L’ébranlement du service public

L’ébranlement du service public

Après la période de l’essor symbolique et matériel du SP qui a connu son apogée pendant les « Trente glorieuses » (ou le compromis fordien), les attaques à son encontre se sont faites nombreuses et les transformations en ont été profondes. Nous nous intéresserons ici, à la façon dont le processus général de libéralisation et de déstructuration des services publics, enclenché à partir des années 1980 en France, va faire évoluer le rôle de l’Etat et des services Publics de ce pays. Nous verrons que l’édifice du SP va être bousculé alors que ses services, inscrits dans un environnement stable, assurés de la fidélité de leurs usagers et dotés de dispositifs de protection adaptés, ont pu se croire « invulnérables » (Chevallier, 2005, p. 72). Il est bousculé par des critiques qui trouvent leur source dans l’orthodoxie libérale, mais aussi par diverses tendances (innovations technologiques, mondialisation, changements social et culturel, etc.). La politique de l’Union européenne, attachée à organiser la concurrence dès la fin des années 1980, a joué un rôle central dans ce déclin (II.2.1). En France, on s’engage donc dans un processus de modernisation des services publics. Ce processus se fonde sur les méthodes du « nouveau management public » présenté comme améliorant le rapport coût/service des services publics en introduisant, dans les pratiques managériales des entités qui en sont responsables, les ressorts de l’efficacité économique et de la concurrence. Nous porterons une attention particulière à la façon dont ce processus a transformé la situation des grands services publics historiques de réseaux dont fait partie France Télécom, terrain de notre étude doctorale (II.2.2). Puis, nous consacrerons le dernier point de cette section aux limites de l’offensive néolibérale selon laquelle le marché répondrait mieux aux besoins des consommateurs et in fine des citoyens européens que le SP. Cette critique nous la mènerons en tenant compte de l’avis des défenseurs des services publics qui tentent de s’organiser à l’échelle européenne pour conserver la logique du SP et rénover ses modes d’organisation. Ces acteurs s’appuient sur l’ambition de la politique de « l’Union » européenne, de créer un espace économique, social et territorial unifié, et pas seulement un marché unique européen, comme l’affiche dès 1991 le traité de Maastricht. Une telle ambition induit de compenser la concurrence comme principe d’efficacité et de productivité en développant une logique de solidarité (I.2.3)

Le service public français à l’épreuve des critiques et du marché européen

En France, le mythe du SP a été fondé sur la croyance en l’infaillibilité et la supériorité de la gestion publique par rapport à la gestion privée. Or, à partir des années 1970, ces postulats ont été fortement dénoncés par divers courants de pensée de tendance néolibérale. Les critiques ont concerné à la fois les dimensions économique et sociale du SP et se sont appuyées sur une fragilité « juridique » du SP. Les critiques sur le plan économique, ont porté sur la mise en accusation du modèle bureaucratique. Elles viennent notamment d’auteurs américains, imprégnés d’une conception très « largement anti-étatiste » et qui ne tiennent pas compte des raisons qui ont historiquement conduit à la formation de la bureaucratie en France (Chanlat, 2003). Ces critiques ont dénoncé l’incapacité de l’Administration à se réformer, en présentant les services publics comme par essence peu performants et peu productifs, dans la mesure où ils ne connaissent pas le ressort du profit et la stimulation de la concurrence. Ils s’acquitteraient donc moins bien de leurs missions que les entreprises privées. Dans le même état d’esprit, dans les années 1960 les représentants de l’Ecole du Public choice (Buchanan, Tullock et Coase) expliquaient le développement des interventions publiques par les avantages que certains groupes sociaux (élus et élites technico-administratives) tirent de la situation, et non par la défense de « l’intérêt général ». Cette critique a particulièrement été soutenue au cours des années 1980 et a contribué à inverser la croyance en place, celle qui affirmait l’infaillibilité de la gestion publique, se transformant en « l’exaltation sans réserve des vertus de l’initiative privée » (Chevallier, 2005, p.45). Dans le même sens et au même moment, le constat de dérives rangées sous le vocable de corruption, a heurté le postulat général de bienveillance des hommes politiques, envers l’Administration et tous ses agents. Il a ainsi mené à reconnaître que les agents de l’Etat peuvent aussi poursuivre des intérêts privés en utilisant des marges discrétionnaires offertes par le système de la bureaucratie (Chevallier, 2005, p. 48). Les réussites des grands services publics nationaux français ont, dans un premier temps, joué le rôle de rempart contre l’argument de l’incapacité productive de la gestion publique et ce malgré quelques échecs, des retards ou des choix d’orientation discutables, suscitant du 41 mécontentement ( le téléphone et les autoroutes ont stagné jusqu’au début des années 1970 faute de financement, le programme du nucléaire a été imposé sans véritable dialogue, laissant ainsi de nombreuses questions dans l’obscurité : démantèlement des centrales, gestion des déchets, etc.) (Bauby et Castex, 2010, p.26). Mais dans un deuxième temps, la construction de ces services publics ne s’étant pas accompagnée de la décentralisation et de la démocratisation prévues par leurs initiateurs, ce rôle de rempart s’est atténué. Le problème de régulation publique, d’expression et de contrôle démocratiques ont alors favorisé la tâche des réfractaires du SP. Comme le précisent Bauby et Castex (2011) « la concrétisation du service public s’est en effet accompagnée, au cours du dernier demi-siècle, de sa confiscation progressive par les élites technico-administratives dans un face-à-face très particulier entre d’un côté les tutelles ministérielles et de l’autre les dirigeants des entreprises publiques, conduits à prendre des orientations peu comprises par les usagers » (p. 25). L’origine de cette élite s’explique par la suprématie des grands corps de fonctionnaires (polytechniciens, X-Mines ou X-ponts, énarques) dans tous les services publics. Sous le contrôle de cette élite, « tout en continuant globalement à remplir leurs missions, les services publics ont été considérés comme les vecteurs et instruments d’une politique industrielle, d’une politique économique et trop souvent, d’une politique conjoncturelle des pouvoirs publics » (Ibid. 2011, p.25). Dans ce cadre, les usagers-citoyens ont été relégués au rang de « clients-objets sans réel droit d’expression ni pouvoir de peser sur la définition des missions, leur mise en œuvre et leur évaluation » (ibid., 2011, p.28) ce qui a eu pour conséquence de renforcer les mécontentements populaires. 

Le processus de libéralisation et de déstructuration des services publics

En France, l’idée d’une modernisation des services publics était latente, mais il faudra attendre les années 1980 pour observer des changements de grande ampleur. Ces changements sont influencés par les méthodes du « nouveau management public » consistant « « à libérer les forces du marché » dans tous les secteurs et activités de service public » (Bauby et Castex, 2010, p. 38), pour obtenir une amélioration du rapport coût/service. Les premières propositions pour réorganiser les services publics datent des années 1930. Elles se sont renforcées à la Libération avec la création de l’Ecole Nationale de l’Administration formant des hauts fonctionnaires, puis ont connu un rebond dans les années 1970, à la suite des exigences de transparence qui se sont fait jour et ont poussé à de nouvelles procédures de régulation des services publics. Le rapport Nora de 1967 soutenant la pratique du contrat de plan a ouvert une brèche pour introduire l’enjeu de l’équilibre financier dans la gestion publique. Trois types d’arguments ont été avancés pour justifier leur mise en œuvre : dans un contexte s’ouvrant à la concurrence, l’enjeu d’efficacité correspond à un critère incontournable pour les entités publiques ; l’opacité sur les coûts réels des contraintes d’intérêt général empêche l’incitation à une meilleure gestion, au dynamisme commercial et à la modernisation ; et enfin, l’utilisation du secteur public par l’Etat à des fins de stabilisation macro-économique et de redistribution nuit au bon fonctionnement de ces entités et risque de les mener à la faillite (Bureau, 1997, p.2) . Dès 1969, la pratique de ces contrats s’est répandue dans le domaine des grands services publics nationaux d’infrastructures de réseaux. Cependant, elle n’a pas empêché l’Etat, après le choc pétrolier de 1973, de se servir à nouveau de ces entreprises comme outils de régulation conjoncturelle. Le tournant est en fait engagé dans les années 1980. La période des « Trente glorieuses » (ou du compromis fordien) est révolue. La France entre dans une ère de crise, il est urgent de réduire les dépenses publiques. Elle subit en outre les pressions de l’Union européenne pour ouvrir ses marchés de biens et de services à la concurrence. Dans ce contexte, les pratiques prônées par le concept du « nouveau management public » dont le but est d’améliorer le rapport coût/service, font leur effet. Les contrats de plan et leurs objectifs de performance se sont généralisés pour s’inscrire dans le quotidien du fonctionnement des entités de la sphère publique. Du reste, plusieurs réformes politiques ont été entreprises pour atténuer les rigidités 48 internes et externes de ces entités. La circulaire du 23 février 1989 a notamment lancé la politique dite du « renouveau du service public ». Conçue pour améliorer le fonctionnement des services publics dans un souci d’efficacité de l’Etat, cette circulaire a incité les responsables de ces services à réviser les procédures du dialogue social, à développer les responsabilités, à mettre en place un processus d’évaluation des politiques publiques et à renforcer la qualité du service rendu aux usagers. Puis, est intervenue la circulaire du 26 juillet 1995 relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’Etat. Elle a mis l’accent sur la nécessité d’un changement dans le processus de décision publique et d’action administrative. Une autre loi a joué un rôle central dans la réorganisation des services publics français en 2001 : la « Loi organique relative aux lois de finances » (LOLF) qui a introduit une démarche de performance dans les services en passant d’une logique de moyens à une logique de résultats (Lamarzelle, 2008). Cela s’est effectué en développant la pratique du contrat entre services dépensiers et direction du budget au niveau local des administrations. Le contrôle de gestion accompagne désormais la contractualisation annuelle et pluriannuelle sur des objectifs précis. Depuis 2007, cette loi prévoit une révision générale des politiques publiques, en vue d’améliorer la qualité des services publics tout en cherchant des gains de productivité. En parallèle, dans le domaine des grands services publics nationaux de réseaux qui nous intéresse particulièrement, les pratiques managériales et les modes d’investissements financiers des grandes entreprises multinationales en pleine expansion ont été copiés. Dès les années 1990, les dirigeants de ces grands services publics se sont comportés en dirigeants d’entreprises privées (Bauby et Castex, 2010, p. 26). Dotés de fortes compétences technico-financières, ces dirigeants ont pris le devant sur les capacités de la tutelle et ont imposé progressivement leurs visions et leurs projets aux autorités publiques qui n’ont guère pu exercer leur rôle d’orientation, d’évaluation et de contrôle : « le phénomène est d’ailleurs érigé en loi générale par les adeptes du libéralisme qui parlent à ce propos de « capture du régulateur par l’opérateur » » (Ibid., 2011, p. 27). Cette dérive du fonctionnement des grands services publics nationaux est favorisée par l’existence de l’élite technico-administrative issue des grands corps de fonctionnaires que nous avons mentionnée précédemment. Elle concentre l’essentiel des pouvoirs de décision, et se partage par échanges, les rôles de régulateur et d’opérateur. Ce jeu explique d’ailleurs pourquoi ces services publics se sont trouvés centralisés et hiérarchisés.

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