Le Tata sénégalais de Chasselay

Le Tata sénégalais de Chasselay

Le Tata et les tirailleurs sénégalais, histoires croisées

Les tirailleurs sénégalais, entre mobilisations et extermination En déclarant la guerre à l’Allemagne en septembre 1939, la France mobilise ses troupes, notamment ses troupes coloniales. Les régiments de tirailleurs sénégalais existent depuis plus de 80 ans et sont bien intégrés dans l’armée française. Depuis La Force Noire du colonel Mangin en 1910, l’usage des combattants africains est régulière : l’Afrique noire constitue un « réservoir » démographique et les qualités des Africains pour le combat présentent « une incomparable puissance de choc » (in Deroo, Champeaux, 2006, p.31). Plus de 180 000 tirailleurs sénégalais sont mobilisés lors de la Grande Guerre et leur participation aux combats est souvent connue14. La participation des tirailleurs à la Seconde guerre mondiale est en revanche marginale dans les mémoires. Pourtant, plus de 200 000 Africains sont mobilisés et près de 40 000 d’entre eux sont envoyés en métropole (Fargettas, 2012). La rencontre pour la seconde fois entre des soldats allemands et des tirailleurs se termine dans un bain de sang… noir. Après la Grande Guerre, la France vainqueur occupe la Rhénanie suite au traité de Versailles et envoie pour ce faire des tirailleurs sénégalais et malgaches. L’utilisation de « Noirs » par la France contre les peuples « civilisés » d’Europe est une humiliation pour l’Allemagne, dont certains milieux nationalistes se servent pour lancer une campagne de dénigrement des soldats noirs, appelée Die Schwarze Schande, la « Honte Noire ». Une violente propagande se déchaîne présentant les « nègres » comme les violeurs de milliers de femmes allemandes, d’auteurs des pires atrocités, les accusant de propager la syphilis, en somme, de pervertir la « race allemande » (Deroo, Champeaux, 2006). Ce mythe de la honte noire s’inscrit durablement dans les mémoires allemandes, mythe qui, couplé à l’idéologie raciste du national-socialisme 15 , sera le support de la « guerre raciale » et d’« anéantissement » À propos de la campagne de France (mai-juin 1940), beaucoup d’historien·nes considèrent que les Allemands ont eu un comportement korrekt à l’égard des populations civiles et des prisonniers de guerre (Scheck, 2007). C’est oublier les traitements discriminatoires brutaux, les exécutions sommaires d’au moins 3 000 tirailleurs sénégalais et les actes de barbaries à l’encontre des Noirs au fur et à mesure de la percée du Blitzkrieg. A partir de juin 1940 s’ouvre une « période de folie sanguinaire » selon une méthode répétée : les troupes françaises sont capturées, Noirs et Blancs sont séparés, puis les Africains sont passés par les armes (Fargettas, 2012, p.143). Ces actes rentrent dans la catégorie des massacres. Comme le rappelle Julien Fargettas, le « massacre renvoie directement au vocabulaire cynégétique » (op.cit., p.152) et désigne « l’action de tuer avec sauvagerie et en masse (des êtres qui ne peuvent pas se défendre). [.] Dans le cas des tueries de mai et juin 1940, les massacres interviennent à l’issue des combats et en sont une véritable prolongation » (idem). La nature de ces exactions conserve « des caractéristiques de leur origine liée à la chasse, et à la fierté d’avoir capturé et éliminé une proie. Cette fierté se mesure à la peur qu’a suscitée le gibier pris, autant qu’à l’hostilité qu’il avait pu engendrer » (idem). Des massacres ont lieu dans la Nièvre, dans l’Oise, dans la Somme, en Franche-Comté, dans la Sarthe… Le paroxysme de ces tueries a lieu dans le département du Rhône, les 19 et 20 juin 1940. L’Ouest Lyonnais, théâtre de la tragédie des 19 et 20 juin 1940 Le lundi 17 juin 1940, le maréchal Pétain nouvellement nommé à la tête du Gouvernement Français demande l’armistice. Dans la nuit du 17 au 18 juin 1940, Édouard Herriot, maire de Lyon et président de l’Assemblée Nationale, s’empresse de faire déclarer Lyon « Ville Ouverte » afin de préserver la Capitale des Gaules des bombardements. Ce n’est qu’au début de l’après-midi du 18 juin que la décision sera officielle : la population l’apprend seulement le 19 au matin, les troupes du 25e RTS et du 405e RADCA placées au nord pour la défense de la ville n’en sauront rien. Les troupes allemandes arrivent depuis Dijon par les routes nationales sans avoir rencontré de résistance. Par la Nationale 6, le régiment Grossdeutschland combattra aux villages de Chasselay-Montluzin ; par la Nationale 7 arrive la division S.S. Totenkopf16. Le 25eRTS et le 405e RADCA n’ont que 1 800 hommes à opposer aux quelques 20 000 Allemands pour accomplir la mission qui leur est donnée : retarder l’avancée ennemie. 

Un « Haut Lieu » de la mémoire des tirailleurs

La géographie culturelle et les sciences sociales des années 1990 se sont attachées à théoriser la symbolique des espaces et avec elle, le concept de « haut lieu » (Micoud, 1991 ; Debarbieux, 1993, Bédard, 2002). Selon Bernard Debarbieux, un « haut lieu » est d’abord un lieu traduisant la manifestation territoriale d’un système de valeurs (1993, 2003). Il est symbole par les caractéristiques du lieu et aussi par l’événement qui lui est associé. Production sociale marqué par des appropriations et des pratiques collectives de l’espace (rassemblements, commémorations, imaginaires), il constitue un élément de structuration du territoire dans lequel il est implanté. Le haut-lieu « condense » les rapports qu’une société entretient avec ses valeurs, à la fois expression et « cadre d’expériences individuelles et collectives qui ravivent leur référence au groupement social » (1995, p.100). Le haut-lieu traduit ses valeurs en leur donnant une puissance par leur spatialisation : « parce qu’il est symbole, il a le pouvoir de matérialiser l’immatériel, d’être le signe visible d’une réalisation invisible, de « compenser l’irrémédiable absence des choses essentielles ». [.] Cela est tout particulièrement vrai quand il s’agit d’un passé révolu dont on veut entretenir le souvenir. En étant associé à un emplacement, l’événement du passé, historique ou légendaire, acquiert une crédibilité certaine et une certaine sacralité surtout si une forme, un paysage ou mieux, une trace, suggère l’événement. La légitimité « naturelle » du lieu s’exprime tout particulièrement dans le culte des morts. » (1995, p.108, je souligne). En s’inspirant des travaux d’Emmanuelle Petit sur le cimetière du Biollay à Chamonix (2009), je propose d’établir une « micro-géographie » du Tata en insistant sur le rôle de certaines formes matérielles : « Les enjeux qui se jouent dans le cimetière se jouent à une micro-échelle. Ils sont avant tout de l’ordre du symbolique. » (p.2). En tant qu’inscription spatiale de la présence des tirailleurs dans le territoire français, le Tata augure « une mise en place » des morts qui reflète « l’enracinement culturel de la société des vivants » (Baudry, 2006). « Avoir sa place » désigne la reconnaissance par le biais de l’emplacement géographique d’une position dans le champ social (Petit, 2009). Parmi les quatre modalités de légitimation de la place par le biais du cimetière identifiées par Petit, nous retenons les légitimations « héroïque » et « événementielle ». La légitimation événementielle s’obtient par le fait d’être mort là, à Chasselay ; celle héroïque se comprend par le double jeu d’identification entre l’évènement local, c’est-à-dire la bataille de Chasselay de juin 1940, et le global, l’engagement des tirailleurs dans les conflits mondiaux et les liens entre la France 18 et l’Afrique. Le Tata constitue ainsi un référent identitaire pour les différents groupes qui l’investissent. Se définir comme descendant de ces tirailleurs est un moyen de légitimation de sa propre place sur le territoire. Micro-géographie d’un ailleurs Le territoire de Chasselay Le Tata est sis à la jonction entre la commune de Chasselay et celle de Les Chères. La route départementale du Tata, longeant le cimetière, relie le centre-bourg à Les Chères par le nordouest. La commune de Chasselay est définie dans les cadres réglementaires locaux comme « commune en « couronne verte »» dans la DTA de Lyon et comme « village de proximité situé dans l’aire d’influence des pôles structurants » dans le SCoT du Beaujolais21. Le Tata est ainsi inscrit dans un territoire périurbain avec une forte composante agricole et naturelle, précisément dans la Plaine des Chères, espace de cultures diverses. Jusqu’au milieu du XXe siècle, Chasselay est une commune rurale comprenant entre 1 000 et 1 300 habitants. Depuis l’après-guerre, en particulier à partir de 1968, Chasselay a connu une forte croissance démographique22 corrélée à la périurbanisation et à la croissance de Lyon. Les migrations pendulaires sont fortes avec près d’un actif sur trois travaillant sur la métropole. La commune connaît un haut taux d’emploi (70%), les CSP+ sont la catégorie socio-professionnelle majoritaire et les ménages sont de taille moyenne (2,5 personnes). L’habitat résidentiel est essentiellement composé de maisons individuelles, avec une surreprésentation des propriétaires. On note depuis une vingtaine d’années un vieillissement de la population. La population est essentiellement blanche. De nombreuses familles y vivent depuis plusieurs générations et malgré la croissance démographique qui a vu l’installation de nouveaux arrivants, très peu possèdent des origines étrangères. Au niveau politique, Chasselay a longtemps été marquée à droite jusqu’en 201723. La tendance politique actuelle semble être portée vers un libéralisme proche du centre-droit, avec une sensibilité écologique24 . Les enfants s’y répartissent entre deux écoles, l’une privé catholique et l’autre publique. 21 Sources pour les éléments ici et ci-après : Plan Local d’Urbanisme de Chasselay (2019). 22 +230% entre 1968 et 1999. 2 775 habitants en 2016 (INSEE). 23 François Fillon (LR) est arrivé en tête du premier tour avec 28,4% des voix. De 2007 à 2017, le groupe politique arrivé en tête est systématiquement UMP/LR, avec plus de 25% des voix. 24 Résultats aux élections européennes de mai 2019 pour Chasselay : 1/ Renaissance (LREM) : 27,5% ; 2/ Europe Ecologie : 18,4% ; 3/ Union Droite et Centre : 16,7% ; 4/ Rassemblement National : 14,1%  Le Tata, cimetière géosymbolique A la sortie du village, la vision du bâtiment couleur ocre surgit au détour d’un virage. Aux milieux des champs de blé et des vergers de poiriers, le visiteur aperçoit le drapeau tricolore flotter au milieu de l’enceinte écarlate de quarante mètres de long sur vingt de large. En se rapprochant, il distingue les pieux dressés sur les quatre angles formant des pyramides quadrangulaires hautes de 5m75, avant d’arriver devant « le portail monumental de 3m de large, [.] sommé d’une réplique des pyramides de 8m50 » XX. S’arrêtant un instant sur le seuil, huit masques africains sculptés sur les deux grandes portes en chêne massif lui feront face. Les yeux clos, entravés de chaînes, les huit fétiches, tous différents les uns des autres, sont les gardiens du sommeil de ces soldats morts loin de leur Afrique natale, reposant au milieu de ces terres lyonnaises pour l’éternité. Entre deux masques, il pourra commencer à apercevoir l’antre du lieu par la lumière passant au travers du portail à claire-voie : clarté des esprits dans l’espace de la mort. Le portail franchi, le visiteur pénètre dès lors dans un ailleurs : sommes-nous dans le Beaujolais ou le Sahel ? Entre les Monts-du-Lyonnais ou les Mamelles25 ? Le lieu-dit « Videsac » ou la banlieue de Dakar ? Ni l’un ni l’autre. Plutôt l’un et l’autre. Terres africaines en pays lyonnais. Au sein du Tata, se mêlent dans le regard le carrelage craquelé, comme asséché par le soleil cuisant du désert, et, en arrière-plan, le paysage collinaire verdoyant du MontVerdun. S’il visite un jour de soleil, l’ocre et le vert se mélangeront au bleu du ciel et la réverbération étouffante perturbera ses sens donnant l’impression d’un mirage. Un jour gris de bise et il se demandera qu’est-ce que ce bout d’Afrique en ces terres froides ? Le contraste des couleurs, des imaginaires et des sensations produit alors ce sentiment étrange de n’être pas tout à fait ici tout en étant proche mais jamais là-bas. En face du portail, une case surmontée de la croix chrétienne est encadrée par deux croissants musulmans. La croix, les croissants et les masques confèrent au Tata une triple religiosité chrétienne, musulmane et animiste. Ne pas enfermer un mort dans une religion est une spécificité française reproduite ici où il est « prévu qu’un mort de la guerre puisse n’avoir aucune religion » (Prost, 2011, p.147). Les 198 stèles étant identiques, la spiritualité est renvoyée à l’ensemble et permet à celui qui commémore, peu importe sa confession, de s’identifier sans dissonance. Suite à la cérémonie d’inauguration, la case abritait les armes des tirailleurs retrouvées sur le champ de bataille. Aujourd’hui, elle accueille les gerbes et les différentes offrandes faites lors des cérémonies ou par des visiteurs ponctuels. La citation à l’ordre de l’Armée de la 3e Compagnie du 25 e RTS y est toujours accrochée. L’allée centrale, reliant le portail à la case, sépare le cimetière en deux selon une symétrie où se répartissent 25 Les Mamelles sont deux collines de Dakar, principal relief de la capitale sénégalaise. 20 de chaque côté de l’axe six rangées de dix-sept à quinze tombes. En son centre, le drapeau national surplombe le monument du haut d’un mat d’une dizaine de mètres. Enfin, une rangée de palmiers derrière les tombes vient apporter une touche florale à l’ensemble minéral. Les stèles alignées confrontent encore le visiteur à « l’échelle immédiate, celle de la représentation symbolique des êtres disparus » (Di Méo, 2009, p.6). Chaque stèle constitue en soi un repère symbolique qui permet au visiteur d’associer l’élément physique à l’idée, le souvenir des tirailleurs assassinés morts pour la France, de ces êtres devenus immatériels, que l’espace rend sensible par cette intermédiation qu’est la stèle, tout comme l’aire de la sépulture. Deux stèles sont dédiées à la mémoire « des Gradés et canonniers de la 253e batterie du 405e DCA » et « des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats du cadre métropolitain de la 3e Compagnie du 25e RTS, morts le 19 juin 1940 ». Les 196 autres signalent les corps de 188 tirailleurs sénégalais, mais aussi de six soldats « Nord-Africains » et deux soldats de la Légion Étrangère26. Les plaques sur chaque stèle indiquent le nom de ceux que l’on a pu identifier, leur appartenance régimentaire et leur date de morts. On peut ainsi lire sur la stèle n°183 : CISSÉ Amadou 25e RTS Mort pour la France le 19.06.1940 Cinquante autres plaques portent, à la place du nom, la mention « Inconnu ». Le caractère rudimentaire et impersonnel des informations concernant les tirailleurs induit, paradoxalement, la mise au second plan des individus par rapport au cimetière. Au cours d’une visite au Tata où je me trouvais seul, assis sur l’un des deux bancs, contemplant cette armée de stèles, des réflexions diverses me sont venues : Je me rends compte que j’apprécie plus le lieu en soi, je pense plus au cadre qu’aux hommes qui y sont enterrés, même s’ils en font partie. Je n’arrive pas à me concentrer sur un nom, un individu, une personne. C’est le groupe des TS, qui ont donné leur vie aux combats, qui se sont sacrifiés, qui reste à l’esprit. (Carnet de terrain, 10/04/2019, 12h, après un entretien à Chasselay, je suis resté trente minutes seul dans le Tata). Lors de la cérémonie d’inauguration du 8 mai 1942, un geste vient parfaire la construction de cette hétérotopie (Foucault, 1967, Brossat, 2010). Jean Marchiani, frappé par le « Culte des 26 Lorsque le Tata est décrit dans des brochures, articles ou cérémonies, la mention des combattants autres que les tirailleurs sénégalais est rare. On retrouve souvent l’allusion aux 188 tirailleurs, mais quasiment jamais celle aux six soldats Nord-Africains, si bien qu’il a fallu un long travail de recoupement des sources pour établir ce comptage. Lors de la cérémonie des Anciens Combattants de juin, d’anciens légionnaires sont souvent représentés et prennent la parole, comme ce fut le cas le 23 juin 2019. Cette mise sous silence des combattants maghrébins reposant dans le Tata relève sans doute de l’oubli involontaire devant la dimension africaine « noire » du Tata. Pour autant, il est possible de questionner si cet oubli ne relève pas d’une forme de concurrence mémorielle dans certains cas, ou d’omissions volontaires fâcheuses dans d’autres. CHAPITRE 1 – UN « HAUT LIEU » DE LA MEMOIRE DES TIRAILLEURS 21 Ancêtres » présent dans l’animisme27, décida de mélanger de la terre venue expressément de Dakar où les tirailleurs étaient partis à celle de Chasselay. L’épandage de la terre est ainsi réalisé au cours de la cérémonie par les représentants de trois religions : un prêtre des missions africaines pour les chrétiens, un pasteur protestant, et un imam pour les musulmans. Ce fait est toujours présent dans les mémoires près de 80 ans après sa réalisation et il est souvent rappelé lors de la première visite du lieu. De plain-pied dans le symbolique matérialisé, le visiteur se retrouve ainsi entre ces « échelles télescopées » et ces « temporalités emboîtées » (Debarbieux, 1995). Dans le Tata, « on se retrouve donc toujours dans une double dialectique du visible et de l’invisible d’une part, et du local et de l’englobant d’autre part » (op.cit., p.102). Le « pèlerinage » comme pratique mémorielle de l’espace Le Tata sénégalais, véritable « trace » à la fois de l’engagement des tirailleurs et de leur massacre, est l’illustration idéal-typique du haut lieu, défini tel quel par son créateur : « Ce « TATA » de Chasselay apparaîtra comme un Haut-Lieu, une colline inspirée, une sorte de demeure éternelle où les âmes de tous les Tirailleurs tombés sur nos divers champs de bataille puissent se donner rendez-vous, comme on croit là-bas que se rassemblent les esprits de ceux qui sont « morts avant l’âge ». » XXI Le nom même de « Tata » procède de cette construction symbolique. En effet, les tatas en Afrique de l’Ouest sont d’anciennes fortifications visant à défendre les villages contre des attaques extérieures. Or, Jean Marchiani en a modifié le sens car il qualifie le Tata d’« enceinte de terre sacrée où sont inhumés les Guerriers morts pour leurs pays » XXII. Cette définition du mot Tata est reprise par la suite et nombres de personnes se réfèrent encore à cette définition aujourd’hui. Par ce glissement sémantique, Marchiani inscrit durablement, par les mots, le lieu dans sa dimension spirituelle, « sacrée ». Cette appellation lui permet ensuite d’appuyer la deuxième phase de son projet, qui est celle de faire du Tata un « centre de pèlerinages » XXIII : « D’une manière pratique, il ne suffira pas que le « TATA » de Chasselay soit le Cimetière-Tirailleurs type, mais il est nécessaire qu’il devienne symboliquement le « Cimetière unique », celui auquel se rapporteront tous les autres, de sorte que, l’ayant visité, on accomplira implicitement un pèlerinage à tous les autres » XXIV . 27 Dans l’annexe d’une lettre au préfet du Rhône du 22 avril 1943, Marchiani écrit à ce propos : « pour enterrer validement les morts, c’est-à-dire leur assurer le séjour dans le pays des Ancêtres, il faut, si le corps est absent, quelque chose qui rappelle le cadavre (…) [sinon] les funérailles sont rendues impossibles et le défunt est condamné à errer à la recherche du séjour heureux de l’Au-delà » (ADR 437W173). 22 Le Tata, un « centre de pèlerinages » A l’imaginaire spatial, Marchiani veut donc rajouter une pratique de l’espace à travers la mise en place de pèlerinages. Le pèlerinage dans sa définition première consiste en un voyage, individuel ou collectif, effectué dans un lieu sacré à des fins religieuses et dans un esprit de dévotion. Par analogie, il désigne aussi le voyage que l’on fait en un lieu avec l’intention de se recueillir ou de rendre visite à quelqu’un que l’on admire, à qui on veut rendre hommage ou dont on vénère la mémoire 28 . En ce sens, les cérémonies organisées au Tata visent à l’élaboration d’un « culte du Souvenir » que Marchiani souhaite national : « À la tradition d’aller s’incliner sur la tombe de l’Inconnu de l’Étoile, s’établira celle d’aller porter le même hommage aux tombes des « Héros Noirs du TATA ». » XXV L’idée de Marchiani est de faire venir des populations des colonies d’Afrique afin qu’elles puissent se recueillir. Pour ce faire, son projet de centre de pèlerinages s’appuie sur l’élaboration d’un complexe cérémoniel qu’il nomme « Conservation du Tata ». Originellement, le centre de pèlerinages devait comporterXXVI :  un musée rassemblant les objets ayant appartenu aux tirailleurs et retraçant leur historique ;  une « esplanade des cérémonies » avec une « vasque pour ablutions des Musulmans » fonctionnant comme espace de commémorations, de prières et de rituels ;  un « pavillon du conservateur » servant à l’accueil des pèlerins (capacité 300-350 personnes) ;  une maison pour le gardien du Tata ;  un « lieu du souvenir », situé 30 mètres au sud du Tata, endroit exact où les tirailleurs ont été massacrés, où il souhaite ériger « une aire en ciment avec, en son centre, une plaque de bronze où figurera un tirailleur écrasé et une date : « Le 20 juin 1940. Ici, le barbare Teuton a lâchement assassiné des Tirailleurs sénégalais désarmés et blessés » » XXVII . Un protocole de commémorations est même fixé pour les pèlerins qui consistait en un rituel de « prélèvement de la terre » de Chasselay, rejoignant ainsi son idée du culte des Ancêtres. Les familles aurait pu repartir avec un petit sachet de terre, « et avec cette terre qui a touché le corps, les funérailles pourront être célébrées validement » XXVIII. De la coprésence des terres qui efface la distance topographique, la possession d’un objet ayant appartenu ou  touché le défunt permet à l’esprit de ce dernier de ne pas s’égarer et de retourner auprès des siens. L’opposition des riverains et le manque de soutien empêcha la réalisation du projet pendant la guerre, qui ne fut pas reconduit par la suite29,XXIX . L’inauguration du 8 novembre 1942 marque le début de ces commémorations, mais le « premier pèlerinage » officiel eut lieu le 24 septembre 1944. Organisée rapidement après la Libération et défini comme « cérémonie de glorification », l’événement redonne au lieu son caractère républicain et un bataillon de tirailleurs sénégalais est défrayé pour l’occasion. Un tirailleur sénégalais est placé devant chaque stèle et se tient au garde-à-vous, manière symbolique de relever ces hommes, et la France par la même occasion, que les nazis avaient écrasés de leurs chars. D’autres commémorations de ce style eurent lieu en 1945, faisant là aussi intervenir des tirailleursXXX . Être pèlerin Dans son enquête ethnographique sur la mémoire des pieds-noirs, Michèle Baussant analyse le pèlerinage que les Oranais rapatriés d’Algérie ont instauré à Nîmes à la suite de leur exil (2002). Chaque année à l’Ascension, plus de 100 000 personnes se pressent sur les hauteurs de Nîmes au sanctuaire de Notre-Dame-de-Santa-Cruz, au pied d’une Vierge ramenée d’Algérie en 1965. Le pèlerinage de la Vierge d’Oran à Nîmes articule un ensemble d’espaces, où se reconfigure, le temps des rituels, un rapport au passé assurant ainsi une forme de continuité avec l’Algérie perdue. La présence d’objets de France et d’Algérie, l’ensemble architectural, la continuité entre les lieux et les pratiques cultuelles permettent à l’ensemble des pèlerins de se retrouver pour reformer la société pied-noir et par-là se réaffirmer en tant que membre de cette communauté déracinée. L’acte de dévotion envers la Vierge est un prétexte, « le pèlerinage représente lui un moyen de se souvenir par le biais d’une pratique déterritorialisée et non historicisée » (2013, p.244). Se dessine alors sur les terres du Gard « une nouvelle géographie de l’Oranie coloniale » (op.cit., p.245). Le Tata peut être appréhendé dans cette catégorie d’objet spatial. Si les premières commémorations pouvaient s’apparenter à un culte patriotique, les pratiques aujourd’hui sont beaucoup plus différenciées et renvoient davantage à des logiques individuelles ou communautaires qu’à un pèlerinage national. Les pèlerins du Tata sont membres de la diaspora africaine. À la différence du pèlerinage de Notre-Dame-de-Santa-Cruz, le Tata ne sert pas à refaire société, mais à se conforter dans son identité, en particulier ce que c’est que d’être noir, africain, au sein d’une société post-coloniale.

Table des matières

Introduction
Prologue – Le Tata et les tirailleurs sénégalais, histoires croisées
Les tirailleurs sénégalais, entre mobilisations et extermination
L’Ouest Lyonnais, théâtre de la tragédie des 19 et 20 juin 1940
Commémorer dans la tourmente : le projet de Jean Marchiani
Chapitre 1 – Un « Haut Lieu » de la mémoire des tirailleurs
Micro-géographie d’un ailleurs
Le territoire de Chasselay
Le Tata, cimetière géosymbolique
Le « pèlerinage » comme pratique mémorielle de l’espace
Le Tata, un « centre de pèlerinages »
Être pèlerin
Chapitre 2 – Sémiotique du cimetière africain. Les régimes mémoriels du Tata
Le Tata sous Vichy et la IVe République : se rapprocher des colonies
Le Tata dans la société post-coloniale : l’oubli national et la redécouverte locale
Polémiques politiques et sursauts médiatiques
Chapitre 3 – S’approprier le Tata, faire vivre les tirailleurs
Le réseau mémoriel des tirailleurs. Typologie des entrepreneurs du Tata
Le Tata dans la vie du village
L’ONACVG, la gestion de la mémoire officielle
Les Anciens Combattants, honorer « le respect de la mission » et témoigner du « crime raciste »
Les associations africaines et l’ancrage identitaire
La mémoire des « Autres » du Tata
Le souvenir de Jean Marchiani, fondateur du Tata
Louis-Thomas Achille et le Tata comme manifestation territoriale de la négritude
Les Chasselois·es de 1940, figures locales de la tragédie
Découvrir le Tata. La réception du terrain par l’apprenti-chercheur
« Pourquoi le Tata ? »
Braconnage, surinterprétation et triangulation des sources .
S’insérer dans le réseau mémoriel
Conclusion
Bibliographie
Table des matières
Table des illustrations
Liste des acronymes
Notes de fin – Archives
Annexes
Table des annexes

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