de replacer dans leur milieu, baigné par l’atmosphère mentale de leur temps, face à des problèmes de conscience qui ne sont plus exactement les nôtres» (p.12). Le temps est donc porteur de caractéristiques qui lui sont propres et qui n’appartiennent plus au présent; c’est par la capacité à contextualiser, dans le temps, les phénomènes humains et sociaux que l’historien peut prétendre d’en proposer une explication.

Bien qu’aujourd’hui il en constitue les fondements de la discipline historique, il n’en a pas toujours été ainsi, alors qu’on a longtemps pensé que faire de l’histoire, c’est d’étudier les origines de quelque chose ou de quelqu’un, et ce, sans pour autant proposer une explication qui puisse nous permettre de comprendre le phénomène. Or, l’historien d’aujourd’hui ne s’efforce pas seulement d’identifier des faits dans le temps, mais souhaite surtout trouver les relations de causalités qui relient les phénomènes historiques entre eux, phénomènes qui sont accessibles par l’entremise des traces du passé (de documents de source première). Mais cette explication d’un phénomène du passé n’émerge pas, de manière naturelle, des documents de source première; la construction d’une explication demande à ce que l’historien interprète ces documents, notamment en contextualisant les conditions de leur. production à travers la période historique.

Le rapport d’enseignant à l’égard du changement de programme en histoire nationale

Comme nous l’avons mentionné précédemment, il ne suffit pas seulement d’instaurer un nouveau programme pour que les enseignants modifient leur comportement professionnel en fonction de ce programme. En effet, le passage d’un savoir à enseigner à un savoir enseigné6 – ce que Chevallard (1991) décrit COID.!De étant les deux formes de savoir dans le processus de la transposition didactique interne (ID!) – implique que l’enseignant mobilise un ensemble de ressources internes et externes afin d’en arriver à une appropriation qu’il juge satisfaisante d’un nouveau programme. Or, plusieurs facteurs – dans le cadre d’un changement de programme d’histoire – sont à considérer afin de comprendre de quelle façon les enseignants s’approprient le nouveau programme d’HQC. Aux facteurs influençant le changement curriculaire (Deniger, 2004; Dion-Viens, 2006; Mellouki, 2010; Paquay, 2007; Tyack et Cuban, 1995), s’ajoutent les spécificités épistémologiques associés à la discipline historique (Marrou, 1964 ; Bloch, 1967 ; Martineau, 2010), les enjeux liés à la forme et au contenu des programmes d’histoire (Boutonnet, 2017; Éthier et al., 2017) ainsi que le contexte québécois actuel dans lequel s’exécute ce changement de programme (Bouvier, 2007). Ces facteurs concernent donc à la fois l’identité d’un individu, son environnement social ainsi que les spécificités de l’objet du changement.

À cet égard, Legardez (2004) explique que les enjeux soulevés par le passage du savoir à enseigner et le savoir enseigné sont « incontournables dans le champ de la recherche en didactique » et qu’une compréhension du processus de transposition didactique interne (TD nécessite des spécifications dans la perspective d’études de la gestion des rapports aux savoirs, notamment dans l’enseignement d’objets scolaires liés à des ‘questions économiques et sociales, socialement vives’ » (p.19-20). Nous définirons le concept de « question socialement vive » à la section 1.7 de ce chapitre transformation du savoir à enseigner vers un savoir enseigné, cette théorie nous semble incomplète, au sens où elle généralise le processus de transposition de manière à omettre la prise en compte des spécificités (individuelles, sociales, épistémiques, culturelles, etc,) dans ce processus (Legardez, 2004). Par exemple, comme nous le rappelle l’auteur, « certains ont critiqué l’usage du concept de [transposition didactique] pour les disciplines [ … ] où le domaine des valeurs est évident» (p.21), comme c’est le cas pour la discipline historique. Par exemple, le processus de transposition didactique interne implique des choix qui reposent parfois sur des considérations axiologiques (Develay, 1995) de la part de l’enseignant. En ce sens, la théorie de la IDI telle qu’elle est proposée par Chevallard nous semble incomplète, ou du moins partiellement incompatible avec les enjeux qui pourraient émerger des spécificités à la fois de l’enseignant et de la discipline historique.

D’une manière plus générale, Legardez (2004) soutient qu’« à chaque moment du processus [ … ] le concepteur de programme [pour la ID externe] et l’enseignant [pour la IDI] tentent de gérer au mieux leur rapports au savoir» (p.24). Ces rapports sont à la fois « internes » à l’ objet7 de savoir, à la fois « externe» à celui-ci: par rapport « à ce que l’enseignant de référence, et parfois aussi en fonction de ce qu’il se représente des savoirs sociaux des élèves» (Legardez, 2004, p.24). C’est donc dans cette perspective que nous avons décidé d’aborder la question du vécu des enseignants à l’égard du processus de transposition didactique interne du programme d’HQC avec un regard sociologique inspiré de la théorie du rapport au savoir (Charlot, 1997). De manière générale, cette théorie suppose la participation des trois dimensions (identitaire, épistémique et sociale) impliquées dans le processus de transposition didactique interne du savoir. À cet égard, Charlot soutient que le rapport au savoir est composé de « l’ensemble des relations qu’un sujet entretient avec un objet, un contenu de pensée, une activité, une relation interpersonnelle, un lieu, une personne, une situation, une occasion, une obligation, etc., liés en quelque façon à l’apprendres et au savoir» (p.48-49). À cet égard, il nous apparait intéressant d’aborder la question du rapport au savoir comme théorie d’analyse du processus de transposition didactique. Bien que nous ayons brièvement abordé la question, nous expliquerons plus en détails dans quelle mesure la théorie du rapport au savoir s’inscrit dans le processus de TDI, et comment elle peut s’opérationnaliser pour la présente recherche dans le deuxième chapitre de ce mémoire

Table des matières

Liste des figures
Introduction
Chapitre 1 – Problématique
1.1 Mise en contexte
1.2 Un changement des pratiques dans l’enseignement de l’histoire
1.3 Un nouveau changement de programme en histoire nationale
1.4 Enjeux épistémologiques liés à l’histoire et à l’enseignement de l’histoire
1.5 Le rapport d’enseignant à l’égard du changement de programme en histoire nationale
1.6 Question et objectifs de recherche
1. 7 Pertinences scientifique et sociale de notre recherche
Chapitre 11- Cadre de référence
2.1 Théorie de la transposition didactique
2.2 Le rôle du rapport au savoir dans le processus de transposition didactique interne
2.3 Théorie du rapport au savoir
2.3.1 Dimension identitaire
2.3.2 Dimension sociale
2.3.3 Dimension épistémique
Chapitre 111- Méthodologie
3.1 La recherche qualitative
3.2 La collecte de données
3.2.1 L’entretien individuel semi-directif
3.2.2 Dérouiement des entretiens
3.2.3 Échantillonnage
3.2.4 Population
3.3 L’analyse des données
3.3.1 L’analyse verticale
3.3.2 L’analyse horizontale
3.3.3 L’analyse théorisante
Chapitre W – Résultats de la recherche
4.1 Présentation des résultats
4.1.1 Premier participant: Hubert
4.1.2 Deuxième participante : Béatrice
4.1.3 Troisième participant: Alfred
4.1.4 Quatrième participante: Sarah
4.1.5 Cinquième participant : William
4.1.6 Sixième participante: Marie
4.1.7 Septième participant: Claude
Chapitre V – Discussion sur les résultats
5.1 La relation au changement
5.2 Relation aux élèves
5.3 Relation au programme d’HQC
5.4 Relation à la formation initiale
5.5 Relation à l’enseignement de l’histoire
5.6 Relation à la collaboration
5.7 Relation à la formation continue
5.8 Relation à l’ évaluation
5.9 Schéma conceptuel des « relation à » qui composent le rapport au savoir d’enseignants dans le processus de transposition didactique
5.10 L’étude du rapport au savoir – quelques constats théoriques
Conclusion
Références
Annexes
Annexe 1 – Tableau comparatif des compétences disciplinaires des programmes d’Histoire et éducation à la citoyenneté et d’Histoire du Québec et du Canada
Annexe Il – Tableau comparatif des connaissances disciplinaires des programmes d’Histoire et éducation à la citoyenneté et d’Histoire du Québec et du Canada
Annexe IIl – Liste initiale des définitions conceptuelles
Annexe IV – Liste finale des définitions conceptuelles
Annexe V – Certificat éthique
Annexe VI – Formulaire de consentement
Annexe VII- Canevas d’entretien

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