L’émergence de l’idée de « Responsabilité Sociale » aux Etats-Unis

L’émergence de l’idée de « Responsabilité Sociale » aux Etats-Unis

L’analyse de travaux incluant une dimension historique (cf. en particulier Bowen 1953; Heald 1961, 1970; Epstein 2002, Pasquero 2005) s’avère particulièrement riche en enseignements pour éclairer sous un angle nouveau les discussions actuelles sur la RSE et le développement durable. Selon Heald, le terme de « responsabilité sociale » (RS) apparaît dans les milieux d’affaire américains au tournant du XIXème et du XXème siècle. Toutefois, il semble difficile d’identifier un point de rupture historique précis, marquant la naissance du concept de RS. Le concept vient plutôt cristalliser et formaliser, de manière progressive, une série de débats et de pratiques apparus plus précocement, et portant sur l’éthique des affaires, l’acceptabilité des activités commerciales, la position des nouvelles classes dirigeantes dans l’organisation de la société ou le lien entre industrialisation et progrès social (Saint-Simon, 1823, 1966). Au cours du XIXème et durant la seconde révolution industrielle, ces débats se développent en parallèle des pratiques de philanthropie et de paternalisme d’entreprise, aussi bien aux Etats-Unis (Heald, 1970) qu’en Europe (Lefebvre, 2003; Jorda, 2007). Par ces pratiques, les patrons tendent à compenser les défaillances étatiques en s’engageant dans le logement, l’éducation, la santé ou les loisirs de leurs ouvriers et de leurs familles. Si elles sont largement influencées par les religions catholique ou protestante (Bowen, 1953; Acquier, Gond et Igalens, 2005), elles constituent aussi un moyen de fidéliser certains ouvriers de métier, dans des domaines où la main d’œuvre qualifiée apparaît rare (Lefebvre, 2003). Ces pratiques paternalistes consacrent l’image du patron de droit divin. Dans cette perspective, la responsabilité sociale ne s’exerce pas sur l’entreprise mais plutôt sur de la figure du patron ou du capitaine d’industrie. L’idée de Responsabilité Sociale s’adosse au concept religieux de stewardship, qui renvoie à l’idée de gestion en bon père de famille, c’est-à-dire à la nécessité, pour le propriétaire, d’agir en tenant compte de l’intérêt de la communauté. La notion de responsabilité sociale, posant la question de l’articulation entre l’entreprise et la société, émerge cependant sous la forme mal définie d’un « mélange de bonnes intentions de la part d’hommes d’affaires [qui] produisit des résultats qui furent pour le moins confus » (Heald, 1961). Pour de nombreux observateurs, la diffusion actuelle des pratiques de RSE peut se résumer à une réactualisation des pratiques de paternalisme, dans un contexte d’économie mondialisée (Ballet et De Bry, 2001). Ces dimensions permettent effectivement d’analyser une série de pratiques contemporaines d’entreprises en matière de RSE et de développement durable (Hommel, 2006; Labelle et Pasquero, 2006).

1950-1970 : premières formalisations des rapports entre entreprise et société

Les concepts et pratiques de RSE se construisent de manière émergente et progressive, en parallèle des pratiques d’entreprise et des discours de leurs dirigeants. A partir des années 50, une série de travaux, menés par des académiques ou des praticiens, vont chercher à analyser et à théoriser ces dynamiques de manière plus systématique. A ce titre, Morell Heald (1970) parle de l’élaboration, après 1945, d’une véritable « théorie de la responsabilité sociale ». Se situant dans le champ de l’éthique religieuse, de l’économie, de la gestion, ou dans les milieux d’affaire, ces travaux posent la question de l’articulation entre entreprise et société. Dans un contexte de critique sociale montante de l’entreprise (mouvement qui va s’accentuer à partir du début des années 60), les débats, majoritairement formulés à un niveau politique et externe à l’entreprise, se focalisent sur la question des modes d’intégration de l’entreprise dans la société américaine, interrogeant les devoirs des entreprises envers la société et la nécessité d’encadrement par les pouvoirs publics des initiatives privées12. A) Les années 50 : la formulation des termes du débat par des chercheurs Après une période de retrait, les débats relatifs à la Responsabilité Sociale ressurgissent après la seconde guerre mondiale avec une nouvelle intensité dans le monde des affaires, certains dirigeants publiant des ouvrages largement diffusés (cf. notamment Randall, 1952 ou Eells, 1956). Dans ce contexte d’inflation des discours où « les discussions portant sur les responsabilités sociales de l’entreprise sont non seulement devenues acceptables dans les cercles dirigeants, mais même à la mode » (Bowen 1953 : 44), quelques économistes et gestionnaires (en particulier Peter Drucker mais surtout Howard R.Bowen) tentent de poser la question de la responsabilité sociale des dirigeants de manière plus systématique. Ces débats et travaux prennent place dans un contexte où l’interventionnisme étatique et la légitimité de l’intervention publique sont relativement faibles13 et où l’entreprise continue à jouir d’une image favorable au sein du grand public (Roper, 1949) :« En 1953, Charles Erwin Wilson, alors president de General Motors Corp., pouvait annoncer “depuis des années je suis convaincu que ce qui est bon pour notre pays l’est aussi pour General Motors, et vice-versa” (déposition au Sénat, 1953) sans que trop de monde fronce les sourcils. » (trad.) (Wood et Cochran, 1992) 

 Les premières formulations de la RSE

Au cours de cette première période, les premiers travaux du champ Business & Society tendent à reproduire l’idée d’un contrat implicite entre l’entreprise et la société, et à formuler la Responsabilité Sociale de l’Entreprise sur le registre de la contrainte morale ou réglementaire (cf. encadré 1.1) : la RSE renvoie souvent à un ensemble d’obligations incombant aux entreprises, allant au-delà de leurs obligations strictement financières et légales. Encadré 1.1 : Quelques définitions de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) au cours des années 60 et 70 Au cours des années 60 et 70, on peut distinguer deux grandes approches de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) : 1. la RSE désigne la sphère extra-économique de l’entreprise, et désigne les principes moraux qui soustendent l’action managériale. Cette approche est essentiellement qualitative et renvoie à des démarches volontaires : – Pour Davis, la RSE renvoie « aux décisions et aux actions prises pour des raisons au moins partiellement autres que les intérêts économiques ou techniques de l’entreprise » (Davis, 1960). – Selon Eells and Walton, la RSE renvoie aux « problèmes qui apparaissent lorsque l’entreprise projette son ombre sur la scène sociale, et les principes éthiques qui devraient gouverner les relations entre l’entreprise et la société. » (Eels et Walton, 1961). – « La responsabilité sociétale renvoie aux objectifs ou aux raisons qui donnent une âme aux affaires plutôt qu’à la recherche de la performance économique » (Backman, 1975). 2. La RSE renvoie à un ensemble d’obligations des entreprises envers la société. Cette approche nous semble la plus répandue. Elle peut renvoyer à des démarches volontaires mais l’ensemble des obligations des entreprises envers la société peuvent se matérialiser de manière plus contraignante, à travers les lois. – « L’idée de la responsabilité sociétale suppose que l’entreprise n’a pas seulement des obligations légales ou économiques, mais qu’elle possède également des responsabilités envers la société » (Mc Guire, 1963). – « L’idée fondamentale de la Corporate Social Responsibility est que les entreprises ont une obligation d’oeuvrer pour accroître le bien-être de la société » (Frederick, 1978). – « La notion de Corporate Social Responsibility défend que l’entreprise a des obligations envers d’autres groupes que ses actionnaires, et au-delà de celles prescrites par la loi ou définis par les accords syndicaux » (Jones, 1980). – un peu plus tard, Bauer et Ackerman critiqueront littérature centrée sur la RSE en considérant qu’elle « présuppose une obligation et concentre l’attention sur les moteurs de l’action plutôt que le résultat.  » (Ackerman et Bauer, 1976). 

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