Analyse stratégique d’entreprise

L’analyse stratégique : un modèle rationnel aux hypothèses fragiles

La plupart des théories de stratégie d’entreprise font l’hypothèse que le décideur choisit entre différents cours d’action possibles, en évaluant leurs effets respectifs et en sélectionnant le plus favorable . La stratégie est alors une optimisation de l’allocation des ressources dont dispose l’entreprise en fonction d’objectifs et de préférences bien établis..

L’univers est calculable

On suppose que le décideur connaît les différentes actions possibles et sait évaluer leurs conséquences Pourtant, – les cours d’actions possibles sont très nombreux, ils sont souvent construits et non donnés à l’avance ; – on ne sait pas prédire toutes les conséquences des différents choix possibles ; – on n’est même pas sûr de la fonction d’utilité à considérer, c’est-à-dire de nos préférences, même pour un choix individuel et a fortiori dans le cadre d’une action collective. De plus, durant le temps nécessaire à la mise en œuvre du cours d’action choisi, on va apprendre beaucoup de choses sur l’état du monde (évolution du marché, initiatives des concurrents,…), et il peut être utile de se donner la possibilité de déterminer certains choix plus tard. On peut au mieux se préparer dès aujourd’hui aux scénarios les plus probables, « construire des options », qui seront exercées ou non.

Variante : l’univers segmentable Une variante de cette hypothèse très forte, et bien évidemment irréaliste, d’un univers calculable est celle d’un univers segmentable (ou non complexe) dans lequel les questions sont décomposables en questions plus simples : un décideur dont les capacités cognitives et calculatoires sont limitées pourra déléguer certains choix aux niveaux inférieurs.

L’entreprise comme volonté ponctuelle

Un physicien, voulant décrire le mouvement d’un corps solide dans un espace pas trop encombré, pourra faire « comme si » toute la masse de ce corps était placée en son centre de gravité et décrire les conséquences de sa forme complexe au moyen de trois « moments d’inertie ». Cette simplification est appelée l’approximation de la masse ponctuelle. De même, on présente souvent les décisions de l’entreprise comme si elles étaient le fait d’un décideur unique, aux objectifs clairs, capable de mobiliser toutes les informations et toutes les compétences disponibles dans l’entreprise. L’auteur de manuel de stratégie sait évidemment que ce décideur omniscient, aux préférences claires, d’une capacité cognitive illimitée, n’existe pas, mais il considère qu’une bonne organisation de l’entreprise permet de se ramener à cette situation idéale. Il suffit d’avoir une hiérarchisation harmonieuse des domaines de compétences et de décision, des mécanismes de coordinations adéquats, un système d’incitation bien construit (tous détails d’exécution qui ne relèveraient pas de la stratégie proprement dite, mais des sciences de l’organisation). De même, le physicien ne se préoccupe pas du fait que la terre a un rayon de quelques milliers de kilomètres et une forme un peu irrégulière puisqu’il peut en prédire la trajectoire astronomique de manière presque parfaite sans avoir à se soucier de tels détails. Or, dans l’action collective, des comportements individuels s’agrègent de manière complexe, conduisant à des effets qui ne reflètent pas toujours les intentions des acteurs. De tels effets émergents apparaissent même lorsque tous les acteurs adhèrent sans réserve à un projet commun. Pour ne rien arranger, les acteurs peuvent avoir des intérêts divergents et des comportements opportunistes, soit liés à une attitude égoïste, soit encouragés par un système de gestion qui les conduit à optimiser des objectifs partiels ou locaux. Par exemple, un directeur commercial cherchera à augmenter le chiffre d’affaires, mais son action pourra induire, parfois à son insu, des coûts pour le service de production, qui feront que la vente supplémentaire nuira à la rentabilité de l’entreprise. Bien des observateurs se comportent pourtant comme si les organisations étaient dotées d’une volonté ou d’une intentionnalité propre, entretenant une certaine confusion. À supposer que tous les membres de l’entreprise partagent un projet commun, soit par conviction, soit par contrat (ils se mettent au service du projet de l’entreprise contre rémunération) et qu’une bonne coordination permette d’organiser le travail pour obtenir les résultats collectifs recherchés, il reste à savoir qui fixe l’objectif que poursuit l’entreprise. De qui la stratégie de l’entreprise est-elle la stratégie ? Ses actionnaires stables « de référence » ? Ses actionnaires d’occasion (comme ces arbitragistes qui conserveront leurs titres quelques semaines, voire parfois quelques minutes) ? Les fonds de pension ? La veuve de Carpentras qui détient ses titres en direct ? Ses dirigeants (qui disposent en général d’une information beaucoup plus complète que les autres parties prenantes) ? Ses employés ? Ses clients (on dit que le client est roi, mais jusqu’à quel point ?) ? Les analystes financiers (qui par leurs prescriptions, façonnent l’image qu’ont les autres partenaires de l’entreprise) ? La société (qui attend parfois de l’entreprise qu’elle soit citoyenne, responsable, soucieuse de développement durable) ? L’État (qui encourage le développement de l’entreprise par des subventions et des facilités diverses, réglemente le marché et les caractéristiques des produits, applique de manière plus ou moins tatillonne les règlements, s’oppose aux monopoles ou aux abus de position dominante,…) ?L’entreprise dotée de préférences stables Quand bien même ces acteurs s’entendent sur des objectifs communs ou qu’un acteur est suffisamment puissant pour imposer les siens, les préférences sont-elles stables ? Le but poursuivi demain sera-t-il le même que celui d’aujourd’hui ? Par exemple, le niveau de risque accepté sera-til le même dans une start-up et dans l’entreprise prospère qu’elle pourra être devenue quelques années plus tard, pour un jeune dirigeant ou pour un patron proche de la retraite ?

L’entreprise ne perturbe pas son environnement

La plupart des théories simples de stratégie supposent que l’entreprise est immergée dans différents marchés (des biens et services, des financements, du travail) qui existent indépendamment d’elle et de ces actions. De même, le physicien utilise des théories de « champ moyen » pour décrire le comportement d’une entité (atome, électron …), immergée dans le champ qui résulte du comportement de nombreuses entités de même nature. Cette approche peut rendre compte du comportement d’une petite entreprise ou d’un consommateur isolé dans un marché parfait, mais pas des entreprises dont les décisions modifient la structure du marché. Ainsi une décision individuelle de Microsoft,Boeing, Airbus ou Intel modifie en profondeur les conditions du jeu des autres acteurs. Une alternative diamétralement opposée est de considérer que l’univers est « actionnable », c’est-à-dire que le comportement des autres acteurs est prévisible et qu’une décision de l’entreprise aura des effets prédictibles sur l’évolution du système. C’est au contraire dénier toute capacité d’initiative ou de réaction intelligente au reste de l’environnement, ou considérer qu’on peut modéliser cette réaction (ce que la théorie des jeux réussit parfois). On croit alors que telle décision de Napoléon ou de Koutouzov décide du sort d’une bataille.

L’histoire est efficace
Les manuels de stratégie tirent souvent les « leçons de l’histoire », par exemple en induisant les facteurs clés de succès des destins différents d’entreprises du même secteur se distinguant « surtout » par tel ou tel choix visible. Cette approche inductive suppose d’une part qu’entre deux histoires extrêmement complexes, aux contextes très spécifiques, on sache distinguer des différences significatives , en considérant que toutes les autres différences n’ont pas eu d’influence sensible sur ce qui s’est passé, d’autre part que l’histoire soit un processus de sélection efficace, où les mauvais sont inexorablement éliminés ou du moins ont de moindres performances que les bons. De nombreuses observations conduisent plutôt à penser que l’histoire est peu efficace, tantôt en laissant subsister ou prospérer des formes d’organisation relativement peu adaptées aux demandes de leur environnement, tantôt très turbulente, éliminant sans discernement les bons comme les mauvais. L’évidence empirique permettant de départager objectivement de bonnes ou de moins bonnes stratégies étant donc limitée, ce qui est considéré à un moment donné par les faiseurs d’opinion comme une bonne stratégie relève souvent d’une croyance partagée, dont la construction et la diffusion relève plus de la mode que de la démonstration rigoureuse. Dans une première partie de ce cours, nous présentons donc les principaux éléments de l’analyse stratégique, puis nous reviendrons sur les différentes approximations que nous venons de décrire.

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