L’école du spectateur en français langue étrangère

L’école du spectateur en français langue étrangère

L’expérience du spectacle

Avant de questionner le théâtre et sa représentation comme expérience singulière avec ses caractéristiques propres, il nous faut considérer ce qu’est une expérience esthétique (Schaeffer, 2015), prenant en compte la rencontre avec toutes les formes d’art. L’expérience esthétique est définie tout d’abord comme un processus, nous présentons dans un second temps l’expérience esthétique particulière de la représentation théâtrale en nous interrogeant notamment sur sa dimension esthétique et/ou artistique, nous prenons en compte, enfin, le rôle de l’attention et de la perception. 1.1 L’expérience esthétique comme processus Jean-Marie Schaeffer propose cinq définitions de l’expérience qui sont complémentaires (2015 : 34) : • Tout ce qui nous est accessible par le monde des sens, l’expérience relève donc du sensible ; • Il faut prendre également en considération dans le processus nos représentations, donc l’aspect culturel d’une expérience ; • Toute expérience implique un événement subjectivement vécu ; • Les sciences cognitives actuelles montrent l’influence de nos interactions cognitives, affectives et volitives avec le monde, l’expérience n’est donc pas réductible à ce dont on a conscience, une partie des ces aspects n’accèdent même jamais à l’attention ; • L’ensemble des connaissances que nous avons acquises par habitude et de façon contradictoire, l’expérience peut également désigner un processus cognitif qui contrecarre nos attentes. L’expérience esthétique implique donc les domaines subjectifs, sensibles et parfois inconscients : comment alors concentrer une démarche pédagogique ainsi qu’une recherche scientifique sur ces aspects ? Il nous faut poursuivre dans la définition de l’expérience. L’Erfahrung chez Heidegger est une relation interactive avec le monde alors que l’Erlebnis est une expérience vécue. Pour définir l’expérience, l’Erfahrung est privilégiée puisque l’expérience est considérée » « comme une interaction cognitive et affective avec le monde, avec autrui et avec nous-mêmes » (Schaeffer, 2015 : 40), c’est par conséquent la dimension de l’interaction avec ce qui est vécu et les différents liens que le sujet construit dans cette interaction qui nous intéresse ici. Cette définition rejoint notre approche des sciences du langage dans la mesure où la langue peut être considérée comme une relation avec le monde et avec nous-mêmes, prenant en considération l’autre et soi-même. John Dewey définit de son Thèse de doctorat – Elsa Caron 99 L’école du spectateur en français langue étrangère. Pratiques créatives du langage dans le rapport à la théâtralité. côté l’expérience comme étant au cœur de l’existence puisqu’elle se construit dans les interactions d’un être et de son environnement (Dewey, [1934] 2014 : 80). Des conditions sont à remplir pour que cette expérience émerge : elle est le résultat d’une interaction entre un être vivant et le monde dans lequel il vit, cette interaction doit être complètement vécue afin d’aboutir à une clôture permettant une harmonie (Dewey, [1934] (2014 : 94). De même, l’expérience esthétique comme lire un livre ou écouter de la musique peut être vécue à la condition que le spectateur « s’adonne à l’activité en question sans autre but immédiat que cette activité elle-même » (Schaeffer, 2015 : 11). Cette dernière définition pose problème dans notre démarche puisque la représentation théâtrale est vécue comme support d’un apprentissage langagier. Ce n’est cependant pas exclusivement l’activité finale du jeu dramatique qui nous intéresse dans notre dispositif mais plutôt tout le processus langagier à l’œuvre dans la rencontre avec la représentation. Le caractère à la fois banal et singulier de l’expérience esthétique explique qu’elle fasse partie des « modalités de base de l’expérience commune du monde » mais en donnant une inflexion particulière à notre attention, à nos émotions et au plaisir que nous avons à rencontrer l’œuvre (Schaeffer, 2015 : 12). L’expérience esthétique dans sa description phénoménologique peut par conséquent être considérée comme une expérience attentionnelle, émotionnelle et hédonique (op. cit. 13). La rencontre avec l’œuvre apparaît à la fois comme « un événement se rattachant au plus profond de notre vie vécue et comme une singularité qui en émerge comme si elle était une réalité autre » (op. cit. 18). Ce sont également les relations entre l’action et la conséquence de l’action qui fondent l’expérience, dans la mesure où ces relations créent du sens : « c’est à l’étendue et au contenu des relations que l’on mesure le contenu signifiant d’une expérience » (Dewey, [1934] 2014 : 95). Les références à nos expériences passées nous aident par conséquent à appréhender les relations entre agir et éprouver, d’où l’importance de proposer aux étudiants un parcours complet de spectateur au cours duquel ils seront amenés à croiser les expériences des différents spectacles, parcours considéré comme « autant de passages d’une œuvre à l’autre, d’un lecteur à l’autre, d’une lecture à l’autre qui jamais ne se rigidifient dans des codes savants soit prématurés soit souvent sourds aux suggestions de ces parcours » (Martin, 2005 : 68). En revanche, il vaut mieux éviter de trop multiplier les expériences et de laisser l’action prendre le pas sur la réflexion : en multipliant les expériences, on risque de les contraindre à l’inachèvement, sans parvenir à leur maturité « par excès de réceptivité » (Dewey, [1934] 2014 : 96). John Dewey estime qu’il faut trouver un équilibre entre action et réception dans nos expériences afin que ces expériences trouvent un enracinement dans notre esprit. Dans quelle mesure notre démarche d’école du spectateur s’appuyant sur la réception des œuvres et la pratique artistique permet-elle un ancrage mémoriel ? 100 Thèse de doctorat – Elsa Caron Chapitre 2. L’expérience de la représentation et l’apprentissage d’une langue Si nous assistons depuis quelques décennies à une intensification de la circulation et à une diversification de la réception des œuvres, dues, notamment, aux ressources numériques (Schaeffer, 2015 : 26), la mise en question des filtres de réception, à travers la critique notamment, mais également à travers le rôle de l’école, n’a jamais été aussi vive. L’art en éducation s’approche du paradoxe à l’époque du développement des sciences et des techniques : dès la philosophie positiviste de Comte, les sciences étaient précédées d’une connaissance esthétique. A présent, il faut « restaurer l’univers des sentiments et des images », « accorder une primauté de fondation à l’éducation affective et esthétique » (Kerlan, 2004 : 3) : partout aujourd’hui en Occident se dégage une volonté d’un développement de l’éducation artistique et culturelle à l’école dans le système éducatif (ibid.). De surcroît, la plupart des innovations expérimentées à l’école ont comme repère le champ artistique et culturel accompagné de valeurs « plus proches du paradigme de l’esthétique que du modèle scientifique : l’individu, la subjectivité, la sensibilité, l’imaginaire » (ibid.: 6). Nous nous plaçons dans cette perspective de prise en considération du sujet dans son approche singulière de l’œuvre et dans la construction de son langage69. Dans l’injonction faite au système scolaire aujourd’hui de privilégier les apprentissages fondamentaux et notamment la maitrise des langues, l’expérience esthétique renverse la perspective : on ne conçoit plus la maitrise des langues comme un « préalable à l’accès de la « culture humaniste et artistique » mais comme « le résultat de pratiques culturelles denses et variées » (Chabanne & Villagordo, 2008). Les expériences culturelles deviennent alors des leviers pour l’apprentissage linguistique, au centre du parcours pédagogique et non plus à la marge : « c’est la diversité et la qualité des expériences culturelles qui devraient nourrir et aiguillonner les apprentissages linguistiques » (ibid.). Ces conceptions rejoignent notre regard sur l’école du spectateur en langue considérée comme un processus de construction langagière dans l’expérience sensible et subjective des œuvres dramatiques.

L’expérience théâtrale

L’expérience esthétique engage le spectateur dans la lecture d’un livre, d’un poème, le visionnage d’un film, ou encore l’écoute d’une pièce de musique (Schaeffer, 2015 : 11). Nous pouvons constater que la représentation d’une pièce de théâtre n’apparaît pas dans cette liste, est-ce dû au caractère spécifique de l’expérience théâtrale ? Quels sont les éléments qui concourent à la spécificité de ce genre discursif ? Si l’expérience esthétique est de nature émotionnelle, les émotions ressenties peuvent progresser et évoluer, elles ne se limitent pas au moment où elles se produisent : l’œuvre poursuit son activité bien après sa réception. Lorsque nous assistons à une représentation théâtrale, l’émotion suit la progression de l’action ou de l’intrigue qui construit l’ensemble de la pièce et la clôture. Pour Aristote, l’intrigue est « le principe et comme l’âme de la 69 Cf nos analyses dans la partie 4  L’école du spectateur en français langue étrangère. Pratiques créatives du langage dans le rapport à la théâtralité. tragédie » (Aristote, 1450b), et se définit comme « un assemblage des faits (sunthésis) » (1450a). Elle suppose donc une organisation, un ordre spécifique dans les parties du texte, obéissant notamment à des règles d’unité, donnant lieu à ce qu’on appelle « le bel animal ». L’œuvre contemporaine questionne cet agencement conventionnel à travers la « perte du grand récit unificateur » (Ryngaert, 2007 : 66), racontant des choses nouvelles et surtout d’une autre façon. Dans notre répertoire, l’intrigue est complexe et en partie fragmentée dans Une chambre en Inde, accompagne de manière mystérieuse les performances des acrobates dans Barons Perchés, disparaît dans Clima(x) au profit d’une polyphonie de textes : « une des caractéristiques des écritures dans les dernières décennies du XXe siècle a été la mise en question de la fable et parfois son effacement, alors qu’elle avait été un élément capital du drame » (Ryngaert, 2012 : 49). Seul Vingt Mille lieues sous les mers obéit aux règles de l’intrigue classique avec un nœud, des rebondissements et la résolution de ce nœud, cette particularité vient sans doute du genre romanesque du texte d’origine. Ce n’est donc pas à travers l’intrigue que nous pouvons considérer la spécificité du genre théâtral. Rapprocher le genre théâtral de ces questionnements liés à l’esthétique implique de s’accorder sur une définition de ce qu’est le théâtre. Art ambigu, hétérogène, le théâtre a longtemps été considéré sous l’angle du texte ou de la représentation (Naugrette, 2007 : 17), ou a été assumé dans sa totalité. Le discours sur l’esthétique théâtrale dépendra du choix opéré : « il s’insère dans un système normatif, ou relève de la diversité et de la pluralité des paroles contemporaines sur le théâtre » (ibid.). Depuis André Antoine à la fin du XIXe siècle, la mise en scène devient un objet artistique : « elle ne concerne plus seulement la prise en charge matérielle du spectacle mais aussi l’interprétation et le sens même de la pièce représentée » (Naugrette, 2006 : 24). La représentation scénique est alors considérée comme une nouvelle œuvre théâtrale et décentrée du texte. Le champ esthétique qui s’ouvre alors est immense, les théories sur le genre littéraire ne suffisent plus : « s’affranchissant de la littérature, le théâtre devient un art indépendant, qui réclame une esthétique spécifique. La naissance de la mise en scène fonde l’autonomie de l’esthétique théâtrale moderne » (op. cit. 25). Par ailleurs, tout fait sens sur scène car tout est théâtre : « le texte, le décor, les costumes, la lumière, le jeu de l’acteur, son corps et sa voix, il faut parler de tout, à la fois ou séparément. » (op. cit. 27). Le processus de création et de réception est également impliqué : l’écrivain, le metteur en scène, le spectateur (op. cit. 39). L’expérience de la représentation dramatique peut être vue comme un « événement » si l’on considère non pas l’aspect fictionnel mais sa réalité de « pratique artistique » (Pavis, 1996 : 127), une des marques de la théâtralité étant de constituer « une présence humaine livrée au regard du public » (ibid.). L’ensemble du système dépend donc de l’instauration de cette relation. C’est donc dans la « force communicative » du théâtre (Artaud, dans Pavis, 1996 : 128) que peut se lire l’expérience esthétique théâtrale. 102 Thèse de doctorat – Elsa Caron Chapitre 2. L’expérience de la représentation et l’apprentissage d’une langue Considérant l’ensemble de ces données sur le théâtre, nous concevons ce genre discursif pour notre travail en prenant en considération et en le plaçant au centre de nos réflexions la dimension du jeu comme pratique artistique. Nous sommes alors amenée à réfléchir aux aspects esthétiques et/ou artistiques de notre école du spectateur.

Une expérience esthétique et artistique ? 

Esthétique/artistique, perception/production

Si le théâtre est considéré comme une « pratique artistique » (Pavis, 1996 : 127), il nous faut analyser ce que les concepts d’esthétique et d’artistique recouvrent pour notre démarche. L’esthétique est conçue au cours de l’histoire de manière paradoxale : le philosophe allemand Baumgarten définit en 1750 la nouvelle science de l’esthétique dans Aesthetica. Si, étymologiquement, aisthèsis en grec signifie ce que l’on peut percevoir par les sens, Baumgarten conçoit l’esthétique comme la science de l’art qui a pour objet à la fois la théorie sur l’art mais également l’émotion que l’objet d’art produit sur le spectateur. Cette apparition de l’art de l’esthétique opère une révolution en Occident : « pour la première fois, il existe un discours spécifique sur l’art, constitué et affirmé comme tel, doté d’une terminologie précise, d’un domaine conceptuel autonome » (Naugrette, 2007 : 8). Kant, à la suite de Baumgarten, s’intéresse au jugement d’appréciation sur le beau qui ne peut être totalement rationnel : « Pour distinguer si quelque chose est beau ou non, nous ne rapportons pas la représentation à l’objet par l’entendement en vue d’une connaissance, mais nous la rapportons par l’imagination […] au sujet et au sentiment de plaisir et de déplaisir de ce dernier. Le jugement de gout n’est donc pas un jugement de connaissance, ce n’est donc pas un jugement logique, mais esthétique, c’est-à-dire un jugement dont le principe déterminant ne peut être rien autre que subjectif » (Kant, [1790] 1985 : 129-130). Hegel développe les théories kantiennes en définissant une philosophie de l’art fondée sur une approche historique de l’art. Aujourd’hui, la création contemporaine cherche à s’émanciper de toutes normes concernant le beau : « ce sont désormais non seulement les conditions d’apparition de l’œuvre, sa nature, sa ou ses significations, mais aussi l’expérience du créateur comme celle du récepteur que l’esthétique doit prendre en charge » (Naugrette, 2007 : 15). L’esthétique est définie par John Dewey comme « un acte de perception et de plaisir » tandis que le terme artistique renvoie plutôt à un acte de production [1934] 2014 : 98). Mais la distinction entre champ esthétique et champ artistique ne peut être aussi étanche concernant la conception de l’œuvre : « pour être véritablement artistique, une œuvre doit aussi être esthétique, c’est-à-dire, conçue en vue du plaisir qu’elle procurera lors de sa réception » (op. cit. 100). L’œuvre unit donc action et réception. Ce n’est pas l’opinion de Jean-Marie Schaeffer qui postule au contraire une séparation stricte des deux champs : la relation esthétique est vue comme « un processus attentionnel » (Schaeffer, 2015 : 41), alors que le Thèse de doctorat – Elsa Caron 103 L’école du spectateur en français langue étrangère. Pratiques créatives du langage dans le rapport à la théâtralité. champ artistique rejoint la définition de Dewey comme résultat d’un faire. Les ressources mises en œuvre dans les deux champs sont très différentes : « lorsque nous sommes engagés dans un processus d’attention, nous adaptons nos représentations au monde alors que, lorsque nous sommes engagés dans un faire, nous essayons d’adapter le monde à nos représentations. » (ibid.). Le débat rejoint les positionnements de la didactique des langues sur la créativité, opposant logique de production à logique de compréhension/réception70 (Huver & Lorilleux, 2018 : 1) : c’est alors davantage vers les langues comme expérience du monde plutôt que vers l’efficacité des dispositifs à mettre en place que se tourne le didacticien (op. cit. 6), les énoncés étant eux-mêmes des « expériences du monde » (Narcy-Combes & NarcyCombes, 2019 : 21), le discours, une fois initié, et l’expérience sont alors à considérer comme indissociables » (ibid.). Ces conceptions rejoignent la dimension de processus plutôt que de produit que nous articulons à notre école du spectateur.

Table des matières

Avant-Scène
Précisions formelles
Sommaire
Introduction générale
PARTIE I : CADRE THÉORIQUE
Chapitre 1. L’école du spectateur : une pratique de la théâtralité
Chapitre 2. L’expérience de la représentation et l’apprentissage d’une langue
Chapitre 3. Théâtre et pratiques créatives de la variation en langue étrangère
PARTIE II : CADRE MÉTHODOLOGIQUE ET ÉPISTÉMOLOGIQUE
Chapitre 4 : Inscription méthodologique et épistémologique
Chapitre 5 : Choix et constitution du corpus, mode d’analyse
PARTIE III : COCONSTRUCTION DES INTERACTIONS ET DES DISCOURS DANS L’ÉCOLE DU SPECTATEUR
Chapitre 6 : La représentation comme déclencheur des interactions langagières
Chapitre 7 : Les types de discours dans l’école du spectateur
PARTIE IV : LES RAPPORTS À L’ALTÉRITÉ, À L’ACTION ET AUX LANGAGES
Chapitre 8 : Construction subjective et rapport à l’autre dans l’école du spectateur
Chapitre 9 : Le retravail créatif du texte scénique
Conclusion Générale
Bibliographie
Index des notions et des auteurs
Glossaire
Table des Illustrations
Annexes
Table des matière
Résumé / Abstract

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