LES DUALISMES HISTORIQUES DANS LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE

LES DUALISMES HISTORIQUES DANS LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE

 La sociologie classique use abondamment de couples conceptuels : une observation banale, si peu susceptible d’étonner que la problématisation de ce phénomène, pourtant livré aux regards de tous, s’est avérée fort rare. Parmi ces dichotomies ou, mieux, parmi ces dualismes87, certains s’appliquent à la société dans son ensemble et semblent en refléter la dynamique. Dans la suite de ce travail, et pour des raisons de commodité, nous qualifierons d’« historiques » ce type de dualismes, et cela bien que persiste un doute sur le fait qu’ils expriment ou non une temporalité, doute qui nous amènera à user fréquemment des guillemets là où les termes pourraient travailler, à notre insu, à notre apaisement. Les dichotomies sociologiques constituent l’objet explicite d’un ouvrage relativement récent que Chris Jenks a intitulé Core Sociological Dichotomies. C’est pour illustrer un certain sens commun de la discipline que nous nous apprêtons à mobiliser ce dernier. Dans son introduction « réflexive », C. Jenks considère les dichotomies – idées divisées en deux parties opposées l’une à l’autre – selon un double point de vue : en tant qu’instruments pédagogiques qui aident à « comprendre la sociologie », d’une part, en tant qu’instruments de pensée favorables à la construction d’arguments, d’autre part : Toutefois, l’usage de la dichotomie permet de répartir les formes les plus radicales des arguments de chaque côté, ou plutôt, si l’on veut bien percevoir cette dernière comme un continuum, à chaque extrémité [car] l’équilibre entre les extrêmes contribue souvent à l’obtention d’une réponse plus claire au milieu. (…) Si nous raisonnons ainsi, à présent, à l’aide d’une forme dichotomique, c’est parce que les dichotomies, tout à la fois, nous aident à établir des arguments issus de deux positions fortes et opposées et nous rendent aptes à participer aux discussions en adoptant la perspective des deux bords et à saisir la force des arguments mobilisés par chacun d’entre eux88.

Jenks ne cherche pas à expliquer la récurrence des dichotomies dans la sociologie classique : celles qui nous occuperont plus particulièrement (société militaire / industrielle ; solidarité mécanique / organique) ne figurent d’ailleurs pas dans la liste qu’il dresse89. Cela dit, les dichotomies (en général) présentent selon lui une efficacité durable (timeless) en tant qu’elles permettent de naviguer entre le présent et le passé de la sociologie. Grâce à ces dernières, les idées, bien que temporellement situées, ne vieilliraient pas et ne seraient jamais périmées90. La simplicité et le pragmatisme91 de ces réflexions sont bel et bien assumés par l’auteur, qui se verrait donc reprocher à tort un manque quelconque d’approfondissement. Mais, tout distinct d’un travail d’épistémologue que s’annonce cet ouvrage (ce qu’il n’est effectivement pas), émettre à présent une considération épistémologique ne serait pas déplacé. Ainsi, non seulement le caractère pédagogique des réflexions de C.

Jenks ne diminue-t-il pas leur pertinence eu égard à notre sujet – ne touche-t-on pas ici au plus profond de la socialisation « professionnelle », qui procure aux dualismes sociologiques un aspect de normalité ? –, mais, surtout, il convient de souligner le présupposé épistémologique fondamental de cette pédagogie : de toute évidence, si l’auteur prend le parti de quadriller l’esprit des étudiants par des axes de pensée tout faits et réputés éternels, connaître revient à ses yeux à situer dans un espace des possibles qui est, en l’occurrence, seulement unidimensionnel (un axe des possibles ordonnées). Remarquons l’absence, dans la thèse de leur efficacité, de toute tentative d’éclairer la formation des dichotomies (la même question retiendra en revanche tout particulièrement notre attention dans la suite de ce travail). Il convient par ailleurs de noter le caractère douteux de certaines opinions avancées par C. Jenks, douteux dans le cas où l’on tenterait de les employer comme sources d’une interprétation sérieuse des dichotomies de la sociologie classique. Car, c’est une évidence, les classiques ne se consacrent pas à l’énumération des Ainsi qu’annoncé dès notre Introduction, ce sont les sociologies dites « classiques » qui retiendront notre attention. Voici, en l’occurrence, les distinctions qui nous occuperont principalement : celle qui existe, d’une part, entre société à solidarité mécanique et société à solidarité organique – distinction forgée par Émile Durkheim dans sa Division du travail social de 1883 – ; d’autre part celle qui existe entre société militaire et société industrielle – distinction développée dans le premier volume des Principes de sociologie d’Herbert Spencer, paru en 1875. Remarquons d’emblée que les deux penseurs ne se contentent pas de proposer une typologie des sociétés, mais l’investissent d’une dimension temporelle. Durkheim prétend ainsi que les sociétés à solidarité mécanique précèdent historiquement celles qui sont intégrées « organiquement », et cela en dépit du fait que, dans toute société concrète, il soit possible d’identifier des éléments caractéristiques aux deux types de « solidarités ».

Les sociétés « militaires » et « industrielles » spencériennes ne se trouvent pas moins temporellement ordonnées : l’évolution, affirme Spencer, pousse les sociétés à suivre une trajectoire ascendante et à passer du stade militaire au stade industriel, considéré comme supérieur. Cela dit, pour Spencer comme pour Durkheim, la distinction des deux types sociaux peut aussi être présentée, en dernière analyse, comme seulement idéale, dans la mesure où toute société concrète combine selon eux des éléments associés aux deux types. Un type de distinction similaire, ce qui est peut-être d’autant plus symptomatique, figure enfin chez l’Allemand Ferdinand Tönnies. Ainsi, Gemeinschaft et Gesellschaft (à traduire comme « communauté » et « société ») représentent également deux types de société dont on présume la succession empirique. Si, par souci d’économie, il n’est pas possible d’inclure la sociologie tönniesienne parmi celles de nos analyses qui font l’objet d’un approfondissement, il arrivera néanmoins que nous y fassions appel en cas de travail analytique réfractaire, dans l’espoir d’y puiser inspiration ou conseil.

 

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