Le statut de l’observateur dans les familles

Le statut de l’observateur dans les familles

 Accueillir un chercheur à domicile n’est pas chose aisée ou naturelle pour les participants observés, qui doivent accepter la présence d’un autre extérieur à la famille, mais elle ne l’est guère plus pour le chercheur débutant. Comme l’a signalé Morgenstern, « cette position d’observateur, il faut s’y sentir bien, savoir l’occuper, en connaître les limites » (2009a : 89). Plusieurs facteurs peuvent contribuer à faciliter les rôles de chacun dans cette démarche d’observation. Il nous a semblé dans notre recueil que la symétrie dans le statut des parents des familles et celui de l’observatrice a pu permettre une intégration plus rapide du chercheur dans les familles, et de la même façon, l’intégration des familles dans la sphère du chercheur. Par ‘symétrie’ nous entendons ici des correspondances générationnelles, sociales, ou encore culturelles. Si l’asymétrie de départ impliquée par le format de l’observation – qui suppose que l’observateur soit celui qui donne les règles du jeu (Bourdieu, 1993) – est inévitable, elle peut être partiellement dissipée si l’observateur fait partie intégrante du groupe social observé, et que par exemple, les statuts socioéducatifs ne sont pas à l’origine d’une autre asymétrie. Le chercheur est situé socialement (Mondada, 1998), il est le reflet d’un certain groupe qui peut être en accord ou non avec la population observée. L’acceptation du chercheur par les participants repose aussi sur la description du rôle que nous avons en tant qu’observateur, et en ce qui nous concerne, du rôle que nous avons en tant que linguiste, celui de décrire les faits et non de les évaluer. Il nous a semblé important d’accentuer l’idée que notre but n’était pas de travailler sur de ‘bons’ enfants ou de ‘bons’ parents mais sur des ‘façons de faire ordinaires’. Relevons également que les parents de notre corpus ont accepté la présence d’un observateur à leur domicile et ont accepté d’être filmés. Si nous nous devions de respecter le ‘contrat’ passé au début des enregistrements (durée du recueil, respect de la disponibilité des parents et des intervalles entre chaque enregistrement) pour que le recueil puisse être poursuivi, cet accord initial impliquait d’emblée un terrain favorable à notre travail. Parmi les raisons qui ont motivé les parents à participer au projet, outre celle de rendre service et de contribuer à une recherche universitaire, figure un certain état d’esprit des parents. Nous avons en effet eu le sentiment que les parents filmés étaient à l’aise avec leur identité de parents, et en apparence peu sujets à des inquiétudes, des remises en question sur les méthodes éducatives ou les façons de s’adresser aux enfants. Sans doute cela s’explique-t-il en partie parce que nous les avons principalement filmés en interaction avec leur deuxième et non leur premier enfant, ce qui a peut-être contribué à l’effacement d’une crainte d’être jugés. Par ailleurs, l’observatrice n’ayant pas d’enfants, les adultes de notre corpus restent, parmi les participants, les plus experts de la parentalité. En cela, la relation n’est plus symétrique mais cette asymétrie a, d’après nous, conditionné positivement notre recueil. Nous l’avons mentionné précédemment, la durée du recueil est aussi un facteur à prendre en compte, d’après nous, pour définir la place que nous avons eue dans les familles de notre corpus. Pour Lallier, qui a entre autres travaillé sur les situations de tournage de documentaires, l’acceptation de ceux qui sont filmés ne repose pas nécessairement sur un rapport de confiance instauré entre ces derniers et celui qui filme (Lallier, 2011/2). En effet, l’immersion de l’observateur-filmant et la relation privilégiée entre les deux parties n’est pas une condition nécessaire aux enregistrements mais nous avons cependant la certitude que le recueil longitudinal, outre son intérêt pour la thématique de notre recherche, nous a donné à voir davantage et a laissé à tous les participants impliqués le temps nécessaire pour que familiarité et confiance s’installent. Enfin, nous tenons à préciser également que deux des mères de notre recherche sont chercheuses, connaissent donc les problématiques de terrain et de recueil, et ont aussi peut-être plus que d’autres parents une perspective éclairée sur leur rôle de participantes observées, ce qui implique une acceptation des rôles à attribuer au chercheur et aux participants peut-être plus rapide. La troisième mère de notre corpus est comédienne, ce facteur a, d’après nous, facilité notre tâche lors des enregistrements puisqu’elle était déjà habituée à être observée dans ses pratiques professionnelles quotidiennes. Par ailleurs, une des mères chercheuses est spécialisée dans le domaine de l’acquisition du langage et a également été enseignante de classe primaire. Nous ne ferons pas l’hypothèse a priori que son comportement langagier est différent de celui des autres mères mais sa formation ainsi que son statut de participante ‘informée’ pourront néanmoins être à prendre en compte lors du traitement des résultats. 

Une observation directe mais périphérique

 Nous avons fait le choix lors des enregistrements d’une observation directe. Nous avons donc assisté aux séances filmées pour d’une part en avoir une compréhension intégrale, et d’autre part laisser libres les participants de mouvements éventuels, ce qui n’aurait pas été possible si la caméra avait été installée sur un trépied à distance de l’observateur. Mais nous n’avons pas, malgré notre présence lors des enregistrements, décidé de nous placer au centre de l’activité. Nous avons en effet préféré nous placer « hors-jeu », « à l’écart des interactions observées » (Lallier, 2011/2 : 123), et cela pour deux raisons. Les biais à considérer en travaillant sur des données ‘naturelles’ sont déjà nombreux, nous ne souhaitions pas en ajouter de nouveaux en étant à la fois la chercheuse et l’interlocutrice principale de l’enfant. Notre participation occasionnelle aux échanges avec l’enfant est donc liée le plus souvent à des questions de disponibilité des parents mais n’avait pas été prévue initialement. Par ailleurs, nous n’avons pas souhaité intervenir lors des enregistrements pour ne pas entraîner le désengagement des participants – parents comme enfants – de la situation filmée. A la suite de Brougère, nous considérons que notre participation aura été périphérique et non centrale puisqu’elle associait « implication (marginale) et distance (limitée) » de notre part (2006 : 6) mais légitime dans la mesure où elle était acceptée par les participants. Cette relation entre observateur périphérique et participants centraux reste tout à fait paradoxale puisque comme le souligne Lallier, « chacune des parties joue à s’ignorer mutuellement, imitant en quelque sorte l’indifférence réciproque, sur le modèle de la non-interaction » (2011/2 : 117). Le cadre de ces interactions est donc défini au préalable et accepté par les participants et l’observateur, bien qu’il ne repose pas sur une pratique interactionnelle ‘naturelle’, mais bien sur une pratique ‘représentée’. 5.3 La vidéo, reflet infidèle de la réalité Le choix de l’enregistrement vidéo pour notre recueil repose sur le besoin de fixer les productions des participants pour les analyser, en saisissant à la fois ce qui s’est dit dans la situation mais aussi ce qui s’est ‘fait’ (gestes et regards). Nous avons néanmoins conscience que ce qui s’est joué devant nous lors des enregistrements ne se retrouve pas à l’identique dans nos données vidéo. D’après Mondada, « l’enregistrement des données vise explicitement à préserver, pour les étudier, les traits caractéristiques de l’interaction ; il ne constitue pas pour autant un “reflet” fidèle d’un événement “réel” – conception qui naturaliserait les données en objectivant les technologies qui ont permis de les saisir » (1998 : 61). En effet, la vidéo ne peut être que le reflet de ce qui se déroule dans le champ de la caméra, le hors-champ n’étant pas systématiquement pris en compte dans les données que nous analysons (Joly-Rissoan, 2004). Par ailleurs, la caméra est un objet qui favorise peut-être plus encore que la seule présence de l’observateur la mise en scène de l’événement vécu par les participants. Gibson qui a travaillé sur des vidéos tournées sans la présence de l’observateur (ou plutôt en présence d’un observateur absent), considère que les vidéos comme d’autres types de données « are instances of meaning- 13 Notons que cette notion de participation périphérique légitime (« Legitimate Peripheral Participation ») est à l’origine issue des travaux de Jean Lave et Etienne Wenger (1991). making events in which participants do identity work to present a particular kind of self » (2005 : 41). La vidéo peut essayer de capturer les usages des participants mais ces usages ne restent que des représentations qui offrent à voir les ‘performances’ des acteurs des interactions filmées. Nous garderons donc à l’esprit que « l’image filmée occupe de fait le même statut qu’une question dans un questionnaire ou un entretien : elle est un regard sur le social, un mode d’entrée particulier qui éclaire certaines dimensions, et en néglige d’autres » (Joly-Rissoan, 2004 : 3). Si pour les raisons que nous venons d’évoquer, notre recours à la caméra et à la vidéo s’est fait par défaut, il convient tout de même de signaler qu’aucun autre outil d’observation ne pouvait nous apporter toutes les perspectives indispensables à notre étude et offertes par l’image filmée. 

Le dépassement du paradoxe de l’observateur

 Depuis les travaux pionniers de Labov, de nombreux chercheurs se sont penchés sur la question du rôle de l’observateur. Ces chercheurs ne se sont pas contentés de constater et déplorer le paradoxe inhérent au recueil de données mais ils ont essayé de le dépasser. Plusieurs solutions ont été proposées afin de limiter l’impact de la présence du chercheur, dans le cadre des entretiens sociologiques notamment ou des travaux de sociolinguistique visant à collecter la langue vernaculaire des échanges quotidiens. Il a notamment été établi que la construction d’un rapport familier avec les personnes observées pouvait améliorer le degré de spontanéité des échanges entre les participants (par exemple, Judd et al., 1991, Mondada, 1998). Si le linguiste est membre – ou est accepté comme membre – de la communauté observée (dans le cadre des observations participantes), les biais liés à l’intimidation des observés ou à l’acclimatation au chercheur seraient moins nettement marqués. D’autres, comme Gumperz (1982) ou Labov (1972b), ont mis en avant l’intérêt des enregistrements de sessions de groupes, qui limiteraient la conscience des participants d’être observés. Wolfson note néanmoins que si les interactions en groupe peuvent en effet éloigner l’attention des participants de l’enregistreur ou de l’observateur, la question de l’effet de l’observation reste encore posée (1976 : 199). Par ailleurs, si les ‘recettes’ proposées par les uns et les autres fonctionnent dans certains cas de figure, elles ne s’appliqueront pas nécessairement à tous les contextes de recueil. Nous avons néanmoins le sentiment que l’effet quelque peu ‘dépolarisant’ des sessions de groupe a pu être à l’œuvre dans nos données également, quand bien même nos ‘groupes’ étaient composés de deux ou trois participants seulement. Le rapport à l’enregistrement reste différent lorsque l’on interagit avec un autre, qui plus est lorsque l’on cumule les activités (communiquer mais aussi jouer ou manger).

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