Le roman turc de la première décennie républicaine (1923-1933)

Qu’est-ce qu’un hobereau espagnol du XVIe siècle pourrait bien avoir en commun avec la fille d’un riche fermier français du XIXe ? Peut-être l’expérience amoureuse ? Un avis politique ? Le cadre familial ? Peut-être le regard sur le monde ? Et si nous ajoutons qu’il s’agit de Don Quichotte et d’Emma Bovary, que pourraient-ils bien avoir à partager, outre le fait d’être les protagonistes de deux classiques de la littérature universelle ?

Celui qui connaît ces deux œuvres a sans doute compris qu’ils présentent des personnalités opposées sur de nombreux aspects. Lui, personnage comique, en fait hilarant ; elle, héroïne tragique. Lui, idéaliste, homme altruiste qui se bat pour la justice dans le monde ; elle, femme tournée vers son propre plaisir et sa propre réalisation. Lui, célibataire fou d’amour pour sa bien-aimée ; elle, femme mariée contre son gré, malheureuse dans son couple. Lui, mélancolique et enthousiaste, joyeux et résigné ; elle, victime d’une pénible insatisfaction de vivre que la psychologie a justement baptisée « bovarysme ». Et pourtant il y a un élément qui, non seulement les réunit, mais qui donne en plus du sens au déroulement de leurs histoires respectives : ils sont tous deux de grands lecteurs, mais encore plus important, ils souffrent tous deux de ce que les spécialistes appellent le syndrome narratif : « le fait qu’un certain nombre de narrations font en nous syndrome ; ainsi la vie s’écoule souvent selon les scénarios, comme en un roman, sous l’effet de narrations fondatrices d’une trame narrative ». Ou pour le dire autrement, ils finissent tous deux par se prendre eux-mêmes pour les personnages des livres qu’ils dévorent. Obsédé par les romans de chevalerie, l’hidalgo castillan prend la route en quête d’aventures épiques à dos de son cheval et en compagnie de Sancho, l’écuyer dont tout chevalier qui se respecte doit se faire escorter. Quant à Madame Bovary, elle remédie à l’ennui de son existence ordinaire en cherchant les aventures de ses romans mièvres, et finit par tomber dans l’adultère, les dettes, des comportements immoraux, jusqu’au suicide.

À travers l’exemple de ces personnages, le roman parle lui-même de sa capacité à imposer des modèles de comportement, à transformer la personnalité du lecteur, à susciter en lui une « reconstruction identitaire ». C’est la même transformation que des romans comme La Métamorphose, 1984 ou Les Frères Karamazov ont sans doute su provoquer chez nous tous. Et là encore, il s’agit des cas les plus flagrants de cette influence que le genre exerce pourtant systématiquement dans une plus ou moins large mesure sur l’ensemble des récepteurs.

Ce pouvoir, c’est lui qui nous fascine, qui nous fait même peur d’autant plus qu’il est subtile, qu’il prend le lecteur au dépourvu alors qu’il ne cherche souvent qu’à plonger dans une lecture agréable. Il fait depuis longtemps l’objet de la sociologie de la littérature qu’initient Lukács, Goldmann et Bakhtine et nourrissent ensuite d’autres auteurs comme Fredric Jameson et Gisèle Sapiro aujourd’hui. Mais Platon lui-même repère et décrit déjà à son époque la capacité de l’art à « déclencher chez le récepteur une identification », qu’il condense dans sa notion de mimèsis. Le concept fait autorité pendant des siècles dans le domaine de la réception et nous rappelle que personne n’est à l’abri de l’influence du roman, qu’il atteint et conditionne des individus aussi disparates que Don Quichotte ou Madame Bovary.

Pour nous, la question s’est ouvertement posée au cours d’un travail précédent sur Ahmet Mithat Efendi, écrivain ottoman à vocation didactique, actif dans le passage entre le XIXe et le XXe siècle et surnommé le « père du roman turc » en raison de sa riche production de l’époque où le genre fait son entrée dans la littérature ottomane. Nous avions étudié à ce moment-là sa perception sur sa propre culture et son rapport à l’orientalisme, au regard de l’autre. Mais l’étude de ses romans nous a confrontés au rôle du genre comme transmetteur de modèles de comportement et de contenus politiques en rapport à l’actualité de son pays. En effet, l’écrivain diffuse à travers sa fiction de nombreux avis, voire des prescriptions sur son idéal de société, sur les aspects favorables et répréhensibles de l’Occident et de la culture locale à un moment où le premier est mis en cause et que le sentiment national turc fait son apparition. Le roman Çengi [La Danseuse] (1877), par exemple, à propos d’un certain Daniş Çelebi qui devient fou à cause des histoires fantastiques racontées par sa mère, critique des aspects de la tradition locale comme la culture des superstitions, mais en encense d’autres, comme la culture du voisinage, opposée à l’idée reçue qu’en Europe les gens ne connaîtraient même pas leur voisin. Or, c’est Felâtun Bey ile Rakım Efendi [Monsieur Felâtun et Monseigneur Rakım] (1875), sur la confrontation de deux modèles d’occidentalisation, l’un positif et l’autre négatif, qui en constitue l’exemple le plus célèbre, sans doute aussi le plus représentatif —nous y reviendrons à plusieurs reprises au long de ce travail.

Ahmet Mithat Efendi et ses contemporains connaissent la naissance et les premiers pas d’une identité conforme à la nouvelle délimitation de groupe à laquelle le peuple turc est irrémédiablement voué. Cette identité atteint son apogée après l’effondrement de l’Empire, dans la période de la République. À ce moment-là, non seulement convergent les courants culturels qui se disputent depuis des décennies la place de l’ancien sentiment d’appartenance à l’ottomanité des Turcs, mais le gouvernement se fixe également comme priorité de transformer la société. Ce raisonnement a rendu pour nous la question inévitable : si le roman jouit du pouvoir de transformer la personnalité du lecteur, quel rôle ne serait-il pas capable de jouer dans ce contexte défini par la transformation, au cours de cette période charnière, décisive pour la personnalité, pour ainsi dire, de toute la société turque ?

Nous partons toutefois d’une base qui offre de bonnes perspectives. Le roman turc est, jusqu’aux années 1970, monopolisé par le réalisme qui véhicule, de par sa nature, de nombreux éléments du contexte sociopolitique, d’autant plus que ce dernier est marqué par une forte instabilité politique menaçant le statu quo social. L’expérience du roman des années précédentes vient confirmer cette théorie : depuis son adoption au XIXe siècle, le genre constitue un miroir des changements subis par la société, ainsi qu’un canal de revendications politiques et sociales. Il témoigne de l’influence du contexte sur la production littéraire, montre par exemple que le nationalisme qui domine la pensée politique monopolise aussi le cadre idéologique des romans, même de ceux qui n’ont rien à voir avec des sujets politiques ou sociaux, comme les romans d’amour. Considérant en plus que la transformation qu’il accompagne ne cesse de s’accentuer, qu’elle culmine justement après l’effondrement de l’Empire, il faudrait s’attendre à ce que les effets sociaux du roman turc non seulement se poursuivent mais qu’ils se renforcent sous la République. À cela s’ajoute le fait que de nombreux écrivains sont, depuis le XIXe siècle, directement liés à l’activité politique : plusieurs d’entre eux occupent des postes au sein des gouvernements ottoman et républicain, et la plupart travaille pour la presse, fortement soumise aux courants idéologiques. Ce rapport entre les écrivains et la politique, la domination du nationalisme et l’accueil du kémalisme par les intellectuels, font supposer que le roman s’aligne sur ces derniers courants en ce qui concerne, en l’occurrence, le modèle de société qu’il défendrait.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE.- LE CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : DÉFINIR LA PÉRIODE
1.1. La fondation de la République : le fruit du dernier siècle ottoman
o Le tournant des Tanzimat
o À la recherche d’une nouvelle identité
1.2. La construction d’un citoyen nouveau
1.2.1. Le modèle de société républicain : par quoi se définit-il ?
o Sources et facteurs du citoyen républicain
o L’évolution du citoyen nouveau
1.2.2. Les outils de construction : les réformes de la transformation sociale
o L’éducation : une, laïque et turque
o Une « femme nouvelle » pour une société nouvelle
o Le citoyen nouveau dans la sphère occidentale
o « Lorsque l’on lit, que l’on écrit ou que l’on parle»
o Rééduquer le goût musical
o La culture du sport et ses implications politiques
o Le coup de grâce
1.2.3. Les canaux de transmission de l’identité républicaine
o Les Maisons du peuple
o Les journaux et les revues favorables au régime
o Les manuels de savoir-vivre
o Apprendre l’identité en cours de littérature
1.3. Les célébrations du dixième anniversaire de la République
o Des jours de fête et de propagande
o Se rattraper auprès des secteurs négligés
1.4. Les alternatives au kémalisme dans la Turquie des années 1920-1930
o Les mécanismes de répression et la dissidence qu’ils soulèvent
o Le cas de la presse d’opposition
o Les amnisties (et les exceptions)
o La seconde tentative de démocratie : l’explosion du mécontentement latent
DEUXIÈME PARTIE.- LA SCÈNE ROMANESQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : CONNAÎTRE LES AUTEURS ET LEUR ŒUVRE
o La transformation de la littérature en contact avec l’Europe
o Les courants de la littérature turque et leur rapport à la politique nationale
2.1. Le portrait des romanciers de l’intervalle 1923-1933
o Leurs points communs : à la recherche du prototype de l’écrivain de la période
o Ce qui rend les auteurs différents : les sources de la diversité idéologique et littéraire
2.2. La production romanesque de la première décennie républicaine : un parcours à travers les genres et les thèmes narratifs
o Le roman sentimental et la psychologie des personnages
o Première fonction du roman réaliste : décrire la société
o Seconde fonction du roman réaliste : transmettre des modèles de comportement
o L’engagement du roman et ses degrés
o Le facteur historique du roman
o Le thème de l’Anatolie : des sentiments partagés
o « La vie est une école »
CONCLUSION

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