Le Šāhān šāh serviteur de la loi et de la justice
La loi dont l’Ardašīr du Kārnāmag proclame qu’il fera application est à n’en pas douter la loi de la weh dēn dont un chapitre du livre III du Dēnkard observe que le roi lui-même en est un serviteur (bandag), le même chapitre aura préalablement énoncé que cette loi, qualifiée de « non-violence », les « coups » y sont rendus judiciairement afin que réparation soit obtenue de celui qui a frappé sans droit ; il en va également ainsi des biens illégitimement soustraits aux propriétaires qui doivent en obtenir restitution et réparation du préjudice qu’ils ont subi10. A ce souverain assujetti à la loi, un autre chapitre du livre III du Dēnkard, évoqué dans les développements se rapportant au paymān, demande, non seulement qu’il se préserve lui-même de l’illégalité (a-dādīh), qui est violence (must) et injustice (adādestānīh), mais aussi, qu’il fasse connaître la loi, et, par le suivi des plaintes, recherche les auteurs des violences et en délivre les victimes; ce chapitre énonce en conclusion, avant de condamner les docteurs qui voudraient que la violence et l’injustice soient prédéterminées par Dieu :
Telle est la justice par laquelle la violence de l’injustice est épargnée au monde, dont elle est expulsée.11
Les habits dont est revêtu en l’occurrence le monarque sont ceux, classiques, du souverain du gētīg, médiateur entre les dieux et les hommes et agent du Souverain des deux mondes ; pour le dire autrement, avec les mots que Ferdowsī prête à Anūšīrvān, Dieu est « le distributeur de la justice » et quiconque s’assoit sur le trône et la fait régner en est heureux lui-même12. Cette référence à la justice, qu’il incombe au monarque de faire triompher, se retrouve dans la quasi-totalité des discours du trône du Šāhnāme ; elle constitue, avec l’obéissance à laquelle les souverains appellent leurs sujets, la valeur la plus partagée que les Šāhān šāh successifs entendent promouvoir, au point que coiffer la couronne signifie être investi par la justice. C’est ainsi qu’en préambule du couronnement de Kavād II, Ferdowsī énonce : « Lorsque Šīrūye se fut assis joyeusement sur le trône, il plaça sur sa tête cette couronne des Kayanides, symbole de la justice (čō šīrūye benešast bar taxt-e šād besar nehād ān kay tāj-e dād). »13. La traduction est malaisée et le texte persan ignore le symbole : il dit que le trône est de joie, on l’a vu, vertu mazdéenne que le monarque doit incarner comme il sied, et la couronne de justice ; le fait que cette formulation soit appliquée à un prince dont Ferdowsī relève par ailleurs qu’il était dépourvu d’intelligence14, confirme qu’à l’instar de son Créateur qui le fait roi, le Šāhān šāh, tant qu’il est investi du xwarrah kavien, ne peut être que justice, c’est-à-dire qu’il lui appartient de protéger les innocents et de punir les coupables 15.
Une justice ouverte à tous qui protège et punit
A la question portant sur la meilleure des religions, Wuzurgmihr répond en substance que c’est celle où la récompense des bonnes actions et la punition des péchés « est la plus manifeste », celle également, où la voie est la plus droite et les bonnes actions les plus conformes à la loi/à la justice sont à l’oeuvre16. Quant à Ardašīr, dans le discours du trône du Šāhnāme, il se dit « l’asile (panāh) du monde entier »17. Aucune solution de continuité entre ces deux formules, la première évoquant les sanctions encourues par ceux qui s’écartent du chemin de la loi de la religion, la seconde rappelant que le premier devoir du monarque consiste à protéger les créatures ; fusion par conséquent entre la loi de la religion et celle des Šāhān šāh, si bien que les ordres de ces derniers « sont purement légitimes »18. S’agissant de l’aspect répressif, le Livre de la Couronne d’Anūšīrvān vient confirmer que le roi doit récompenser les bons et punir les méchants19, de même, le livre VII du Dēnkard énonce que, lorsqu’elle est poussée par les Friyān, la justice fait progresser le monde matériel et « inspire l’angoisse à la druz »20. Quant au Šāhnāme, en s’en tenant aux discours du trône, et sans évoquer ceux qui sortiraient de la voie de l’obéissance due au monarque, les références abondent aux méchants à qui il ne sera laissé aucun répit ou encore à Ahreman, l’ennemi qui sera poursuivi21. Ces formulations de portée générale tendraient à faire oublier ce qui a été développé plus haut en matière de personnalité juridique, et qu’exprime synthétiquement Macuch : Only a freeborn man of age, who was a subject of the king of kings (šāhān šāh bandag) and a citizen of Ērānšahr, confessing Zoroastrianism and belonging to a noble family, was considered as a person having full legal capacity (tuwānīgīh).22
C’est néanmoins à une justice ouverte à tous, à un droit applicable, « sans préférence », quelle que soit la classe à laquelle appartient le justiciable, que se réfère l’Ardašīr de l’Ā`īn23. Cette égalité dans l’accès au droit est également évoquée par le Khosrow de la Sīra qui observe que « le droit s’applique aux faibles et aux puissants, aux pauvres et aux riches.24». Mais, au-delà du respect de la simple légalité formelle, il poursuit en relevant que, dans une affaire « douteuse », il a préféré donner tort à son entourage et se montrer injuste envers ceux qui ont été injustes à l’encontre des pauvres et des indigents25. Dans une autre affaire, certainement non moins douteuse, le monarque évoque les extorsions auxquelles procèdent ses gouverneurs et intendants, ainsi que les intendants de ses courtisans, de ses fils et de ses femmes, et délivre les paysans de ces injustices, « sans exiger une preuve légale », car il sait, confesse-t-il, « la cruauté des personnages puissants de l’État à leur égard »26 ; on le voit, même pour un monarque doté d’une autorité incontestable, la justice est un combat.
La justice comme combat
Entre l’Ardašīr du Šāhnāme, qui déclare sa salle d’audience ouverte à quiconque aurait à se plaindre d’actions commises par ses subordonnés, et l’Anūšīrvān de la Sīra confronté à des affaires douteuses, l’égal accès au droit ou à la justice n’est pas une chose qui va de soi.
Deux chapitres du livre III du Dēnkard témoignent en particulier de comportements critiquables de ceux qui sont en charge de la justice ; le premier met ainsi sur un même plan l’examen qui préside au choix du souverain et à la nomination d’un magistrat, l’un risquant de s’avérer mauvais, l’autre prévaricateur27. Quant au second, consacré à ce qui « promeut et à ce qui corrompt le monde », il dresse le tableau désolé d’un gētīg où la légalité est affectée par « l’abondance » de juges prévaricateurs, qui ruinent « la colonne de la royauté »
La justice comme maintien de l’ordre du monde
De tous les souverains sassanides, Khosrow Anūšīrvān apparaît comme celui qui s’est montré le plus digne de porter l’épithète de juste qui lui est accolée ; Bal`amī n’est toutefois pas le seul à considérer que son fils Hormezd IV nourrissait un sentiment encore plus aigu de la justice : « Sa justice était telle qu’elle surpassait celle d’Anūšīrvān, et tout lui allait à souhait dans le royaume de Perse. Il protégeait les faibles et contenait les oppresseurs, de façon à ce que le puissant et le faible fussent égaux et que l’un n’osât opprimer l’autre. »43. Quelques lignes plus loin l’auteur note encore qu’il n’y eut en Perse « un roi aussi juste qu’ Hormezd » mais poursuit : « Il avait seulement le défaut de rabaisser les grands, sans égard pour leurs droits, et d’élever les pauvres et les misérables au rang des grands, sous prétexte que ceux-là n’opprimeraient pas les faibles.44». Ṭabarī observe pour sa part qu’ Hormezd était hanté par la justice mais implacable à l’encontre des grands à qui il reprochait d’opprimer le bas. peuple45, et Bosworth relève que, dans le discours du trône que Dīnawarī prête au nouveau souverain, celui-ci s’engageait à protéger les plus faibles contre l’oppression des grands, l’auteur ajoutant que cette orientation allait à l’encontre de celle de Khosrow Ier « qui avait cultivé le soutien de la noblesse et du clergé zoroastrien 46». Ce discours du trône, dans la version qu’en livre Ferdowsī, traduit effectivement la volonté du souverain de se préoccuper des petits : « Je prends à coeur tout ce qui touche les pauvres (darvīš) et je n’en détournerai jamais mes pensées47. ». Le propos est toutefois tempéré par la formule selon laquelle le roi, s’il se veut tendre pour les pauvres, se pose également en « défenseur des riches ». L’auteur conclut néanmoins sa narration de la cérémonie de couronnement en observant que la tête des riches (ganjdārān) était remplie de craintes, le coeur des oppresseurs (setamgāre) se fendit, alors que l’âme de tous les gens intelligents (ḫeradmand), et celle des pauvres, était remplie de bonheur48. Ce commentaire élogieux de Ferdowsī est toutefois sans suite ; dès le chapitre suivant, il observe en effet que, lorsqu’Hormezd eut assuré son pouvoir, il montra sa mauvaise nature et « s’écarta des règles de la foi » en s’en prenant à ceux qui avaient fidèlement servi son père sans avoir commis le moindre crime. Le récit de Tha`ālibī emprunte le même parcours qui, utilisant des anecdotes dont certaines sont communes à Bal`amī, Ṭabarī et Ferdowsī49, donne à voir un souverain qui, emporté par trop de justice, manque de discernement et sombre dans le ridicule50.
Trésor et armée : deux joyaux ornant la couronne sassanide
Le trésor et l’armée sont deux moyens au service de la puissance royale alors que l’impôt,dans sa forme dynamique, constitue, avec l’armée, un des moments susceptible de former le cercle de justice. L’examen mettra en évidence que, selon certaines sources, trésor/impôt et armée font l’objet de traitements bien distincts alors que, pour d’autres, un lien est très fréquemment opéré entre ressources financières et capacité à rassembler ou à entretenir une armée. L’analyse portera en premier lieu sur le Kārnāmag ī Ardaxšēr, condensé de littérature épique dont on mesurera à quel point il fait grand cas des aspects financiers en les liant par ailleurs à la puissance militaire. Les autres sources utilisées seront questionnées dans un deuxième temps, un troisième moment étant consacré à la réforme fiscale conduite au VIᵉ siècle. En épilogue, on s’intéressera à la façon dont ces questions sont traitées dans le cadre des critiques formulées à l’encontre d’Abarvēz, une fois qu’il a été déposé. Les problématiques propres à l’armée seront ensuite abordées.
Les ressources selon les autres sources
En dehors du Kārnāmag, les différents ouvrages écrits en pehlevi n’ont permis d’identifier que de rares passages où le terme impôt soit utilisé, lorsque Wištāsp est visité par deux Amahraspand, qui, le rassurant, lui affirment qu’ils ne sont pas des représentants d’Arjāsp descendus dans sa maison « pour exiger tribu et impôt (sāk ud bāj xwāhēnd) ! »81. Des allusions peuvent néanmoins être décelées dans les rôles impartis aux différentes fonctions sociales, et il n’est sans doute pas innocent que la classe des paysans, nourricière et assujettie à la taxe foncière, constitue, comme on l’a noté plus haut, « le ventre » du corps social, qu’elle soit qualifiée de « distribuant » mais puisse muter en « dérobant » marqué par l’avarice, la mauvaise volonté ou la malice, ou encore que la qualité attendue des éleveurs soit « la générosité quant aux richesses » ; tous ces éléments revêtent, semble-t-il, une vraie cohérence s’ils sont regardés sous l’angle de l’impôt. Il en va de même des développements que l’on a consacrés à l’obéissance, vertu dont l’iranité est revendiquée, qui comporte, on peut du moins le supposer, un volet fiscal. C’est en des termes beaucoup plus larges que s’exprime le Dēnkard faisant état du dixième des conseils prêtés à Anūšīrvān qui veut que le monarque mette toute la force et la richesse « à l’appui des siens » pour les soustraire aux étrangers et aux adversaires82, ou encore, évoquant les sept perfections de Wištāsp, il énonce que la sixième consistait en « l’abondance de moyens » (déclinés en chevaux, hommes et armements) pour vaincre l’ennemi83 ; c’est inversement l’extrême dénuement, l’absence affligeante de moyens, que traduit la plainte qui échappe à Zoroastre lorsque Ohrmazd l’informe des malheurs qui frapperont l’Iran à la fin de son millénaire : « Que dois-je dire à ceux qui ne disposent ni d’armes de bois (ils n’ont pas d’armes), ni d’armée, ni de protecteur et dont les ennemis sont nombreux ?»84 . Si l’on se tourne vers les traités curiaux du VIᵉ siècle, la Lettre, en termes de moyens, cite le trésor royal et les tributs que versent les États sur lesquels le Šāhān šāh « étend l’ombre de sa majesté », en revanche, il est précisé qu’ il n’entre pas dans les usages du pays de se livrer au pillage85, énoncé contredit par de nombreuses sources ; quant à l’Ā`īn, elle n’évoque pour sa part que le trésor royal86. Les textes mettant en scène Khosrow Ier adoptent pour leur part une perspective différente, le Livre de la couronne d’Anūšīrvān se concentre sur l’impôt, qu’il met en relation avec l’armée87, tout comme la Sīrat Anūšīrvān qui mentionne en outre les trésors royaux88.