Le sel, première origine de tous les êtres du monde élémentaire

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Le sel, première origine de tous les êtres du monde élémentaire

Blaise de Vigenère (1523-1596) fut philologue, homme de lettres, secrétaire des ducs de Nevers2 et du Roi Henri III. En raison de ses fonctions également de chargé de mission auprès d’ambassadeurs et hauts personnages du royaume, il fut amené à voyager à Bruxelles, et dans de nombreuses villes d ’Allemagne et d’Italie où il fit la rencontre de rabbins célèbres qui l’initièrent à la pensée kabbalistique. Il pratiquait le latin, le grec ancien, l’italien et l’hébreu, et possédait de solides connaissances en géographie, histoire, chimie, technique, archéologie. Ce n’est qu’à l’âge de cinquante ans qu’il se mit à publier des ouvrages. Seize titr es parurent de 1573 à 1595, puis six autres de manière posthume, dont celui qui nous intéressera plus particulièrement, le Traicté du Feu & du Sel, en 1618. Nous pouvons citer également ses Commentaires de César, Vie d’Apollonius de Thyane , Dialogue de Platon, Images ou tableaux de platte peinture de Philostrate Lemnien Sophiste Grec, Traicté des Comètes, et le Traicté des Chiffres, ou secretes manieres d’escrire sur lequel nous nous pencherons aussi..

La date de rédaction du Traicté du Feu & du Sel est inconnue, mais personne ne paraît mettre en doute son authenticité. L’ouvrage se découpe en deux parties inégales, la plus grande sur plus de deux cents pages consacrée au feu, l’autre inachevée traite en cinquante pages du Sel qui, il est vrai, a commencé d’être bien abordé dès la première section. C’est un livre assez particulier, truffé de citations et de rappels aussi bien aux Ancien et Nouveau Testaments, à la kabbale 5 (entre autres au Zohar), qu’à Hermès
Il est dit d’ailleurs de l’un d’entre eux, Louis d e Gonzague, duc de Nevers et prince de Mantoue, qu’il fut amateur de chimie. Voir Jean-François Mai llard, « Mécénat et alchimie à la fin de la Renaissance, de Louis de Gonzague-Nevers à Gaston d ’Orléans », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.),Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-Milan : S.E.H.A. – Archè, 1995, 485-496.
Sur l’auteur et sa bibliographie, voir les Cahiers V. L. Saulnier, n°11, du Centre V. L. Saulnier, Blaise de Vigenère poète & mythographe au temps de Henri III », Presse de l’école normale supérieure, Paris, 1994 ; et Maurice Sarazin, Blaise de Vigenère Bourbonnais, Introduction à la v ie et à l’œuvre d’un écrivain de la Renaissance, Editions des Cahiers Bourbonnais, Charroux en bourbonnais, 1996.

Blaise de Vigenère, Traicté du Feu & du Sel. Excellent et rare opuscule du sieur Blaise de Vigenère, Bourbonnois, trouvé parmy ses papiers après son décès,Paris, 1618.
La kabbale affirme, pour ce qui nous concerne, « l’unité profonde de la nature et de l’homme qui doit en retrouver les lois directrices ». Voir Gershom G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, Petite L’ Encyclopédie du XIX siècle dit quant à elle de Blaise de Vigenère qu’il « était aussi vicieux que savant ; il s’adonna à la recherche de la pierre philosophale, et prétendit posséder la recette pour faire de l’or » . Le secrétaire d’Henri III n’est pas à proprement parler en réalité un chercheur de la Pierre des Philosophes9, il n’était pas « chymiste », mais la doctrine de la matière et du monde complètement salifiée qu’il avance, est à nos yeux absolument essentielle et témoigne d’un intérêconsidérable mais fort peu connu de la philosophie naturelle d’alors pour le Sel. Le Sel atteint fin XVIe siècle un statut particulier ; ni simple corps chimique d’une éclatante efficacité dans les opérations de laboratoire, ni tout à fait principe paracelsien de la matière conférant aux corps diverses propriétés substantielles, il est – c’est là le sujet de cette première partie – substance corporificatrice d’une entité spirituelle possédant en elle la vie de toutes les choses naturelles. A cette époque, s’est opéré un basculement essentiel des conceptions empiriques et principielles de sel vers un concept très nettement métaphysique, inauguré par la rédaction du traité de Vigenère sur le Sel –premier du genre –, qui délaisse classements et recettes chimiques des substances salines, qui dépasse également la vision de Paracelse du sel, marquant ainsi le passage des sels au Sel tel que nous essaierons de le suivre et comprendre dans notre enquête.

Par leur chronologie et par leur contenu, les textes de Vigenère formeront donc l’introduction à notre étude de la chimie saline, et représenteront une voie d’accès intéressante à la nébuleuse notion de Sel du GrandSiècle en France.
Rien n’est « plus commun, ny moins bien cogneu, que le feu : & autant en pouvons-nous dire du sel »10, commente Vigenère dans son Traicté du Feu & du Sel. En ce qui concernent les feu et sel communs peut-être,mais qu’en est-il des autres ? Le fait de discuter de ces deux êtres dans un même ouvragelaisse clairement deviner une certaine affinité entre eux, si ce n’est une nature similaire, à moins que cela induise une opposition ; une relation en tout cas les unit. Dans ce texte, Vigenère se propose en fait de traiter du feu et du sel sur la base d’une phrase de saint Marc (IX : 49) : « Tout homme sera sallé de feu ; & toute victime sera sallée de sel ». Comme nous le verrons,
le sel dans le sens exposé ici est l’égal du feu divin dans notre monde d’ici-bas, car l’un sans l’autre est sans action.

Blaise de Vigenère reconnaît une analogie entre l’homme et le grand monde, correspondance entre microcosme et macrocosme, en proposant le syllogisme suivant : Dieu a fait l’homme à son image, Dieu est le monde, donc l’homme est l’image du monde. Ainsi selon l’auteur, à l’instar de l’univer s qui est composé du ciel et de la terre, lesquels ont chacun un couple d’éléments attitré, savoir,à respectivement l’air et le feu, et l’eau et la terre, l’homme, véritable résumé dugrand monde, est double. Il est âme et corps. L’âme est l’homme intérieur, invisible, spirituel ; c’est le vrai homme dont parle Marc. Le corps est l’homme extérieur, visible, animal ; c’est l’écorce de l’âme que l’apôtre assimile à la victime. Le corps, en tant q u’habit de l’âme, est voué à dépérir et s’user, alors que l’intérieur se renouvelle de jour en jour, « car il se lave […] par le feu, ainsi qu’une Salemandre : & l’extérieur par l’eau, avec des savons & lexives, qui consistent toutes de sels »11. Aussi le corps spirituel correspond-il pour Vigenère au feu, et le corruptible au sel. Le feu est bien entendu un des éléments du ciel, quant au sel, il doit être celui de la terre, le premier étant contenu dans le second. L’auteur écrit :

Ne sçavez-vous pas que votre corps est le domicil e du S. Esprit qui est en vous ? (Corinthiens.6). Lequel est communément désigné enl’Ecriture par le feu, dont nous debvons estre intérieurement sallez, c’est-à-dire préservez de corruption. Et de quelle corruption ? Des péchez qui putréfient nostre âme. Origene liv. 7. contre Celsus, parlant des vestemens d’icelle, met qu’estant de soy incorporelle & invisible, en quelque lieu corporel qu’elle se retrouve, elle a besoin d’un corps convenable à la nature de ce lieu où elle reside »..
Voilà exposée la difficulté que l’ensemble des philosophes chimiques formant le premier moment de notre enquête rencontreront sur eurl chemin exploratoire de la matière : la partie la plus précieuse de chaque être, ce qui donne sa valeur, est enfouie en lui ; c’est dans le sens étymologique, sa substance13. Cette substance incorporelle n’a malheureusement aucune action dans notre monde corporel. Le sel a alors la fonction indispensable de lui servir d’enveloppe. Le terme « sel » ne désignerait donc pas seulement une classe de corps, mais en réalité l’ensemble de tous les êtres corporels. Par ailleurs, « corporels » semble devoir être pris dans un sens très large, puisque Vigenère précise que l’âme lors de l’expiration d’un être humain se dépouille « de son premier vestement terrestre, en prend un autre trop plus excellent là hault en la region etherée,
qui est de nature de feu »14. Le sel dont il est présentement question n’est qu’enveloppe du Saint Esprit, une écorce très lourde dans notrebasse région, ou nettement plus subtile dans celle éthérée. Il est même, comme on le verrap r la suite, fort probable qu’en dehors de Dieu tout ou presque paraît plus ou moins corporel, tout paraît plus ou moins être sel.

Ce sel représente le pendant du feu dans la série ’oppositiond visible/invisible, corps/esprit, homme intérieur/homme extérieur, forme/matière, patient/agent, sensible/intellectuel, que l’on relève dans le traité de Vigenère. C’est l’habit, le vêtement, l’enveloppe, la couverture, l’écorce d’une chose ignée excellente. Cela dit, le verbe « saler » de la citation de Marc ne signifie pas envelopper, mais « préserver de la corruption » physiquement et métaphysiquement. L’auteur se réfère à la vertu du sel de conserver les aliments, à sa capacité à conférer l’incorruptibilité. Cela s’entend également pour « l’homme extérieur corporel [qui] es maintient de viandes qui sont corruptibles, à luy propres & familières, ayans toutes besoin de sel, outre le leur connaturel »15. Il est évident que le sel vigenérien emprunte cetrait de caractère au sel commun, indispensable à la conservation de certaine s denrées. Il est tout à fait envisageable de songer que cette qualité remarquable soit directement induite par le feu intérieur. En suivant l’identification feu/âme et sel/corps, tout comme « l’âme […] ne se peut discerner & cognoistre que par les fonctions qu’elle exerce au corps, pendant qu’elle y est annexée » , le feu intérieur ne révèle sa nature que par l’action qui transparaît à travers son écorce saline ; dans le cas présent par une action de préservation.

C’est ce que Gaston Bachelard ( La formation de l’esprit scientifique, (1938), Vrin, Paris, 1999, ch. 2, nomme de manière un peu péjorative le « mythede l’intérieur ».
Après la présentation de la fonction vestimentairedu sel, entrons davantage dans le détail. Vigenère distingue trois mondes auxquelss’attachent trois sciences distinctes : le « monde intelligible » de la théologie et la kabbale, le « céleste » de l’astrologie et la magie, et l’« élémentaire » de la physiologie et l’alchimie ; l’alchimie révélant « par les résolutions & séparations du feu, tous les plus cachez & occultes secrets de nature »17. Il déplore toutefois que ces « trois divines sciences» aient été discréditées par des ignorans & malins esprits ». Il poursuit : Du Monde donques intelligible découle dedans le céleste, & delà à l’élémentaire, tout ce que l’esprit humain peut atteindre de la cognoissance des admirables effects de nature, que l’art imite en ce qu’elle peut. Donc par la révélation de ses beaux secrets, par l’action du feu la pluspart, se manifeste la gloire & magnificence de celuy qui en est le premier motif & autheur […]. Chacun de ces trois mondes, qui ont leurs sciences particulières, a aussi son feu, & son sel à part : lesquels deux se rapportent, à sçavoir le feu au ci el de Moyse ; & le sel, pour sa ferme consistance & solidité, à la terre. Qu’est-ce que le sel ? demande un des Philosophes chimiques : Une terre arse & bruslée, & une eau congelée par lachaleur du feu potentiellement y enclos18. Le feu au reste est l’opérateur d’icy bas és œuvres de l’art, de mesme que le soleil ou feu céleste l’est en ceux de la nature : Et en l’intelligible l e Sainct Esprit, des Hebrieux dit Binah, ou intelligence, que l’escriture désigne ordinairement par le feu. Et ce feu spirituel ou esprit igné avec le Chohmah, le Verbe ou la Sapience attribuée au Fils […] son t les opérateurs du Père […] »..

Aux trois mondes définis par l’auteur, suivant des considérations néo-platoniciennes, viendra s’ajouter un quatrième, celui des enfers. A chacune de ces régions correspond un degré et une subtilité différents de feu. A l’intelligible ou supracéleste il est lumineux, au céleste « luisant & chaud » en raison de son mouvement, à l’élémentaire « luisant, chauld & bruslant », à l’enfer « rien que bruslant ». Du feu propre du Saint Esprit au feu destructeur et malfaisant des enfers, le feu est d’abord feu solaire, puis feu instrumental de l’art chimique. Dans ce dernier cas, le feu a deux propriétés : le mouvement et la pureté. Il a également – la considération doit être assez banale à l’époque puisqu’on la trouve dans le De la génération et corruption d’Aristote – celles de séparer le pur de l’impur, et de parfaire ce qui sera resté pur. Ce qui fait dire à Vigenère : « Tellement que les sels estans de nature de feu, en ont aussi les propriétez & effects ; de purifierà sçavoir, & de nettoyer les ordures & immondices »20. Aussi dans la citation de saint Marc du début du traité, « Tout homme sera sallé de feu, & toute victime sera sallée de els », « le saller en cest endroit, & le nettoyer & purifier ne sont qu’une mesme chose ; comme aussi le saller & brusler à cause de leurs consemblables effects »21. Autrement dit, il préserve de la corruption de manière similaire au Saint Esprit qui est le vrai feu envoyé des Cieux, celui « qui salle nos cueurs & consciences »22. Ce qui lui permet de placer ce jeu de mots : « De ce feu donques il faut que tous ceux-là soient sallez, qui sont en voye de salut »23. En conséquence : […] Le saller, cuire, & brusler se communiquent l eurs consemblables propriétez & effects ; parce que le sel cuist au goust à cause de son acri monie ; & le feu au sentiment quand il brusle. Et une chose sallée est à demy cuitte […], tant pou r se rendre de plus facile digestion, que pour se conserver plus longuement ; qui sont les propriétez & effects du feu »..

Vigenère, pour insister encore sur la relation existant entre ces deux entités, convoque les « Stoïques » pour qui le soleil était « un corps enflambé procédant de la mer : en quoy ils ont monstré l’affinité du feu & du sel ensemble »25.
Le sel serait donc la matière première prochaine, et le feu la matière première éloignée. Ou pour adopter un vocabulaire platonisant, le sel est l’idée matérialisée du feu divin. Ou plus sûrement selon les Stoïciens, le sel est la matière passive qui renferme Dieu qui est feu. En effet, « d’après eux [les Stoïciens], écrit Diogène Laërce, il y a deux principes de l’univers : l’agent et le patient. Le patient, c’est la substance sans qualité, la matière ; l’agent, c’est la raisonqui est en elle, Dieu »26. Ici, tout comme chez les philosophes du Portique, le feu est inséparable de la matière ; de la même façon, le sel sans feu en son sein n’est rien.

Il importe de bien entendre que tout est sel, et que sans feu, rien ne pourrait se comprendre dans l’univers de Vigenère. Nous pouvons même aller jusqu’à dire que le sel est toujours le sel d’un sel, et qu’à une échelle de lecture de l’univers, le feu enveloppé dans son sel a été, comme nous le verrons, le sel enveloppeur d’un autre feu ; seul Dieu semble échapper à cette fatalité saline. Un tel discours ne permet sans doute pas de rendre compte de la diversité des choses de la nature ; l’auteur fait donc de celles-ci des êtres formés des quatre éléments des anciens constitués chacun d’un couple de qualités à la manière d’Aristote ; éléments qui sont interconvertibles. Mais aussi bien  l’air, l’eau que la terre ne sont pour l’auteur qu’ un feu revêtu de différents habits, ce qui est très différent d’Aristote.
Le feu est en effet l’élément par excellence, celuiqui selon la manière dont il se présente, apparaît comme air, eau ou terre ; trois éléments qui seraient plus justement appelés éléments élémentés. Le feu peut être vumecomun principe unique universel ; et ce sans tomber dans le monisme, puisqu’il va toujours de pair avec un vêtement salin. Dans son état le plus pur, il est la lumière des cieux, qui dans sa chute se spécifie en s’alourdissant d’une enveloppe de moins en moins su btile pour devenir à tour de rôle air, eau puis terre. Dans la partie inférieure du monde, le feu est feu qui brûle et qui détruit, tandis que dans l’autre, il « cuit & digère » et mène à la perfection, considération largement reprise dans les pratiques d’élaboration de la Pierre des Philosophes. Bien que comparé au Saint Esprit, ce dernier feu est une réalité matérielle, il produit des effets physiques. Et on peut y reconnaître la matière première dans le sens où il ne peut être réduit en une autre.

Revenons à la phrase de Vigenère notée précédemment dans la citation : « Chacun de ces trois mondes, qui ont leurs sciences particulières, a aussi son feu, & son sel à part […] » 29. Plus on descend vers le monde inférieur, plus ces deux êtres 28 s’alourdissent et se spécifient. Le vrai feu pur, c’est Dieu. Dès le moment où le feu émane de ce dernier, il se trouve enveloppé, ce qui correspond à une légère perte de subtilité. Voilà donc les feu (le feu divin) et sel (l’enveloppe) du premier monde, l’intelligible, celui de la science théologique et kabbalistique. Ce couple représente dans le deuxième monde, le céleste, le feu – appelons-le Saint Esprit – ; il a lui aussi inévitablement pour écorce un sel. Cette nouvelle airep est le feu céleste qui se spécifie en quatre éléments selon le vêtement salin portéce: sera d’abord le feu élémentaire qui, 30 de la même manière, produira l’air, l’eau et la terre . Annonçons déjà ce que nous verrons dans quelques pages, qu’en s’associant les uns aux autres, ceux-ci selon Vigenère s’offrent à nos sens sous l’aspect de quat re « éléments redoublés », le Mercure, le Soufre, le Sel et le Verre du chimiste pratiquant. Ces « grands éléments » forment à leur tour, entre autres, l’être le plus composé et le plus divin de la création, l’homme qui n’est qu’un sel ayant reçu en son sein directement le Saint Esprit igné pour âme. L’élément élémenté Sel a pour sa part donnéissnance à la branche des substances salines corporelles ; ce sel a en son centre l’élément terre, un peu d’air, de l’eau et bois ; & des os frayez, mesmement de ceux du lyon, ce dit Pline. Dont on peut recueillir que par tout il y a du feu en puissance »..

D’un corps calciné, seuls du sel et de la terre demeurent. Dans le cas de plantes ou de bois, le sel, à la différence de la terre qui reste après la lessive des cendres, est emporté par l’eau et réapparaît par l’évaporation ed celle-ci. Ce sel, le plus souvent blanc, est généralement alkali (carbonate de potassium [ou potasse] avec parfois des sel commun, tartre vitriolé et nitre). Cela étant dit, c’est dans le sel que le feu poursuit son chemin après la destruction d’un corps, et non dans la « pure terre » résiduelle : le sel est en effet un feu potentiel et aqueux, c’est-à-di re une « eau terrestre empreignée de feu ». Rappelons que le sel corporel est à cette époque ce qui était nommé « corps fossile », autrement dit une substance que l’on extrait des entrailles de la Terre. Le sel est ainsi une eau congelée dans le sein de la Terrepar le feu céleste, et qui contient ce même feu céleste. Sa présence potentielle explique la grande activité de cette classe de corps et sa composition aqueuse, sa facile dissolution dans l’eau. Depuis Paracelse, c’est en effet le principe de sympathie qui préside dansla compréhension des phénomènes de la nature ; le semblable attire le semblable. Il était par ailleurs admis à la suite d’Aristote qu’une eau souterraine était responsable de la formation des métaux . Et le fait de voir associer feu et eau ne doit pas étonner ; il était alors courant de faire du feu un fluide, et, nous le verrons, le sel représente également l’« alliance » des contraires. En outre, Paracelse, en ajoutant son troisième principe, le Sel, aux deux en usage au Moyen Âge, avait défini un principe de corporéité des Soufret eMercure principiels qui peut être envisagé à la lumière de Vigenère comme une envelope d’une substance ignée et d’une eau, autrement dit, « un feu potentiel & aqueux ».

Le mot « alliance » est d’importance dans une pensée kabbalistique telle que celle de Vigenère. Nicolas Séd a étudié un ouvrage « kabbalistico-chimique » intiulé Esh mesareph formant le livre V de la Kabbala denudata de Christian Knorr von Rosenroth de 1677 qui consigne la manifestation d’une alchimie reliée à la science des lettres et des nombres de la kabbale médiévale dans le judaïsme traditionnel. Le titre du traité signifiant « le feu du fondeur » est une expression qui provient du livre du prophète Malachie34 où le contexte est un message dans lequel Dieu déclare que viendra l’ange de l’alliance qui sera comme le feu fondeur, comme la potasse (sel alkali fixe) employée alors comme fondant en métallurgie. Cet envoyé céleste n’est autre que le prophète Elie. Séd souligne que moyennement un jeude mots, le prophète Malachie suggère lui-même le rapport d’analogie qui lie le ôler de l’alliance ( berit) offerte par le message des derniers temps avec le processus de purification chimique qui se fait avec l’aide de la potasse ( borit). Les deux mots, borit et berit, s’épellent d’une manière identique.

Ce n’est que la « ponctuation massorétique qui y introduit la nuance que réclame le sens littéral » . Comme on a vu et verra encore dans notre étude, il est fort probable que ce qui est appelé potasse (sel alkali), et qui est le résidu extrait par lessivage de la calcination d’un mixte, ait fortement inspiré une représentation physique du Sel. On perçoit alors le lien entre le Sel, l’al liance, et Elie36. Par ailleurs, dans le Livre des Nombres (18, 19), Dieu disant à Aaron : « C’est une allian ce de sel, perpétuelle, devant Tétragramme, pour toi et pourat postérité avec toi » ; de même dans le Lévitique(2, 13) : « Tout ce que tu présenteras comme oblation, tu le garniras de sel, et tu n’omettras point ce sel, signe d’alliance ave c ton Dieu » ; références que Vigenère n’oublie pas de citer, en ajoutant : « Ne faites point cesser le sel de l’alliance de vostre Dieu »..
Pour revenir au sel corporel, il est, comme cela a été dit, un corps solide provenant des entrailles de la Terre, et les liqueurs acides, c’est-à-dire les eaux fortes de l’auteur, doivent leur assimilation à la classe des sels à leur mode de production à partir des « fossiles » minéraux et du salpêtre. Vigenèrenous en dit plus :

Mais les eaux fortes qui dissipent & ruinent tout, sont ce feu est range ; & ainsi les appellent les Alchimistes, & le feu contre nature, le feu externe, & autres semblables exterminatifs. Certes si les effects de la pouldre à canon sont si admirable s, consistans de si peu d’espèces & ingrediens, qu’on la peut bonnement appeler le vray feu infernal, dévorateur du genre humain ; l’action des eaux fortes ne l’est pas moins, qui bruslent tout, composées qu’elles sont seulement de deux ou
Voir également Séd,op. cit .in n. 5, 577-591.
Séd (Séd,ib., 549 et 562-563) nous renseigne sur Elie. L’appellation « Elias artista » était très populaire dans les pays chrétiens occidentaux aux XVIIe et XVIIIe siècles, et avait des racines anciennes dans la tradition rabbinique. Le prophète Elie est pour le judaïsme rabbinique le gardien de la tradition sacrée transmise ici-bas dans l’histoire, mais aussi transmise d’en-haut de la « Maison céleste d’Etudes ».

Les révélations d’Elie à Rabbi Shim’on bar Yohaî constituent selon la légende la substance doctrinale du trois substances : celle qu’on appelle communément de départ, de salpêtre, & vitriol, ou alun de glace : & ceste-cy dissoult l’argent, le cuyvre, l’ argent-vif, & le fer en partie. La regalle qui n’est autre chose que la précédente, rectifiée sur du selarmoniac, ou le sel commun, dissoult partie du fer, le plomb, l’estain, & l’or indomptable à toute s sortes de feux : bien est vray, que les eaux fortes n’exterminent pas les métaux, qu’ils ne retournent en leur première forme & nature ; mais elles les attirent en eau & liqueur coulante. […] [ Les eaux fortes sont] l’un des principaux & plus abbreviatifs instrumens d’Alchimie, & art du feu & du sel »38.
Il est possible d’envisager également que ces eaux fortes soient l’eau décongelée » du sel, par opposition à la précédente « eau congelée », c’est-à-dire une eau contenant toujours son feu, mais dégagée d’unecertaine corporéité, ayant acquis par-là une plus grande subtilité en passant de l’état solide à celui d’eau. Cela expliquerait leur remarquable activité qui, ne l’oublions pas leur vient du feu qu’elles enveloppent, car ces eaux fortes n’en sont pas moins des sels. Nous parlons de chimie,
Une fois revêtu de son habit salin, le feu commun es trouve confiné dans un lieu où la conciliation est possible et efficace avec son contraire, l’eau. Le sel, et cela est valable pour toutes les choses naturelles, dérobe donc à la vue de l’expérimentateur son contenu, tout en exprimant parfois une vertu différente de celle de chacun de ses constituants. Cependant le feu a beau s’apaiser et s’accorder avec son ennemi dans son cocon salin, il n’en reste pas moins actif. Il continue à « brûler » dans le cas du salpêtre qui demeure soluble dans l’eau, son composant aqueux ne paraissant pas être bridé.

Nous pouvons désormais faire un premier point sur le sel vigenérien. Tout est sel, un sel enveloppe corporelle d’un contenu précieux qui passe pour invisible et igné, un sel « potentiellement » marqué de la puissance du feu rendant compte de la forte activité de dérivés salins tels que les eaux fortes.La première caractéristique ferait du sel le symbole tout trouvé d’une Nature mystérieusequi ne dévoile pas sans peine ce qu’elle contient ; et pour un personnage tel que Vigenère, aussi attaché aux textes hermétiques et kabbalistiques, c’est un aspect bien entendu important. L’auteur résume : Puisque donques à l’un de ces deux, l’homme intérieur à sçavoir, est attribué le feu, qui respond à l’âme ; & le sel extérieur, qui est le co rps ; comme la victime ou homme animal est le revestement du spirituel désigné par l’homme, & lefeu ; le vestement de ce feu sera le sel, auquel le feu potentiellement est renclos ; car tous sels sont de nature du feu, comme estans engendrez de luy ; Ex omni enim re combusta fit sal, dit Geber ; & par conséquent participant de ses propriétez, qui sont purger, dessécher, retarde la corruption, & descuire ; ainsi qu’on peut voir en toutes les choses sallées, qui sont comme à demy-cuites, & se gardent plus longuement sans corrompre qu’estant cruës : és cautères potentiaux aussi, qui bruslent, & ne sont autre chose que sels »..

La troisième science fait apparaître un sel d’un genre nouveau, celui du Sel élément de la matière sensible, aux côtés de troisautres substances, les Mercure, Soufre et Verre élémentaires. L’art chimique nous permettant l’accès à ce sel nous est ainsi présentée : Que toute la science élémentaire consiste en la mixtion & la séparation des élémens ; ce qui se parfait par le feu, auquel verse du tout l’Alchimie […]. Prenez tel composé élémentaire que vous voudrez, herbe, bois, ou autre semblable, surquoy le feu puisse exercer son action ; & le mettez en un alambic ou cornuë ; Premièrement s’en séparera l’eau, & puis l’huille, si le feu est modéré : Si plus pressé & renforcé, toutes deux ensemble ; mais l’huille surnagera à l’eau, qui s’en séparera bien aisément par un entonnoir de verre. Ceste eau est dite le Mercure, lequel de soy est pur & net ; l’huille le soulphre adustible & infect, qui corrompt tout le composé. Au fonds du vaisseau resteront les cendres, desquelles par une forme de lexive avec l’eau s’en extraira le sel, que l’eau & l’huille couvroient au précédent, après que vous aurez retiré l’eau par le bain Marie, comme on l’appelle ; car les onctuositez oléagineuses ne montent pas par ce degré de feu ; ny le sel non plus, ains moins encore ; & les terres indissolubles privées de toutes leurs humiditez, propres à se vitrifier. Omne enim privatum propria humiditate nullam nisi vitrificatoriam praestat fusionem, dit Geber. Ainsi il y a deux élémens volatils, les liquides à sçavoir, eau & air, qui est l’huille ; car toutes s ubstances liquides de leurs nature fuyent le feu, qui en eslève l’une, & brusle l’autre : Mais les deux qui sont secs & solides, non ; qui sont le sel, auquel est contenu le feu ; & la terre pure qui est le verre : Sur lesquels le feu n’a plus d’action que de les fondre & affiner »..

C’est la description d’une opération de distillation fractionnée qui nous est présentée, dont le but est de séparer principalement les deux grandes parties d’un corps composé, à savoir le volatil du fixe, ou encore le liquide du sec. La symétrie est parfaite, deux substances liquides recouvrent deux substances solides, qu’on isole en laissant agir le feu dont le rôle est ici réduit à celui d’outil d’analyse des mixtes qui d’abord élèvera l’eau, puis l’huile pour dévoiler dans la cornue ce qui donne corps à tout composé élémentaire, le sel et la terre, qu’une lessive séparera aisément. Le mixte est ainsi résolu en ses quatre constituants sensibles. Vigenère poursuit : Voilà les quatre élémens redoublez, comme les appelle Hermès ; & Raymond Lulle les grands élémens. Car tout ainsi que chaque élément consistede deux qualitez, ces grands élémens redoublez, Mercure, soulphre, sel & verre, participent de deux élémens simples, ou pour mieux dire de tous les quatre, selon le plus & le moins des uns & des autres ; le Mercure tenant plus de l’eau, à qui il est attribué ; l’huille, ou le soulphre, de l’air ; le sel, du feu ; & le verre, de la terre, qui se retreuve pure & nette au centre de tous les composez élémentaires ; & est la dernière à se révéler exempte des autres. De cette sorte par artif ce & l’opération du feu, & de ses effects, nous dépurons toutes infections & ordures, jusqu’à les réduire à une pureté de substance incorruptible désormais, par la séparation de leurs impuretez inflammables & terrestres ; Tota enim intentio operantis versatur in hoc, dit Geber, ut groioribus partibus abjectis, opus cum levioribus perficiatur ; qui est de monter des corruptions d’icy bas, à la pureté du monde céleste, où les élémens sont plus purs & essentiels ; le feu y prédominant, qui l’est le plus de tous les autres. Voilà quant à l’Alchimie ; & en quoy elle verse »..

Le feu commun est au premier rang des outils de résolution des composés. Par son action ces derniers sont résolus, non pas en les éléments simples de la matière, mais en des corps dont l’élémentarité peut se révéleracteex au niveau de la manipulation en laboratoire, et dont la présence se retrouve dans un assez grand nombre d’unions mixtives permettant de les généraliser à l’ensembledes composés. Vigenère les baptise élémens redoublez » suivant en cela, dit-il, Hermès, et « grands élémens » selon Lulle, ils sont au nombre de quatre, et sont dans l’ordre d’apparition : l’eau ou Mercure, l’huile ou Soufre, le Sel, et la terre indissoluble ou Verre44. Soit deux éléments liquides et volatils, et deux secs et fixes au feu. Le Soufre est accusé par Vigenère de corrompre les composés, rappelant ainsi le pseudo-Geber qui, dans sa Summa Perfectionis, rejetait aussi sur cette substance la cause de l’imperfection des métaux vils. Le Mercure par contre est « pur & net ». Le qualificatif de « terre pure » revient maintenant au Verre. Et le Sel reste l’enveloppe du feu, feu élémentaire bien entendu, mais donc par voie de conséquence du feu divin aussi.

Table des matières

INTRODUCTION 
I/- LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIÈRE OU QUAND LA NATURE DU SEL FAIT LEVER LES YEUX AU CIEL 
1- LE SEL, PREMIÈRE ORIGINE DE TOUS LES ÊTRES DU MONDE ÉLÉMENTAIRE
2- LE SEL DE NATURE ET LA NATURE DES SELS
3- QUAND LE SEL PERMET DE TOUCHER LA MATIÈRE
4- L’ÉCONOMIE DES SELS DANS L’UNIVERS
5- LE SEL, L’ABRÉGÉ DU MONDE SANS QUI RIEN NE PARAÎT
6- DERNIÈRE DISSERTATION SUR LE SEL
7- CONCLUSION PARTIELLE
II/- LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE ET LES COURS DE CHIMIE 
1- LE SEL DE LA TERRE
2- ADAPTATION DU SEL À L’EXPOSÉ DE LA PRÉPARATION DE REMÈDES CHIMIQUES
3- LE SEL VIRTUEL POUR L’ARCANE UNIVERSEL, LES SELS PRINCIPES SECONDS POUR LES MIXTES NATURELS
4- LE SEL PRINCIPE COMME DÉTENTEUR EXCLUSIF DU NOM DE SEL
5- LE SEL DE LABORATOIRE, UN SEL HERMÉTIQUE MODESTE
6- LE SEL, À LA POINTE DE SON ACTION
7- LE SEUL SEL EXISTANT EST ACIDE POINTU
8- LE DUALISME SALIN ACIDO-ALKALIN
9- CONCLUSION PARTIELLE
III/- LA CHIMIE SALINE À L’ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 
A/- LE SEL SUR LE CHEMIN DE LA CONCEPTUALISATION
1- LA « CHIMIE NOUVELLE » DE HOMBERG
2- LES SELS MOYENS
3- EXTENSION DE LA DÉFINITION D’UN SEL MIXTE
4- LES ACIDES ET ALKALIS
5- DIFFÉRENTES SORTES DE SELS
6- LA FORCE DES ESPRITS ACIDES ET DES SELS ALKALIS
7- CONCLUSION
B/- LES SELS MIS EN RELATION
1- LA TABLE DES RAPPORTS
2- UNE AFFINITÉ SALINE PAR « ABSORPTION »
3- UNE CHIMIE DES RAPPORTS SALINS STAHLIENNE
4- LES RAPPORTS COMME VÉRITÉ EXPÉRIMENTALE
5- CONCLUSION
6- LE TRAITÉ DES SELS DE STAHL
C/- LE SEL DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVIIIE SIÈCLE
1- LES SELS NEUTRES DE ROUELLE
1.1- TAXINOMIE DES SELS NEUTRES
1.2- LA SURABONDANCE D’ACIDE DANS LES SELS NEUTRES
2- L’OPPOSITION DE BAUMÉ À LA SURABONDANCE D’ACIDE DANS LES SELS NEUTRES
3- LES SELS NEUTRES FORMÉS DE DEUX ACIDES
4- LA VISION NORMALISÉE DU SEL
5- LE SEL SELON L’ENCYCLOPÉDIE
D/- LA FIN DU SEL
CONCLUSION 
ANNEXE 
BIBLIOGRAPHIE

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