Les antécédents des pronoms de reprise

Les antécédents des pronoms de reprise

Eschenbach et al. (1989) constatent que la résolution d’anaphores plurielles peut nécessiter la construction d’un objet pluriel à partir de plusieurs individus introduits séparément dans le discours : ils nomment les objets résultants de la concaténation de référents désignés individuellement des objets référentiels complexes (RefOs). Les noms propres coordonnés, par exemple, font référence à un objet référentiel complexe qui peut être repris anaphoriquement en tant que tel ou donner lieu à des reprises d’un des référents de la coordination. Dans cette construction, les individus de l’objet référentiel complexe partagent fonction grammaticale et rôle thématique : (64a) Jean et Marie marchent dans le parc. Ils décompressent. Dans les constructions comitatives, le référent que désigne l’argument externe et le référent régi peuvent aussi donner lieu à la construction d’un objet référentiel complexe susceptible d’être repris mais dans ce cas, les antécédents de l’objet référentiel complexe n’ont ni la même fonction grammaticale, ni le même rôle thématique : (64b) Jean marche dans le parc avec Marie. Ils décompressent. Nous allons étudier ces les deux types de formation d’un RefOs, à partir desquels ont été construits nos items de test.

Les syntagmes nominaux coordonnés 

Dans les coordinations de syntagmes nominaux, une conjonction de coordination unit un nombre non borné de termes de même statut syntaxique. Une coordination de syntagmes nominaux peut être décomposée selon deux constituants : la conjonction proprement dite et le terme qui la suit. Plusieurs agencements structurels des deux constituants ont été proposés : ou bien la conjonction est au même niveau que les termes coordonnés et l’on a une structure plate, ou bien la conjonction forme un sous-constituant avec le second terme et l’on a une structure à deux étages (Godard, 2005). Dans la structure à deux étages, le constituant formé par la conjonction et le terme qui suit, est défini comme le « syntagme conjoint ». Chacune de ces structures a des applications pertinentes étant donné la multiplicité des interactions possibles entre les prédicats et les syntagmes coordonnés, mais Godard (2005) remarque que la structure à deux étages est majoritairement utilisée dans les études actuelles. Au niveau logique la conjonction de coordination correspond à une opération d’intersection lorsqu’elle relie des syntagmes adjectivaux et adverbiaux : (65) Mon oncle est petit et gros. Il marche difficilement et prudemment. Les nominaux coordonnés sont interprétés également via une opération d’intersection (Heycock & Zamparelli, 2003) : (66) My friend and colleague was late. Les coordinations de syntagmes nominaux, en revanche, sont interprétées via des opérations d’élaboration de pluralités d‘individus ou de regroupements d’individus, semblables à celles qui ont été rapportées en 1.3.1 ; c’est-à-dire comme une juxtaposition d’individus ou comme un individu pluriel (« somme » méréologique) ou un groupe. Le fait d’être nommément désignés dote cependant les conjonctions de termes comptables, d’un contour et d’un nombre correspondant au nombre de termes de la coordination, ce qui les rend plus accessibles que les éléments constitutifs d’un syntagme pluriel, comme les élèves (Jackendoff, 1991). Dans le modèle méréologique, la pluralité coordonnée Jean et Marie est à priori, une entité composite comprenant deux parties. Dans le modèle ensembliste, la pluralité correspond à un 66 ensemble à deux éléments : l’individu Jean et l’individu Marie. Chacun de ces individus, ou partie, est accessible : la coordination Jean et Marie est donc un objet référentiel complexe (Eschenbach et al., 1989). Avec un syntagme coordonné comme argument externe, les prédicats distributifs sont dérivables d’une coordination phrastique : il y a autant de phrases coordonnées qu’il y a de termes coordonnés par la conjonction (Gleitman, 1965) et autant d’évènements. C’est notamment le cas des prédicats purement distributifs étudiés par Magri (2012), qu’ils soient des « Stage Level Predicats » ou des « Individual Level Prédicats » qui ne reçoivent jamais d’interprétation collective : (67a) Jean et Marie ont faim. (67b) Jean a faim et Marie a faim. Les prédications (67a) et (67b) ont la même interprétation ; idem pour (67c-d). (67c) Jean et Marie connaissent la réponse. (67d) Jean et Marie sont grands. Certains prédicats distributifs, cependant, peuvent recevoir une interprétation collective (cf. 1.3.2.1) ce qui multiplie les possibilités d’interprétation. L’interprétation collective n’intervient que si la prédication est compatible avec une action conjointe et que le contexte s’y prête, par exemple : (68) Jean et Marie marchent sur la plage. La prédication (68) peut correspondre à une situation contextuelle où les deux protagonistes marchent ensemble ou bien à une situation où chacun marche de son côté. Lorsque l’argument externe est une coordination de pluralités, le nombre d’ambiguïtés s’accroît, du fait de la distribution possible des pluralités en tant qu’individus collectifs sur le prédicat : (69) Les garçons et les filles marchent sur la plage. La prédication (69), peut s’interpréter comme une seule marche collective si tous les garçons et les filles marchent ensemble de façon coordonnée, ou peut s’interpréter comme deux marches collectives si les garçons marchent ensemble et que les filles marchent aussi ensemble mais de leur côté, ou peut s’interpréter comme autant de marches individuelles qu’il y a de garçons et de filles. 67 Lorsque le nombre de termes de la conjonction dépasse deux, la possibilité de regrouper certains d’entre eux dans un collectif modifie également l’interprétation (le prédicat se distribue alors sur les termes restants et le ou les collectifs formés) : (70) Bob Dylan and Simon and Garfunkel wrote many hits. (Exemple d’Hoeksema, 1988) Les connaissances encyclopédiques font que la prédication (70) n’a de sens que si les deux derniers termes reliés par la deuxième conjonction de coordination (Simon and Garfunkel) sont interprétés comme un individu collectif et que ce collectif forme avec le premier terme, Bob Dylan, une coordination d’individus juxtaposés. La pluralité coordonnée comprenant trois NP, Bob Dylan and Simon and Garkunkel est alors une conjonction entre un NP et un groupe (au sens de Link, 1984). Avec des pluralités coordonnées comme argument externe, le nombre d’interprétations d’un prédicat collectif s’accroît également : le prédicat peut en effet se distribuer sur chacune des pluralités ou se distribuer sur l’ensemble des membres des deux pluralités : (71) Les filles et les garçons se sont réunis. 9 La prédication (71) peut correspondre à une ou deux réunions, selon le contexte. Les coordinations sont sources d’ambiguïtés insolubles si le contexte ne fournit pas d’informations suffisantes. Nous avons examiné en 1.3.1 de telles ambiguïtés interprétatives dans l’exemple (33) répété en (72) : (72) Les Montagues et les Capulets s’adorent. L’exemple (72) illustre parfaitement bien comment l’ordre d’application des règles syntaxiques traitant les pluralités impacte leur interprétation. La syntaxe du prédicat s’adorer nécessite qu’il ait pour argument externe une pluralité. A partir de cette contrainte syntaxique, trois entités plurielles sont susceptibles d’être élaborées : 1) la pluralité constituée de l’ensemble des membres des deux familles, 2) deux pluralités constituées respectivement par les membres de chacune des familles et 3) une pluralité constituée par les deux familles. Dans les interprétations 1) et 3), le prédicat concerne une interaction entre les deux familles, sauf que dans le cas 1) ce sont les membres des deux familles réunis en une entité plurielle qui s’adorent les uns les autres et que dans le cas 3) chacune des familles adore l’autre (les membres de chaque famille peuvent ne pas s’adorer en 9 C’est vrai aussi pour l’argument interne dans des prédications comme Jean compare les garçons et les filles. 68 interne) ; dans l’interprétation 2) le prédicat se distribue sur chacune des pluralités constituée, les membres de la famille des Montagues et les membres de la famille des Capulets avant de s’appliquer : ce sont alors les membres de la famille des Montagues qui s’adorent les uns les autres, tout comme ceux de la famille des Capulets. Les interprétations sont totalement différentes d’un cas à l’autre. Une pluralité composée de syntagmes nominaux coordonnés accroît les possibilités d’interprétation de certains prédicats et donc l’ambiguïté de la prédication.

Les syntagmes comitatifs 

Mari (2005b) note qu’en français, la préposition avec « occupe une place intermédiaire entre les prépositions dites « incolores » (à, de) et celles dites « colorées » (contre, parmi, vers) : elle a un large spectre d’emplois dont le sens, sous-spécifié, demande à être construit dynamiquement en fonction d’informations contextuelles pertinentes. L’unité conceptuelle des divers sens d’avec, à la frontière de la grammaire et du lexique est difficile à cerner : celle qui conviendrait le mieux, selon Mari (2005b), correspond à l’emploi d’accompagnement au sens large. Mari (2005b) distingue quatre grandes catégories d’emplois, selon que la préposition 1) est rattachée à un GN, 2) introduit un argument verbal, 3) constitue un ajout du noyau prédicatif, 4) introduit une protase dans un emploi inter-propositionnel (83). (83) Avec tes questions débiles, tu nous fatigues ! Le cas où la préposition avec est rattachée à un GN tel un homme avec son chapeau, illustre le rattachement d’une partie, désignée par le SN régi, à un tout désigné par le SN de rattachement. Le cas où la préposition avec introduit un argument verbal sera abordé plus en détail à la suite de cette sous-section et dans la sous-section sur les constructions réciproques (2.2.1). 72 Le cas où la préposition avec constitue un ajout au noyau prédicatif recouvre une grande variété d’emplois, en dehors des emplois bien répertoriés comme les ajouts de type instrumental (avec un marteau), de manière (avec joie), d’affectation (Jean fait son jogging avec les oiseaux qui chantent), d’accompagnement (Jean regarde la télévision avec Marc). Nous allons restreindre l’analyse aux emplois où les comitatifs régissent des SN animés/humains en tant qu’ajouts au noyau verbal, mais aussi en tant qu’arguments verbaux. Ces emplois désélectionnent d’emblée les sens d’ajout instrumental, de manière ou d’affectation en privilégiant le sens d’accord, d’accompagnement entre les humains : ils concernent directement notre étude sur les co-références entre particuliers. En fait, même avec ces restrictions, les SN comitatifs restent polysémiques. Sur le sens général d’accompagnement, d’accord, de réunion (cf. Le Robert, 1972) viennent se greffer les sens suivants :  de conformité (je pense avec cet auteur…)  de relations entre personnes (il se comporte mal avec vous = envers vous)  de cause (Pierre s’ennuie avec Marie ; elle déprime avec lui ; Marie progresse avec ce professeur) L’accompagnement peut également être réduit à une simple présence, non participative du SN régi par la préposition avec ou être ambigu quant à son engagement dans la situation (84-86) : (84) Jean encaisse des quolibets avec Marie. (85) Jean se débrouille vraiment bien avec Marie. (86) Jean décompresse au bistrot avec Marie. La prédication (84) implique soit que Marie encaisse également des quolibets, soit qu’elle est présente sans faire elle-même l’objet de quolibets, soit que les quolibets sont proférés par Marie. L’exemple (85) est ambigu quant à savoir si Jean et Marie se débrouillent vraiment bien dans leur tâche quotidienne ou si Jean sait s’y prendre avec Marie. (86) peut être interprété comme un moment de détente de Jean et de Marie ou un moment de détente de Jean en présence de Marie ou à cause de Marie. Remarquons que les prédicats distributifs donnés dans ces exemples s’ennuyer, déprimer, encaisser des quolibets, etc… sont des verbes d’affects psychologiques ou physiques. Lorsque 73 l’accompagnement exprime l’action conjointe, cependant, l’interprétation devient collective et la préposition avec devient une « coordination comitative » (exemples 87a–89b). (87a) La carpe y faisait mille tours avec le brochet. (Le Héron et la carpe : Jean de La Fontaine) (87b) La carpe et le brochet y faisaient mille tours. (88a) Jean grimpe dans le métro avec Marie. (88b) Jean et Marie grimpent dans le métro. (89a) Pierre bosse beaucoup avec Marie en ce moment. (89b) Pierre et Marie bossent beaucoup en ce moment. Les prédications (87a), (88a) et (89a) sont des cas d’action conjointe qui ont le sens de prédications collectives équivalentes aux versions collectives des prédications (87b), (88b) et (89b) : elles lèvent même l’ambiguïté de ces dernières concernant les possibilités d’interprétation distributives. Plusieurs études font état de la fonction conjonctive de la préposition avec. Shapira (2002) distingue les emplois asymétriques qui correspondent aux exemples d’évènements unilatéraux ou d’ambiguïté donnés ci-dessus en (84), (85), (86) et les emplois copulatifs où avec assume une réelle fonction de conjonction. Choi-Jonin (1995) considère que les différents effets de sens de la préposition avec sont dus à la combinaison du sémantisme du verbe avec celui du nom qui suit la préposition. Son hypothèse est que la préposition avec « sert à marquer le dédoublement valentiel (de verbes, déverbaux ou noms relationnels) en deux unités linguistiques syntaxiquement et référentiellement autonomes ». (90a) Jean se promène avec son chien. 11 (Choi-Jonin, 1995) (90b) Jean et son chien se promènent. (idem) Choi-Jonin (1995) appuie son argumentation sur le fait que le régime de la préposition en (90a) peut se placer en position de sujet comme en (90b). Selon sa perspective, « le complément comitatif introduit par la préposition avec met en relief sa dépendance vis-à-vis d’un autre actant, avec lequel il forme une même valence ». Lakoff et Peters (1969) ont analysé les constructions comitatives et leur équivalence sémantique avec des prédicats distributifs interprétés collectivement (91a-91e) : 11 Cet exemple de Choi-Jonin (1995) n’est pas le plus adapté à sa démonstration :le chien peut être interprété comme la cause de la promenade de Jean qui ne se promènerait qu’avec son chien. 74 (91a) John left with Bill. (91b) Bill left with John. (91c) John and Bill left. (91d) Bill and John left. (91e) Both John and Mary left. Il note tout d’abord l’équivalence sémantique des prédications (91a) et (91b) qui établit la nature symétrique des syntagmes comitatifs et montre qu’elles ont comme structure profonde les versions plurielles (91c) et (91d), ceci expliquant cela : si l’argument externe et l’argument régi des prédications comitatives sont interchangeables sans modification de sens, c’est parce que les termes de la coordination John and Bill sont interchangeables, sans modification de sens. Mais l’équivalence sémantique entre ces prédications n’est vraie que pour l’interprétation collective du prédicat distributif : en effet, la prédication (91e) qui correspond à l’interprétation distributive des prédications (91c) et (91d) n’est pas équivalente aux prédications (91a) et (91b). Nous définissons cette propriété de la construction comitative en (91a-d) comme une symétrie syntaxique par opposition à la symétrie verbale que définissent les verbes lexicalement réciproques. Pasero et al. (2010) font les mêmes remarques : « Il semblerait que la combinaison d’un verbe dont la symétrie n’est pas inscrite (comme par exemple, jouer, manger, voyager ou s’évader) avec un complément introduit par la préposition avec dans son sens ̀comitatif ́, pas seulement d’accompagnement mais où l’action est partagée, dénote une relation symétrique » : ils nomment cette symétrie syntaxique, la « symétrie construite ». En tout état de cause, la condition d’action partagée que ces auteurs mentionnent correspond à une des conditions des lectures collectives. De notre point de vue, une autre distinction doit être faite. En effet, dans les constructions comitatives de prédicats comme danser avec où les arguments sont des individus, la symétrie syntaxique se double d’une symétrie situationnelle : contrairement à Jean voyage avec Marie que l’on comprend comme un voyage collectif de Jean et de Marie, Jean danse avec Marie, indique une relation de vis-à-vis entre Jean et Marie (dans les danses de salon, au moins). De même, pour la prédication Jean parle avec Marie. La comparaison, en corpus, des enchaînements auxquels donnent lieu les verbes parler et bavarder montre certains points communs entre ces deux verbes au niveau des patterns de reprise, que nous avons attribués à la symétrie situationnelle (voir étude de corpus en 2.3).

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